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La Mare Rouge - Page 7

  • Je suis un soir d'été 2017

    Répliques indépendantes d'un soir d'été. Croix-Rousse :

     

    - Je n'aime ni le reggae ni Bernard Lavilliers.

     

    - Gérard Lenorman, il me fout les jetons.
    - Ouais, la chanson du dauphin, c'est flippant.

     

    - William Sheller, j'ai toujours pensé qu'il était homo.
    - Oui, il aime les pianos.

     

    - Il reste des saucisses.

     

    - Mais si, on en a parlé sur fb, c'est Rodolphe Burger !

     

    - "J'aime la morue, le maquereau et la crevette" (chanté sur l'air du renard et la belette)

     

    - A l'école maternelle, j'avais un camarade qui s'appelait Krishna.

     

    - La dernière fois que je l'ai croisée au rayon yaourts, à l'Intermarché, je lui ai dit :  "Mais ton fils, il n'en a pas marre des yaourts à la grecque ?"

     

    - Je ne peux pas me coucher sans me doucher
    - Mais, je peux me doucher sans me coucher.

     

    - Ouais, vous vous moquez, mais aux prochaines vacances vous serez bien contents de venir en Crète.
    - Oui, on t'aime.

     

    - Elle m'a accueillie toute nue avec des collants chair. Elle était glabre.

     

    - Ça, c'est les pentes de la Cx-Rousse. Tu croises des artistes, ils te disent "J'ai un projet, mais je ne peux pas t'en parler encore". Tu les recroises un mois après : "Alors, ton projet ?" " Ca n'a pas marché mais je préfère ne pas en parler... Mais, j'ai un autre projet. Je ne t'en parle pas, hein, ça risque de me porter la poisse."

     

    - J'ai eu les jetons de Nicoletta quand je l'ai rencontrée. Elle chantait : "Sois naturelle, sois belle". Elle avait une grosse couche de fond de teint.

     

    - Nicoletta, elle m'a dragué toute une soirée quand j'avais 20 ans.

     

    - Angelo Branduardi, il me fout les jetons, aussi.

  • Denise Glaser

    Dans les années 60, Denise Glaser est assise aux pieds de ses invités à terre collée à la chaise du chanteur, de la chanteuse qu’elle interviewe, le cou tendu vers lui, vers elle, en toute proximité, ou chaise contre chaise, genou contre genou, presque front à front, son regard direct planté dans celui de l’autre. Elle pose des questions simples et intelligentes. Elle n’a pas peur des silences. Elle s’engage respectueusement dans l’intime et laisse au convive le temps de se dévoiler.

     

    Elle est au service.

     

    "Il", présentateur vedette des années 2020, narquois, goguenard et familier, tutoie, n’écoute que ses questions et, se tenant à distance sous les projecteurs, glorifie son égo adipeux avec la complicité d’un public qui rit et applaudit quand la petite lumière rouge clignote.

  • je suis un chameau hollandais

    Pour une fois que je gagne quelque chose à un jeu-concours, c’est la version numérique du Grand Robert « le dictionnaire le plus complet de la langue française ».


    J’ai besoin de vacances. J’aurais préféré gagner le séjour club-Auchan avec ukulélé, animations-plage et karaokés. Le pansu hollandais tout rouge fait perdre son équipe au jeu de l’équilibre sur matelas gonflable, il a un gage. Il court trois fois autour de la piscine en criant « Je suis un chameau hollandais » avant de faire une bombe dans l’eau pendant que sa femme flirte avec le G.O. à l’accent local et que sa fille de 14 ans s’entraine à défiler en maillot de bain et talons hauts pour le concours de Miss. La prof de S.V.T à la retraite suçote un cocktail alcoolisé dans une noix de coco sur une plage privée interdite aux autochtones.


    La première page numérique du Grand Robert s’ouvre sur le mot : GLYPHOSATE [glifozat] n.m. ETYM.1973 ; de gly(cine), phos(phonométhyl), et suff.chim.-ate. Chim. Composé chimique employé comme herbicide.
    « Polémique autour des risques cancérigènes du glyphosate ».

