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La Mare Rouge - Page 10

  • Les gens qui doutent

    Anne Sylvestre se leva un matin en se promettant de mettre son poing sur le nez de la prochaine personne qui lui demanderait de chanter dans la rue, à la radio ou en concert, sa chanson à succès "Les gens qui doutent" qui avait fini par lui sortir par tous ses trous de nez, à elle.

  • L'essentiel

    Le premier problème quand on commence à jeter - mais en est-ce vraiment un - c’est qu’on ne s’arrête plus. Les objets sont comme aspirés par un trou noir intraitable. Les tiroirs se vident, les armoires se dépouillent, les pièces se dégarnissent sans que l’on puisse interrompre le mouvement cathartique guidé par ces questions :
    Quels vêtements me mettent en joie ?
    Quelles choses m’apaisent ?
    Pourquoi resté-je en lien avec cet objet ?
    Seul l’essentiel reste.
    Le deuxième problème - mais en est-ce vraiment un - c’est que la dynamique du vide ne se limite pas aux biens matériels. Elle finit par inclure les êtres vivants plus ou moins proches dans un même mouvement libérateur.
    Les questions restent les mêmes.
    Là aussi, l’essentiel demeure.

  • Le secret

    A 15 ans, Céline et moi passons des nuits blanches dans une pénombre doucement éclairée de bougies, l’encens brûle. Nous ne nous parlons pas : nous nous écrivons sur un bloc-notes à spirale à tour de rôle sans un mot, c’est la règle. A deux heures du matin, nous réchauffons les pâtes du soir et nous disons chaque fois : « c’est meilleur réchauffé ». Nous buvons du café pour ne pas que nos yeux se ferment, mais ils se ferment quand même.
    Je crois connaître tous ses secrets ; ce n’est pas vrai. Celui-là, je le saurai trop tard. Mais en 1985, en aurais-je été à la hauteur, petite sœur ?

     

     

     

     

     

     

     

     

    Illustration : Quaternité - 1973, Anselm Kiefer

  • On dirait tu fais le mort

    On dirait tu fais le mort
    On dirait tu bouges plus
    Tu respires plus
    On dirait tu louches légèrement
    Et tu ouvres la bouche
    Avec la langue qui pend
    On dirait tu as le bras tout mou
    Quand je le lève
    Et je le laisse tomber
    Non
    plutôt
    On dirait
    Ton bras est tout raide
    Tout dur
    Tout froid
    On dirait tu es immobile
    On dirait ton cœur bat plus
    On dirait
    Tu fais très bien le mort
    On dirait
    On s’embrasse plus
    On se caresse plus
    On dirait
    On se regarde plus
    On dirait tu peux plus m’énerver
    Quand tu trouves une autre fille
    intéressante
    On dirait tu fais le mort
    On dirait tu es immobile
    et ton odeur n’est plus là
    On dirait
    on va plus au cinéma
    tu râles plus contre les pigeons
    On dirait
    tu m’enlaces plus avant le café
    On dirait tu rigoles plus
    On dirait on se tient plus la main
    On dirait tant pis pour la mer
    tant pis pour les bateaux
    On dirait tu existes plus
    On dirait
    tu fais plus de rêves
    plus de cauchemars
    On dirait ton ventre gargouille plus
    contre mon oreille
    On dirait
    On dirait tu fais trop bien le mort

    Arrête.

  • la grande boum animale

    Vous avez remarqué comme on pose mal les questions ?

    Par exemple, les gros titres des journaux demandent régulièrement :

    Quelles solutions pour un développement durable ?

    Comment sauver l’humanité de la catastrophe climatique ?

    Alors que la question centrale devrait être :

    Pourquoi vouloir à tout prix sauver l’humanité ?

    Et, les questions subsidiaires, non moins importantes, pourraient être :

    La Terre a-t-elle vraiment besoin de l’humanité ?

    Les animaux, les insectes, les arbres et les plantes, les mers, les boues, les montagnes, les minéraux, ne se porteraient-ils pas beaucoup mieux sans nous ?

     

    Imaginez l’immense soulagement après l’extinction du dernier humain.
    Le silence incrédule d’abord. Le grand bavardage de fond assourdissant enfin annihilé.
    Puis, le retour du chahut originel, des borborygmes de la nature, du grouillement de la terre, du frottement des feuillages, du déferlement végétal, des glouglous, des clapotis, des hululements, des gazouillis, des meuglements, des barrissements, des rugissements, du rire des hyènes…

     

    La grande boum animale et végétale.