     

    J’ai besoin de vacances.

  • charlatanisme

    Mensonge ?

     

    Le plus grand charlatanisme n'a toujours eu lieu

    qu'entre moi et moi  

     

    coups d’esbroufe

    coups du lapin dans le chapeau

    élixirs magiques

    bon profil

    petite fille qui fait tourner sa robe à volants

    devant des miroirs lissants

     

    ô petite menteuse

    qui ne dupa qu’elle-même.

     

     

     

     

     

     

    Photographie : Cécilia Janaudy

  • la mort avant la mort

    Restez à distance

    Respectez les gestes barrières

    Portez un masque

    Si vous aimez vos proches, ne vous approchez pas

     

    des slogans contre la mort

    qui puent la mort

     

    Aires de jeux d’enfants sans enfants

    toboggans entourés de rubans rouge et blanc

    balançoires décrochées des poteaux en ferraille rouillée

     

    Un virus il parait 

    mais c’est comme s’il y avait autre chose

    un silence créé de toute pièce

     

    La vieille dame dit :

    J’ai 92 ans

    je ne vois plus personne

    je veux embrasser mes petits enfants

    et si je dois mourir demain

    que je crève

    mon dieu

    que je crève

    l'absence

    le silence

    c'est la mort

    avant la mort.

     

     

  • Voir

     L’âge avançant, je vois de moins en moins clairement ce qui est sous mes yeux alors que mon regard semble affûté pour distinguer les choses lointaines.

     

    Bien que des lunettes m’offrent artificiellement la possibilité de voir nettement le monde de près ou de loin, ne pas Voir naturellement ce qui est immédiat m’apparaît cependant comme un vrai problème.

     

    C’est là, sous tes yeux. Tu ne le vois donc pas ?

     

    Non, je ne vois pas l’Essentiel. Et mon regard se laisse distraire par de rassurants paysages lointains…

  • Au pas

    Au lendemain du confinement, les parcs lyonnais se réveillent embroussaillés, ébouriffés, hirsutes et sauvages. Les mauvaises herbes – qui les a un jour déclarées « mauvaises » ? - s’épanouissent, les hautes herbes poussent de manière anarchique, les branches des arbres s’enlacent et les coquelicots font des tâches rouges ici et là.

     

    L’humain n’a pas encore repris les choses en main.

     

    Mais, c’est pour bientôt.

    Le retour à la norme.

    Bien sûr.

    C’est pour bientôt.

    Demain sera de nouveau tondu, poli, lissé, rasé, élagué.

    Rien ne dépassera.

     

    Au pas, au pas.

  • Frères de colère

    Qui aurait pu dire aujourd’hui, en les voyant marcher côte à côte, qu’ils étaient passés tous les deux par la même colère dix années auparavant ?

     

    L’un, à présent, était terne et gris tandis que l’autre rayonnait d’une lumière douce et chaude.

     

    Le premier avait nourri sa colère, jour après jour, année après année, si bien que prenant la forme d’un boa constricteur géant, elle avait fini par s’enrouler autour de son cœur et ses poumons jusqu’à les étouffer. Il ne respirait plus qu’avec peine et cette gêne permanente le rendait aigre et hargneux.

     

    Le deuxième avait, dans un premier temps, laissé se déployer sa colère puis avait sondé son caractère impermanent et l’avait regardée fondre comme flocon au soleil pour ne conserver en lui que ce rai bienfaiteur qui avait continué de réchauffer son cœur et tout son être. De cette énergie lumineuse pourtant née de l’ire avaient jailli des actions salutaires pour lui et les autres.

     

    L’un avait fait de sa colère un tombeau, l’autre, un paysage nouveau.