     


    Enfin, chacun retournera à ses occupations. La vie continuera. Deux ou trois générations d’animaux auront encore le souvenir de nous. Nous survivrons encore un peu dans la mémoire des chiens.
    Jusqu’à l’oubli complet quand la mousse aura recouvert les dernières flasques de vodka jetées dans les forêts.

  • hibernation

    Quand il m’a fait remarquer que je n’allais plus beaucoup à la piscine, je n’ai pas osé lui dire que j’entrais en état d’hibernation.
    Comme le ver de terre, je creuse une galerie profonde, je me roule en pelote et j’entre en léthargie dans mon nid de terre, bien loin de la ligne du sol où je risquerais de geler.
    Je n’ai pas osé lui suggérer de m'appeler, quelques mois au moins, "son cher petit lombric" juste le temps pour moi de revenir tranquillement à la surface des choses et du monde.

  • la nostalgie

    Tu sais comme la nostalgie n’est pas ma tasse de thé, comme elle me fait l’effet d’une molle débâcle face au réel, comme elle peut devenir pathétique quand elle se complait dans le regret d’images trafiquées de soi-même, comme elle confine au morbide quand les visages sur les posters punaisés ne sont plus que ceux des cadavres de notre jeunesse,
    tu sais tout ça,
    je te l’ai répété mille fois,
    mais, quand même,
    quand même,


    le rire de Denise Fabre…

  • l'ignominie de la bonté (épisode 1)

    Oh qu’il est beau, hein
    il est beau, oui
    madame, il est beau votre bébé
    C’est fou comme il est beau ce bébé
    non, Jacqueline ?
    ah oui, il est beau ce bébé
    très beau
    regarde, il nous sourit
    oh, il nous sourit
    il te sourit, Jacqueline
    il te sourit
    regarde comme il est mignon
    dans son petit manteau blanc
    avec son petit bonnet blanc
    ah, il est beau
    je peux le toucher, madame ?
    oh Jacqueline,
    regarde ça,
    as-tu vu déjà vu si beau bébé ?
    oui, au revoir, madame,
    au revoir beau bébé
    au revoir.

     

    Tu as vu ça ?
    il est noir
    très noir
    mais il est beau
    ce bébé.

     

    Hein, Jacqueline ?

  • in love

    Ce matin, le jeune homme trisomique du bus C18 est plus jovial qu'à l'accoutumée et son look est particulièrement étudié. Il porte une chemise bigarrée bien repassée et un pantalon assorti aux couleurs dominantes du haut du corps. Dans la main droite, il tient un beau bouquet de fleurs entouré de cellophane et papier de soie. Mais surtout, il pète beaucoup moins que d'habitude, ce qui témoigne d'un profond bouleversement métabolique de son être.
    Bref, il m'a tout l'air amoureux.

  • Le baobab merveilleux

    A sept ans, je rencontre pour la première fois ma grand-tante Lydia, sœur de ma grand-mère Iole que je n’ai pas connue puisqu’elle morte de la tuberculose quand ma mère avait douze ans. Comme je lui dis que je suis en CE1, elle m’explique qu’elle ne sait pas lire, qu’elle n’a jamais pu apprendre parce qu’elle n’est pas allée à l’école et qu’elle a dû travailler tôt. Les adultes présents acquiescent. Je me sens prise d’une grande compassion pour le sort de cette femme qui, voyant mon désarroi, me demande si je serais d’accord pour lui apprendre à lire. Le cercle familial s’exclame que c’est une bonne idée. Me voilà investie d’une mission qui m’enthousiasme autant qu’elle m’inquiète. Comment vais-je m’y prendre pour apprendre à lire à une adulte ? Je suis moi-même en cours d’apprentissage et même si je me saisis avec empressement de tous les livres qui me tombent sous la main à la maison, je n’ai jamais songé à ce que pouvait être la transmission de ce savoir-faire. Je dois imaginer une stratégie didactique pour être à la hauteur du défi qui m’est offert. J’élabore rapidement un plan de leçon et choisis un support textuel que je connais bien puisqu’il s’agit de l’album que je suis en train de lire et dont je ne me sépare pas, un conte africain intitulé Le baobab merveilleux.
     
     « Tout le monde est surpris. Tout le monde est ébahi : les femmes et les enfants, les parents et les petits-enfants, les frères et les sœurs, les oncles et les tantes, les beaux-frères et les belles-sœurs, les nièces et les neveux, les cousins et les cousines. Enfin toute la famille. Et même un arrière-arrière-petit-cousin.
     
    Petit lièvre distribue toute la nourriture : les viandes, les sauces, les légumes, les desserts, les boissons.
     
    Il distribue tout. »
     
    Je suis du doigt les lignes du livre, je m’arrête sur les mots que je syllabise comme j’ai vu faire la maîtresse. Mon élève est très attentive et plutôt douée. Elle apprend vite. Quand elle bute sur un mot, je l’aide sans la brusquer. Je mets toute mon énergie à la guider patiemment, je l’encourage, je prends le relai quand c’est trop difficile en lui disant que ce n’est pas grave et qu’on verra ça plus tard.
     
    Je passe ainsi une heure à apprendre à lire à Lydia sous le regard amusé de la tribu familiale. Elle me remercie chaleureusement à la fin de la leçon. Je suis aussi fière de ses progrès rapides que de moi-même.
     
    Oui, je suis très fière d’avoir été capable de relever cette gageure et d’avoir permis à cette femme d’avoir accès au plaisir de découvrir des histoires, de s’allonger sur son lit avec un livre et de laisser ses rêves se peupler des personnages rencontrés dans les pages parcourues à la veillée. Cette victoire sur moi-même me permet aussi de m’approprier une noble place au sein du clan familial.
     
    Je ne sais plus comment et par qui j’apprends le jour-même que Lydia est en fait institutrice depuis plus de trente ans.
     
    La nouvelle de la mystification concertée agit comme un séisme intérieur, un ébranlement de toutes mes fondations. Les rires m'arrivent de très loin. Je suis pénétrée de honte.
     
    Puis, chacun retourne à ses occupations.
     
    Ce soir-là, « Toute la famille mange bien et s’endort le ventre plein. Même l’arrière-arrière-petit-cousin. »

  • La nouvelle

    Dans ma vie, j’ai été très tôt et souvent « la nouvelle ».
    La nouvelle de la classe, la nouvelle du quartier, la nouvelle du lotissement. L’élément insolite, la particule étrangère, la partie inconnue. Celle qu’on attend au tournant. Toujours. Celle qui, du coup, apprend à observer avec une attention mêlée de défiance les membres du nouveau groupe à intégrer, déjà là, bien installé, sûr de lui, solide. Du moins en apparence, car le groupe est une créature mouvante et parfois imprévisible. La nouvelle doit y faire ses preuves, doit en appréhender très vite les codes, s’adapter aux règles déjà établies. Elle suscite dans le même temps curiosité bienveillante et jalousie féroce, désir et rejet. Sa personne devient objet de transfert, de projection sur lesquels elle n’a pas de prise. La première main tendue lui donne presque l’envie de pleurer de reconnaissance. Mais elle ne le fera pas : le groupe n’est pas une bête facilement attendrissable. Chacun doit y gagner sa place et son statut avec courage, la tête haute. Car, le groupe pense qu’il est bien comme cela, qu’il n’a pas besoin de nouvelles têtes, de nouveaux bras et voit l’intruse comme un membre surnuméraire.
    C’est à la nouvelle d’avoir la générosité du voyageur.

  • sacerdoce

    La collègue du groupe de ressources pédagogiques et didactiques lève systématiquement la main avec enthousiasme et impatience lorsque des stages de formation divers sont proposés sur la période des vacances scolaires : le corps, la voix et l'espace-classe dans le Luberon, la lutte contre le décrochage scolaire par l'usage du numérique dans le Loir-et-Cher, l'outil scripteur et l'élève dysgraphique-dysorthographique-dyspraxique dans les Hauts-de-France.

    Je me dis chaque fois que son professionnalisme force l’admiration, que son dévouement à l’Institution témoigne d’un sens du devoir admirable et d’une abnégation qui confine à la sainteté, qu'elle vit son métier comme un véritable sacerdoce...


    Ou alors, elle s’emmerde vraiment en famille.

  • vieux rocker

    Le vieux rockeur des bistrots dit à la jeune fille dans le bus :

    "On se connaît, non ? J'ai l'impression... Je me produis sur scène, je suis musicien, je chante, vous m'avez peut-être déjà vu ?"

    La jeune fille secoue la tête. Non.

    "Ah bon. On ne se connait pas alors. D'accord. Non, parce que ça aurait pu...".

    Le vieux rocker des bistrots rajuste son col de chemise à fleurs achetée à Kiloshop, "à l'époque". Il a soudain l'air abattu comme un enfant que l'on aurait mystifié pour qu'il se tienne tranquille et qui vient de découvrir la supercherie.

    Il va passer au Voxx avant de rentrer chez lui. La serveuse sera peut-être de bonne humeur aujourd'hui. Il pourra lui siffler quelques notes de sa dernière chanson. Elle lui dira : "Tu es toujours aussi bon, Joe" en lui versant sa bière et ça ira mieux. Ça ira.