  • Le secret

    J’ai un secret. Je ne le dirai pas, puisque c’est un secret. Il n’a rien d’extraordinaire, il n’a rien d’inouï. Tu peux le trouver partout, sous les galets, dans l’eau et dans l’air si tu regardes bien. Il m’aide à vivre. Pas à survivre, pas à avancer de manière mécanique. Non, à Vivre, tout simplement. C’est étrange de vivre quand on n’y est pas habitué, ça fait bizarre la première fois. Mais après le choc, en se rend compte que c’était simple depuis le début et que ce qui est difficile, c’est de retrouver ce début. Et puis de comprendre, ensuite, qu’il n’y a ni début ni fin. Voilà. Je l’ai un peu partagé mon secret. Mais en dire plus ne servirait à rien. Il est là, à portée de main, et n'attend que d'être saisi.

  • Chino rouge et trottinette

     Le père-croix-roussien-de-53 ans-qui-a-refait-sa-vie porte aujourd’hui un chino rouge, un polo vert et une barbe de trois jours poivre et sel. Il fait très bien de la trottinette. Comme ça il peut traverser la place Jacquard à toute vitesse pour rejoindre une maman croix-roussienne trentenaire qui tient par la main sa petite Capucine et dans l’autre main son caddie orange à fleurs Antoine et Lili.

    Depuis qu’il a refait sa vie, le père croix-roussien quinqua a plein de copines de l’âge de sa deuxième femme, charmantes, joyeuses, créatives et socialement investies.

     

    - Papa, tu vas trop vite avec ta trottinette, je vais le dire à maman que tu m’attends pas ! râle le petit Lucien en lui balançant un gros coup de pied dans les tibias.

     

    - Hahaha ! répond le père-croix-roussien-de-53 ans-qui-a-refait-sa-vie.

     

    - Hahaha ! renchérit la maman de Capucine derrière son masque imprimé liberty cousu main.

  • Libre mes fesses

    Libre de rien

    de rien

    de rien du tout

    libre

    mes fesses

    libre de rien

    je me vautre

    dans un monde

    fabriqué à ma guise

    pour me complaire

    sans risque

    sans danger

    mon

    ma

    mes

    juste unie à qui je veux

    mais sinon

    séparée

    séparée

    du reste

    je crois

    séparée de l'autre gourde

    de l'autre con

    séparée je crois

    comme si c'était possible

    comme si j'avais pigé quelque chose

    à quoi que ce soit

    comme s'il suffisait d'acquiescer

    comme s'il suffisait de lire

    comme s'il suffisait de punaiser des images

    libre de que dalle

    bonne à rien

    tu peux rire

     

    je m'attaque aux barreaux de fer

    avec une lime à ongles

    je creuse le tunnel

    à l'aide d'une petite cuillère en plastique

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Moussa et Valentine

    Moussa avait croisé Valentine sur les réseaux sociaux quelques jours avant le début du confinement. Le premier rendez-vous qu'ils s'étaient fixé avait été contrarié par les règles de distanciation sociale et les gestes barrières. Alors, tous les soirs à 21 h, Moussa quittait le pavillon d'un cossu quartier résidentiel avec son luth pour jouer la sérénade sous les fenêtres de Valentine qui envoyait des baisers à son galant du haut du 3e étage de son H.L.M. de banlieue.

    Au fil des jours, c'était devenu un feuilleton attendu par tous les habitants de la barre C. Un soir que quatre agents de la police municipale vinrent interrompre l'aubade pour demander son attestation de déplacement dérogatoire à Moussa - certainement convoqués par quelque locataire jaloux de la barre B - ils repartirent sous les huées et les ordures ménagères des résidents farouchement défenseurs de ce spectacle quotidien de l'amour courtois sous leurs persiennes.

    A la fin du confinement, les habitants du quartier organisèrent un grand bal dans la salle polyvalente de la M.J.C pour célébrer le premier rendez-vous physique des amoureux. Moussa et Valentine, intimidés, attendirent d'être à l'abri des regards pour échanger leur premier baiser, sans masque, sans gel hydroalcoolique, sans attestation, sans contrôle policier. Puis, ils dansèrent jusqu'au petit matin avec leurs joyeux complices avant de se retirer pour aller enfin à la véritable rencontre l'un de l'autre, sans spectateurs ni témoins.