  • route sans nom

    Tu es sur une route sans nom.

     

    Il t’appartient de la nommer.

     

    Personne ne le fera à ta place.

     

    Pas par manque d’altruisme
    mais parce que l’avancée sur la route
    ne concerne que toi,
    quelles que soient les rencontres que tu y feras.

     

    Avance.

     

    Tiens une main
    quand cela est possible,
    tu la reconnaîtras :
    celle-là ne griffera pas,
    ne broiera pas,
    ne mollira pas.

     

    Avance,
    traverse les paysages
    de soleil et de brise,
    de pluie et de tempête.

     

    Commence doucement à aimer.

     

    Crée ton ordre.

     

    Sois à ce que tu fais.

     

    Il n’y a rien d’autre à comprendre.

  • métropole régionale

    L'angle droit de l'arrêt de bus de la place Tobie Robatel est un lieu maléfique. Hier soir, trois couples s’y sont succédé et tous les trois se sont disputés violemment comme si cet endroit était réservé à cet effet. Mais peut-être est-ce vraiment devenu un espace de la ville consacré à la dispute conjugale et que je suis la seule à ne pas le savoir ? Les métamorphoses de l’aménagement urbain s’avèrent si rapides ces derniers temps que je me laisse de plus en plus surprendre par le jaillissement inopiné de nouveaux équipements dans des lieux familiers. Hier encore, j’entamai la conversation avec le personnage mouvant d’un panneau publicitaire plus vrai que nature sous le regard amusé d’un gros pigeon de métropole régionale.

    Ils semblent, quant à eux, indifférents aux mutations citadines et vaquent sans sourciller à leurs occupations quotidiennes se contentant de déposer ici et là quelques fientes grasses et blanches sur les structures naissantes.

  • le vieux berger

    Le vieux berger de mon enfance
    n’a lu aucun livre
    ne connait ni Giono ni Gracq
    n’a jamais écrit que
    des chiffres griffonnés
    sur un carnet de compte
    Le vieux berger
    a passé sa vie à accompagner ses bêtes
    en la seule compagnie d’un chien
    puis d’un autre
    il a regardé droit devant
    toujours le même arbre
    les mêmes monts
    le même ciel
    à la transhumance.
    Il n’a vu aucun film
    aucune peinture de musée
    n’a jamais entendu la voix de Nina Simone
    n’a touché aucun corps de femme
    ou d’homme
    n’a jamais dit je t’aime
    ou peut-être
    est-ce un secret qui ne me regarde pas.
    Il ne parle que quand cela est nécessaire
    il ne parle que pour dire l’essentiel.

     

    Je ne croise jamais ses yeux.

     

    Assis devant un café
    on dirige tous les deux
    nos pensées
    au-delà de la fenêtre
    et j’essaie juste
    d’être à la hauteur de son silence.

  • Catherine Deneuve

    Depuis deux mois, il m’arrive une chose étrange. Je me transforme en Catherine Deneuve. Ça ne s’annonce pas, c'est là. Rien de spectaculaire au moment de la métamorphose. Il ne faut pas imaginer une mutation répondant aux codes des films d’épouvante. Rien d’aussi impressionnant. Je ne ressens aucun trouble physique, je ne me sens transfigurée ni de l’intérieur ni de l’extérieur. C’est d’ailleurs ce qui m’a le plus dérangé au début car je ne pouvais pas anticiper la transformation et me protéger de ses effets.

    La première fois, je ne m’en suis pas rendue compte tout de suite. Je faisais mes courses au supermarché, je poussais mon caddie dans le rayon céréales et petit-déjeuner, j’hésitais à choisir une nouvelle marque de tisane bio dont les vertus drainantes étaient vantées à la télévision quand j’ai senti qu’il se passait quelque chose. Pas en moi mais autour de moi. Les gens jusque-là affairés ou lymphatiques derrière leurs chariots s’étaient immobilisés et me fixaient. Je percevais des émotions et des sentiments mêlés dans leurs regards : de l’incrédulité, de la stupéfaction, du respect, de l’admiration et, dans certains yeux même, de l’amour. Sur le moment, j’ai eu peur. Les clients du supermarché chuchotaient, je les entendais dire des phrases comme "Elle est moins belle qu’au cinéma" ou au contraire "Elle est plus belle qu’à l’écran", "Elle est élégante", "Elle est vulgaire", "Elle est raide du cou, non ?". D’autres ne disaient rien mais filmaient avec leurs téléphones portables. Une femme a tendu une main vers mes cheveux mais s’est retenue au dernier moment de les toucher, puis a sorti un stylo de son sac et m’a tendu un paquet de biscottes : "Je peux avoir un autographe ?". J’ai griffonné une signature sur un angle du paquet et je suis partie en courant. Ce n’est qu’à la sortie du magasin, devant une glace plain-pied que j’ai découvert mon reflet : celui de Catherine Deneuve. Une Catherine Deneuve de soixante-dix ans, en chemisier impression léopard et en jupe noire droite coupée mi-genoux, les cheveux remontés en chignon avec de petits anneaux dorés aux oreilles.