  • mugs et t-shirts

    J’adore la chanson Le Chiffon rouge, non vraiment, j’adore. Je la connais par cœur et je la chante encore avec autant d’enthousiasme qu’il y a 43 ans. Parce que ça me projette dans le joyeux monde du milieu des années 70 dans lequel je me voyais entourée d’adultes passionnées et chaleureux. J’ai même encore beaucoup de tendresse pour les paroles gentiment utopistes de Maurice Vidalin.

     

    Mais si les chansons post 68 me font encore vibrer, c’est au même titre que la vision d’une vieille 2 CV verte croisée au hasard des rues. Mes poils se dressent d’émotion et puis je passe mon chemin pour revenir au monde d’aujourd’hui. Hop, à pieds joints dans la réalité de 2020 qui se gondole bien à l’écoute des chansons du Big bazar et du Flower Power.

     

    Non, mais entendez-moi bien : moi aussi j’aime la paix, l’amour et les fleurs, moi aussi je voudrais encore chanter : Ne crains plus rien, le jour se lève, il fera bon vivre demain, avec tout le sérieux de mes 7 ans. Ce n’est pas la question. Mais ce n’est plus possible. Pas comme ça.

    Dès l'instant où des mugs et des t-shirts à l'effigie de Che Guevara ont été mis en vente dans les vitrines des centres commerciaux, on aurait dû flairer l'entourloupe et balancer des grenades. A la place, on a porté les t-shirts et on a bu notre café dans les mugs.

     

    Je suis sortie de l’adolescence (un peu tard), j’ai étreint une dernière fois mon idéalisme hanté d’idoles mortes avant de le regarder s’éloigner sans regret.

     

    Et je me dis, aujourd'hui, qu'il n’est peut-être pas trop tard pour inventer la nouvelle la B.O. de nos manifs.

  • Jambon et 4 L

    J’ai toujours connu Maurice Crampon dans sa salopette en jean, la même que celle de Coluche ; il était petit, râblé, menuisier et communiste et quand il nous gardait après l’école, c’est devant la charcuterie qu’il garait la voiture à l’heure du goûter. Bougez pas les filles, je reviens ! Stéphanie et moi mangions les tranches de jambon géantes avec les doigts à même le papier gras, enfoncées dans les coussins arrière de la 4 L.

    Maurice sur la route qui nous conduisait à la Mare Rouge chantait à tue-tête des chants révolutionnaires, Gitane sans filtre au bec, toutes fenêtres ouvertes. Son grand jeu pour nous faire rire était de tourner rapidement le volant de gauche à droite pour faire des secousses qui nous envoyaient valdinguer d’un bout à l’autre des sièges parce qu’on n’avait pas de ceinture de sécurité. On essuyait nos mains grasses sur nos vêtements et sur le tissu de la banquette arrière en braillant le refrain du Chiffon rouge, la fumée de cigarette finissait par former un épais brouillard dans l’habitacle. Souvent à l’arrivée je vomissais, juste avant de m'élancer vers le plus grand toboggan du monde.

     

     

  • ta fiction

    Il est comment ce monde que tu t’es créé dans le monde ?

     

    Elle ressemble à quoi ta fiction à toi,

     

    celle sur laquelle tu as tout pouvoir 

     

    celle que tu peux écrire à ta guise ?

     

    Les pensées que tu fabriques quotidiennement t’aident-elles à vivre

     

    ou te clouent-elles sur place ?

     

    Les laisses-tu tourner dans ta tête nuit et jour

     

    comme des hamsters dans leurs roues ?

     

    Cette usine à hamsters tourne-t-elle à vide 24h/24 

     

    pour te dire que tu aurais pu mieux agir,

     

    mieux dire,

     

    mieux aimer ?

     

    Ou trouves-tu des réponses pour agir,

     

    dire,

     

    aimer mieux ?

     

    As-tu choisi les bons personnages ?

     

    Laisses-tu entrer le diable et ses comparses dans ta fiction ?