    Mon mari devait me récupérer sur le parking à la fin des courses à une heure précise. J’étais affolée, je triturais les boucles d'oreille de Catherine Deneuve, je touchais ses cheveux, je regardais ses chaussures de luxe et je fouillais son grand sac en cuir jusqu’à y trouver une paire de lunettes de soleil qui me protégerait des curieux jusqu’à son arrivée. Assise sur un plot bétonné, j’ai à peine eu le temps d’explorer Le Vuitton que je tenais à la main : un carnet d’adresse sur lequel j’ai aperçu les noms de Desplechin et Lars van Trier, une photo sur laquelle Jack Lemmon posait, la tête sur la poitrine de l’actrice, comme un enfant endormi, un spray d’huile essentielle de thym à thujanol pour la gorge, un mot signé Yves S.L. "A Catherine, ma douceur", une brosse à dent de voyage et un miroir de poche dans lequel je me suis cherchée, paniquée, à plusieurs reprises.

    J’ai vu se garer la 107 Peugeot vers notre range-caddies habituel. Je me suis demandée s’il fallait que je fasse de grands signes dans sa direction et c’est en me dirigeant vers la voiture sans savoir à l’avance ce que j’allais bien pouvoir expliquer que j’ai redécouvert des Converses rouges à mes pieds. Quand je me suis approchée de la vitre, mon mari m’a demandé où était le chariot et, prise au dépourvu, j’ai raconté que je me l’étais fait voler dans la galerie marchande alors que je regardais la vitrine d’un opticien à l’entrée de la grande surface.  Il était contrarié, bien sûr, mais il m’a trouvée tellement bizarre, si secouée intérieurement par ma mésaventure - a-t-il dû penser - qu’il ne servait à rien de m’accabler. Nous avons refait les courses à deux et j’ai retrouvé mon ancien caddie vidé de ses provisions à l’endroit où je l’avais abandonné : les fans de Catherine l’avaient sans doute dévalisé pour s’approprier les objets touchés par la star.

    Depuis cet épisode, je me suis transformée en Catherine Deneuve à six reprises. J’ai parcouru sa carrière de manière anarchique. D’abord, la Catherine du Dernier métro et de L’Africain puis celle des Demoiselles de Rochefort, la Deneuve de Ma saison préférée et celle de L’Hôtel des Amériques et enfin celle de Manon 70. Chaque métamorphose a provoqué des troubles ou des émeutes. Les gens pensaient parfois que j’étais un parfait sosie mais souvent que j’étais la vraie Deneuve. Peu importe la question de l’âge ou de l’apparence dans ces moments-là puisque les étoiles du cinéma ont un caractère si intemporel que le public les identifie aux personnages de leurs films préférés : ils s’attendent à les voir sortir de l’écran, figés dans un temps sans borne.

    Cela m’arrive toujours dans des lieux publics, en dehors de mon milieu professionnel ou du cercle intime. Je n’en ai pour cela jamais parlé à personne dans mon entourage. Cela ne me semble pas nécessaire. D’ailleurs, comment pourrais-je leur expliquer que je prends de plus en plus goût à être Catherine Deneuve, à vivre la transfiguration ? Ce qui m’a effrayé lors de la première mutation est devenu à chaque nouvelle expérience un secret plaisir jubilatoire de plus en plus intense.  Je guette à présent le moment de l’apparition dans les yeux des gens, dans la rue, les cafés, les boutiques. Je connais alors durant quelques minutes le pouvoir hypnotique de la célébrité, la toute-puissance du magnétisme de la notoriété, le don de l’ensorcellement. Ils tendent des bouts de papier, des notes de bar, leurs t-shirts, tout ce qui leur tombe sous la main pour recevoir l’autographe sacré. Ils se cramponnent à mon cou pour faire des selfies avec leurs smartphones, me disent qu’ils m’aiment depuis toujours, que je suis la plus belle, la plus grande de toutes. Que Charlotte Rampling ne m’a jamais égalée, que Fanny Ardant est certainement jalouse de moi, que les jeunes actrices n’auront jamais mon charisme ni mon talent, qu’elles sont fades. Je vis dix à quinze minutes d’un bouillon de passion et d’admiration enthousiaste et sincère.  Bien sûr, quelques dérangés m’ont déjà craché au visage ou insultée. C’est le revers inévitable de la célébrité. Mais qu’est-ce à vivre comparé à ces démonstrations d’amour et de reconnaissance ?

    Cela dit, j’ai de plus en plus de mal à revenir à  mon état de femme normale. Après la dernière transformation, j’ai senti que je gardais en moi, l’essence de Catherine Deneuve. Elle perdurait. Un fluide a parcouru mon corps et mon esprit toute la soirée. J’ai préparé une gâteau Peau d’âne, j’ai embrassé mes enfants comme dans Paroles et musique et mon mari a fait l’amour à Belle de jour. Ces moments ont été parfaits. Le lendemain, il m’a enlacée amoureusement me disant que j’étais de plus en plus séduisante, mes enfants m’ont dit que je cuisinais de mieux en mieux, le chat même semblait moins indifférent à mon égard.

    A présent, une question me préoccupe : quand je deviens Catherine Deneuve, que devient-elle, elle ? Et où est mon vrai moi dans ces instants-là ? Une idée folle m’est venue récemment : peut-être qu’au moment précis où je deviens Catherine Deneuve, Catherine Deneuve devient moi : une anonyme brune en jean et baskets, transparente dans la ville.

    J’aime à imaginer que ça lui fait du bien...

     

     

     

     

    (texte inédit écrit pour la revue N.A.W.A. : http://revuenawa.fr/)(qui n'existe plus car le site hébergeur a brûlé !)

  • du divertissement

    Elle fabrique depuis vingt ans "des poupées faites à la main avec des coquillages du Cap d'Agde" et je ne vois pas en quoi sa passion serait moins digne que la fascination d'un trader new-yorkais pour les stratégies financières et les fluctuations des marchés internationaux ou que l'enthousiasme d'un doctorant en lettres pour l'usage de la prosopopée et de l'allégorie dans la poétique baroque.

  • La poésie ne sauvera pas le monde

    Bien sûr que non, la poésie ne sauvera pas le monde.
    Bien sûr que non, l’artiste ne se lève pas le matin en se disant qu’il va changer quoi que ce soit de ce bordel ambiant.
    La plupart du temps, il va aux toilettes, boit son café très chaud, se brûle un peu les lèvres, sent l’amertume dans sa gorge, se dit qu’il n’a jamais tant aimé le café que cela mais qu’il en a besoin pour commencer.
    La journée sera sûrement moyenne, comme d’habitude. S’il parvient à écrire quelques lignes, à laisser quelques traces sur la toile, à saisir un truc du temps ou de l’espace, ce ne sera déjà pas si mal. C’est tout.
    Les slogans ne l’intéressent pas.
    Le monde, lui, fait sa vie de son côté. Il tourne sur lui-même dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Quelque part, l’antilope est chassée par la lionne et la lionne nourrit ses lionceaux.
    L’artiste, pendant ce temps, fait ce qu’il peut pour évoquer une goutte d'eau.

     

     

     

     

    Photographie : Candy Genetine

  • Amour, paix

    Aux Puces du Canal, la jeune femme à côté de moi porte un bébé charmant et éveillé dans une écharpe de portage savamment nouée et tient dans la main droite une assiette faisant partie du lot de vaisselle que je viens de découvrir : des assiettes à petit liseré fleuri en faïence blanche et bleue. C’est dommage ce lot séparé d’une de ces parties. J’attends qu’elle repose l’assiette mais elle ne le fait pas et continue sa déambulation dans la boutique. Je me dis qu’elle n’a pas fait attention au fait que je tenais à la main le reste du lot, ce n’est pas grave, je vais lui demander si elle ne veut pas me céder l’assiette, ça la fera sourire, elle me la tendra et trouvera parmi les milliers de faïences exposées un nouvel article à son goût.
    Elle répond. Non.
    Je pense qu’elle n’a pas bien compris. J’insiste un peu : c’est idiot ce lot non complet, sur la table je serai heureuse de poser six assiettes pour mes invités. Non. Elle veut garder l’assiette. Cette assiette-là : elle l’a choisie avant moi, nous étions au même en droit au même moment, c’est son droit de garder cette assiette. Le ton est péremptoire. Je reste un peu interloquée, je regarde la mère et l’enfant. Je ne parviens pas entrer dans la mécanique cérébrale de cette humaine. Ce n’est pas tant que je tienne à tout prix à cette assiette, peu importe après tout la boutique en est pleine, mais il me parait tellement évident que dans la même situation j’aurais cédé l’article avec plaisir, ou un peu à regret mais sans hésitation, que je ne comprends pas ce qui est en train de se jouer là. Je ne vois plus qu’un bébé souriant dans les bras d’une femme rigide et froide qui porte pourtant tous les attributs de l’humaine ouverte sur le monde : bijoux, vêtements, sac, écharpe-bébé chamarrée semblent dire « je suis paix, je suis amour ».
    Je finis par choisir une sixième assiette dépareillée. Chaque fois que je la pose sur la table, je me demande ce que devient l’enfant.