     

    Les laisses-tu te raconter que tu as tort, que tu es coupable,

     

    que tu dois payer pour ce que tu as fait

     

    ou ce que tu n’as pas fait ?

     

    Les laisses-tu saloper ton salon,

     

    souiller tes murs,

     

    vomir dans ton lit 

     

    te cracher à la face

     

    et repartir hilares au petit matin

     

    en disant : A demain !

     

    Merci pour l’accueil !

     

    Non, bien sûr :

     

    Qui voudrait se fabriquer une telle fiction ?  

     

    Cela n’aurait aucun sens.

  • Replay

    Ma fille me lâche la main

     

    Regarde maman les oiseaux de mai

     

    comme ils sont joyeux et replets !

     

    Une petite fille de trois ans ne dit pas « replet »

     

    mais c’est ma fille

     

    pourquoi s’interdirait-elle des mots 

     

    en ce jour de printemps 

     

    à quelques pas de mes cinquante ans ?

     

    Ce chiffre n’existe pas, 

     

    pas plus que n’existe celle

     

    à qui je tiens pourtant la main

     

    pour aller rejoindre son papa

     

    qui lui existe bien

     

    puisqu’il m’a fait un enfant

     

    une petite fille de trois ans

     

    qui dit « replet »

     

    et qui bat des mains

     

    en regardant s’envoler

     

    les oiseaux du printemps.

     

     

     

     

     

    Illustration : la petite fille et l'ours en peluche, Doisneau.

  • Suzie

    - Oui, Chloé ?

    - Alors, moi, je propose de couper les organes génitaux des hommes qui me regardent dans la rue et qui me sifflent comme si j’étais une chienne.

    - Chloé, tu es un peu excessive, nous en avons déjà parlé. On peut envisager quelques étapes avant l'émasculation, non ? 

    - Mouais...

    - Suzie ? Tu veux t’exprimer ?

    - Ce que je voudrais aussi, moi, c’est couper les organes génitaux des hommes qui ne me regardent pas dans la rue, ni ailleurs, parce qu’ils me trouvent moche. Depuis l’enfance. Pas un regard, pas un sourire, pas un compliment. C’est discriminant. Ils doivent payer.

    - Oui, mais là, Suzie, tu cautionnes le male gaze. Nous ce qu’on veut, c’est justement ne pas être regardées comme des objets sexuels.

    - Ah ?

    - Oui, Suzie. Tout le monde est d’accord ? Tout le monde a bien compris ce qu’on fait là ?

    - Oui, mais, alors, en quoi je suis concernée, moi ? J’ai jamais été regardée, ni draguée, ni harcelée en 30 ans.

    - Suzie, tu dois faire preuve de sororité.  Ne sois pas crispée sur ta petite personne, notre lutte n’avancera que si on est solidaires.

    - Ben, on est solidaires, non ? On a toutes envie de les émasculer.

    - Oui, Suzie, si tu veux, mais nous sommes là pour dénoncer le male gaze et la société patriarcale. Je recentre le débat. Si tu n’es pas regardée, c’est parce que les codes ancestraux régis par le male gaze consistent à limiter la femme à son apparence physique et que ce sont eux qui décident de ce qu’est un corps attirant ou pas. Dans un monde idéal, les hommes et les femmes se regarderaient avec neutralité. Personne ne serait plus « la bonne » ou « la moche ».

    - N’empêche… moi, je préfère aussi les beaux garçons aux moches.

    - Hein ?

    - Je dis que je préfère regarder les hommes beaux. Mais, ils s’en foutent de moi, ils regardent Chloé. Ce qui est nul, vu que Chloé ne veut pas être regardée, elle. Moi, juste un petit regard de rien du tout de temps en temps, ça m’irait. Je demande pas grand-chose.

    - Suzie, qu’est-ce que tu fais parmi nous ?

    - Je l’ai déjà dit. Je veux couper des organes génitaux masculins. Et dites ! Est-ce que c’est chez vous qu’on montre ses seins dans les manifs ?