  • Plan de travail

    Le bonheur n’est pas une idée flottante.
    Le bonheur n’est pas une oasis à attendre les bras croisés : apparaîtra-t-elle sur ma droite ou sur ma gauche ?
    Le bonheur requiert une rigueur, une méthode au couteau, un sens pragmatique, une discipline de l’effort. J'en suis le marin aussi bien que l'artisan.
    Ainsi donc, je prends soin de mes outils, je nettoie mon plan de travail, j’affute le ciseau, je règle la boussole, je ne perds pas de vue la finalité. Et si le bonheur semble m’échapper, comme l’œuvre se dérobe parfois à l’artiste en plein labeur, je garde le cap. Je n’ai pas le choix. Je suis à la barre et je transporte de précieux passagers.

  • méthode

    Il m'a appris à écouter des choses gaies quand je suis triste.
    A abandonner les airs mélancoliques aux seuls moments joyeux. A ne pas ajouter du malheur au malheur.
    Je savais déjà, avant lui, que la complaisance envers son propre malheur est une faute de goût, un manquement à l'élégance.
    Mais j'étais brouillonne. Il m'a apporté la méthode.

  • happy family

    La mère porte un casque relié à un smartphone qu'elle regarde sans lever la tête. L'enfant fouette le téléphone de sa mère avec sa lanière de sac à dos. La mère ne lève pas la tête. Elle fait défiler des images. Sur une vidéo, une femme échevelée hurle dans un manège à sensations. La mère rit et repasse plusieurs fois le film. Le garçon continue de fouetter le téléphone avec sa lanière de sac à dos. Elle ne lève pas le visage vers lui, elle fait défiler les images, elle rit avec les images, elle envoie un texto avec des émoticônes et les lettres MDR. Elle ne quitte pas l'écran des yeux. Il flagelle encore et encore le téléphone dans un rythme régulier sans jamais croiser son regard jusqu'à ce qu'elle lève enfin la tête vers lui :

     

    - T'es vraiment chiant.

  • no litote

    Un samedi matin, je dois apprendre à mon fils de dix-sept ans que son père vient de mourir. Il est 8h30. Je retarde le moment de le réveiller. Je ne sais pas comment faire, je ne sais pas quels mots utilisés, dans quel ordre les disposer. Je me rappelle une phrase de Brigitte Giraud dans son livre A Présent qui dit combien on n’est pas préparé à juxtaposer les mots « papa » et « mort » dans une même phrase. Énoncé inouï.

    Quelques heures après, dans une chambre d’hôpital, lui et moi découvrons le visage de la mort maintenu par un serre-mâchoire empêchant que la bouche ne reste bée. L’image est assez violente pour pulvériser toutes mes tentatives de protection verbales de la matinée. La mort ne s’encombre pas de litotes.

  • Villa Gillet

    Au parc de la Cerisaie, le couple de mariés debout sur le perron de la villa Gillet prend des poses devant la photographe d'événements qui s'impatiente :

     


    - Penchez la tête. Non, pas comme ça... la tête plus penchée, monsieur... non, ça ne va pas. AYEZ L'AIR amoureux !

     
     
     
     
  • Excuse-moi

    Je noie une araignée en répétant quatre fois « excuse-moi » alors qu’elle essaie courageusement d’échapper au filet d’eau du robinet en remontant vers le bord du lavabo. Je dis « excuse-moi » et je dirige plusieurs fois le liquide vers elle jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent.

    Bien sûr, ça n’a pas de sens. On ne s’excuse pas de tuer. On le fait ou on ne le fait pas. Le bourreau doit rester entièrement bourreau durant l’acte criminel. Il ne peut se défausser de son geste sans faire injure à sa victime.

    Le petit corps chiffonné sans plus de pattes finit dans le siphon. Pourtant, dans la maison, les gens rient et boivent du champagne comme si aucun drame existentiel n’avait lieu à l’instant même.

  • Lecture publique : La Mare Rouge

    Pour la sixième rencontre de Récits en chantier nous recevons Judith Wiart.