    - Non, c’est chez les Femen…

    - Ah… Ah, bon, dommage… parce que y a que ça de joli chez moi, les seins…

     

     

     

     

  • Gageure

    Les personnes qui m’apprennent le plus à vivre sont de moins en moins celles qui me servent des discours oraux ou écrits mais celles dont la vie elle-même, dont les actes, la relation aux autres et au monde parlent pour elles.

     

    Me lier d’amitié dans mon enfance avec une auteure de littérature de jeunesse comme Nicole Vidal qui, à 54 ans, parcourait le monde à moto seule, s’intéressait aux autres au point de leur consacrer du temps et des livres, vivait de son écriture et de petits boulots, m’a certainement beaucoup plus marqué dans ma construction que tous les discours édifiants entendus avant et après sur le féminisme, par exemple. Elle n’a pas cherché à me convertir par la parole ; ses choix de vie étaient suffisamment éloquents pour m’interpeller. Pas de pancarte, pas de slogans. Pas de tricherie.

     

    Les harangues, les argumentaires et autres prédications ne me convaincront jamais autant, quelle que soit leur pertinence, que l’observation d’une vie : cet homme, cette femme travaille au quotidien pour tendre à une certaine liberté intérieure qui fait de lui, d’elle, un être non pas parfait mais cohérent. Là me semble la justesse, aujourd’hui – moi qui ai longtemps été bluffée par la puissance stylistique ou rhétorique - mettre les mots au défi des actes.

     

    Et, bien sûr, en conséquence, mettre mes propres mots à l'épreuve de mes propres actes, tant que faire se peut. L'ultime gageure.

  • Pourquoi j'écris des histoires

    A 11 ans, j’ai remporté le 1er prix d’un concours organisé par les Editions de l’Amitié et on m'a demandé de choisir entre 50 livres de littérature jeunesse ou une journée avec un écrivain à Paris - un écrivain valait donc 50 livres ? - j'ai choisi sans hésiter de rencontrer l’auteur. A Paris ou ailleurs.

     

    Nicole Vidal m’a baladée pendant 8 heures sur son scooter à travers la ville. On a mangé des glaces et des crêpes, on a discuté toute la journée comme de vieilles copines qui ne se seraient pas revues depuis longtemps. Elle m’a raconté ses voyages en Amérique du Sud, ses tours du monde à moto, son enfance en Indochine, ses petits boulots. Devant la cage des éléphants du zoo de Vincennes, je lui ai raconté les histoires que je gribouillais sur le bureau de ma chambre et elle m’a demandé de choisir le titre du roman qu’elle était en train d’écrire après m’en avoir fait un résumé.

     

    J’ai réfléchi, puis j’ai dit : La Nuit des Iroquois.

     

    Je l’ai reçu un an plus tard dans ma boite aux lettres, il m’était dédié. Un mot à l’encre bleu ciel était ajouté sur la première page : « A Judith (Juju pour les amis) avec l’espoir que ce livre la décidera à écrire les jolies histoires qu’elle m’a racontées. Affectueusement, Nicole Vidal ». Le sort était jeté.

     

    Nous ne sommes jamais revues mais nous avons correspondu pendant vingt ans, puis elle est morte. Je ne l'ai su que parce que les lettres se sont arrêtées un jour.

     

    Chaque mot jeté sur une feuille depuis cette rencontre est en partie dédié à ma fée baroudeuse.

     

     

     

     

     

  • Coton et dentelles

    Joe avait longtemps hésité entre une carrière de bassiste ou de poète ; chacune d'elles avait ses fans. Les groupies du bassiste étaient sans doute plus ostensiblement déchaînées et hurlantes mais les celles du poète sous des dehors plus sages étaient tout aussi ferventes et dévouées - il l'avait observé sur les réseaux sociaux.

    Finalement, il avait choisi la poésie et ne l'avait jamais regretté. L'honorable collection de petites culottes en coton, soie, dentelles et skaï qui ornait les murs de sa chambre depuis dix ans inspirait le plus grand respect à son ami Ben qui avait fait le choix de la musique. Il n'aurait jamais imaginé que le vers français ouvrait l'accès à une telle variété de lingerie fine.