    Nous sommes tombées sous le charme de ses textes rencontrés tout d’abord sur les réseaux sociaux.
    Ce sont des textes brefs, des instantanés où elle observe le monde avec acuité et tendresse. Son regard aiguisé et amusé saisit toujours les travers cocasses de notre quotidien. Ses terrains d’observation sont variés : les bars, les rues, les transports en commun, la Croix-Rousse, le lycée professionnel…Nous sommes, chacun de nous, personnage des polaroïds de Judith Wiart car elle s’attache à tous, aux jeunes, aux vieux, aux couples, aux nouveaux pères, aux mères bobos, aux chats….

     

    Nous l’entendrons le jeudi 10 octobre à 19 heures à la galerie
    Jean Louis Mandon, 3 rue Vaubecour, 69002, LYON.

     

    ENTRÉE LIBRE.

     

    Elmone Saillard-Trepoz et Maryse Vuillermet

  • A un doigt de

    J’ai failli écrire un texte avec
    de très gros mots
    non mais vraiment
    vous n’imaginez pas
    très gros
    mais je me suis arrêtée à temps
    heureusement

    vous étiez à deux doigts de lire
    un truc avec
    je n’ose pas dire
    avec
    non
    vous allez dire
    la fille
    elle ose tout
    elle n’a peur de rien
    je me lance
    avec les mots
    j’ose
    avec les mots
    j’inspire profondément
    avec les mots

    âme
    éternité
    paix universelle
    monde meilleur
    justice

    je vous avais prévenu
    j’étais même à deux virgules
    de prendre
    en otage
    des victimes inconnues
    pour servir mon propos
    mais
    vous voyez
    je me suis ravisée
    à temps
    juste à temps

    encore un peu
    et j’étais vraiment
    à un doigt
    de me vautrer
    dans la crapulerie
    lyrique

  • La vraie

    Un matin dans la glace on découvre sa vraie gueule. Il faut alors se rendre à l’évidence, les gueules d’avant ce jour n’étaient que des ersatz, des essais. Celle-ci, qu’elle nous plaise ou non, est l’authentique. Et ce n’est généralement pas la tête de vingt ans : trop jolie, trop homogène, trop nette, en tout cas pas assez expressive pour figurer le visage officiel. Non, notre juste tête nous apparait généralement après quarante ans, parfois un peu plus tôt mais c’est rare. Voyez : Brad Pitt, par exemple, a trouvé son véritable visage après cinquante ans. Il était temps. Avant cela, la contemplation de ses traits symétriques, lisses, réguliers et monotones provoquait chez le spectateur bâillements et ennui profond. C’est parce que les angles accidentés, le poil blanc, les rides, les poches sous les yeux, le regard qui a vu, révèlent l’essence originale de l’être, sa complétude enfin atteinte.

     

    Ensuite, bien sûr, tout se délite très vite. La vraie gueule, et avec elle, les convictions, les certitudes, les résistances inutiles.
    Et le crâne hilare est bientôt recouvert de mousse végétale.

     

     

     

     

     

     

     

     

    Ilustration : Céline Papet, 2020.

  • la marieuse

    Dans le métro, je marie les gens, je forme des couples que je crée selon mes goûts. Je fiance les membres isolés de la voiture, je constitue des binômes harmonieux. Harmonieux selon mes critères, s’entend. Je n’apprécie pas ce qui va de soi, ce qui parait instantanément assorti.

     

    Les gens n’ont pas beaucoup d’imagination, ne savent pas nécessairement ce qui leur convient et se font de fausses idées sur leurs propres désirs. Ma mission est de les guider, de les aider à y voir plus clair dans leurs envies et à discerner le conditionnement social de la véritable aspiration intime. Je rends visibles les inaperçus, j’alliance les possibles non révélés, je marie les inattendus : l’étudiante aux Beaux-Arts et son carton à dessins avec le V.R.P. à la mallette noire, la secrétaire de direction en tailleur et talons avec la circassienne en parka kaki et dreadlocks, la vieille rentière au foulard Hermès avec le jeune travailleur précaire aux chaussures de sécurité. Je reçois chaque jour des lettres de reconnaissance de la part de couples de ma création qui louent mon audace et mon inventivité.

     

    Bien sûr, je dois continuer de parfaire mon art de l’assemblage. J’ai encore un peu de mal avec ceux qui lèchent leur propre reflet dans les vitres du wagon et s’avèrent réfractaires aux fiançailles avec un.e autre qu’eux-mêmes.

     

     

     

     

     

     

    Image : Fahrenheit 451, Truffaut, 1966.