  • Le tigre et la vie

    Je ne sais pas courir.

     

    Faux.

     

    Si un tigre me coursait, là maintenant, mes jambes exécuteraient le mouvement de la course sans attendre mon avis, sans me laisser le temps de penser, de tergiverser sur mon aptitude à. Elles ne s’occuperaient pas de mes états mentaux, de mon auto-dénigrement, de mes idées parasites sur moi et le monde. Je courrais, bon an mal an, mais je courrais. Et je serais peut-être surprise de ma capacité à le faire efficacement.

     

    Si je ne cours pas, ce n’est pas parce que je ne sais pas le faire. Si je ne cours pas, c’est parce ma vie n’est pas en jeu.

     

    Que je crois.

  • coche

    je ne suis pas un robot

     

    doigt au-dessus de la touche

     

    café

    céréales

    toujours les mêmes

    écran

    réseaux

    emportements

    réactions

    toujours les mêmes

    tapote

    tapote

    café

    télétravail

    tapote

    tapote

    apnée

    attestation de sortie

    tour de quartier

    périmètre de sécurité

    distanciation sociale

    courses

    marques bio

    marque U

    nescafé

    citrons non traités

    crème de marron

    levure boulangère instantanée

    toujours la même

    retour confiné

    café

    musiques

    toujours les mêmes

    émissions de radio

    toujours les mêmes

    engagements, luttes

    toujours les mêmes

     

    coche

    ma fille

    coche

     

    I'm not a robot

     

  • La blonde et le chat

    La femme blonde et sophistiquée dans cette publicité pour une marque d’alimentation de luxe pour félins feuillette un album photos qu’elle commente en caressant un chat racé sur ses genoux :

    « Tu vois, là, c’est le jour où tu as été stérilisé, mon chéri ».  

    Le chat ronronne, on ne l’entend pas, mais certainement il ronronne. Gros plan sur la tête levée vers sa maitresse, yeux mi-clos, air paisible et satisfait.

    Pas d’homme dans le cadre. Pas d’homme dans la maison de la blonde en tailleur. C’est sans doute mieux pour tout le monde.

  • Les vases communicants

    Ce que Natacha appréciait depuis le début du confinement, sans oser l'avouer à ses proches et à ses amis qui, eux, passaient leur temps à pester, c'est qu'à présent elle savait où trouver Jim à toutes les heures du jour et de la nuit. Lui qui avait le virus de la fuite dans le sang, qui fuguait régulièrement pour rejoindre ses camarades de foire et ses grisettes de tout poil était aujourd'hui assigné à résidence. Certes, il faisait peine à voir et devenait de jour en jour de plus en plus terne et atone - sa peau même avait pris un teint délavé - mais elle l'avait enfin rien que pour elle. Il sortait bien une fois par jour dans la limite du temps imposée mais les bistrots, les estaminets, les boites de nuit et autres lieux de débauche étant fermés, il revenait de sa promenade la queue basse et toujours avant 22 h. Elle lui préparait alors des petits plats et s'activait autour de lui aussi vive et guillerette qu'il demeurait inexpressif et inerte. Elle comptait bien jouir de son petit reste avant le retour à une vie ordinaire. Lors, lui reprendrait des couleurs tandis qu'elle s'étiolerait de nouveau dans l'attente.

     

     

     

     

     

     

    Illustration : Les vases communicants, Diego Rivera, 1938.

  • Excès de zèle

    La période de confinement de l’année 2020 avait connu une recrudescence spectaculaire des dénonciations entre voisins. Les autorités françaises avaient l’habitude des appels de délation qui s’apparentaient depuis longtemps à un sport national, mais cette période de crise avait vu exploser les standards téléphoniques des gendarmeries et des commissariats. Les appels anonymes dénonçaient tout et n’importe quoi, les enfants en train de jouer au foot à trois à l’entrée du lotissement, les deux amis qui se donnaient rendez-vous pour une balade quotidienne autour du pâté de maisons, le voisin qui sortait son chien plus de deux fois dans la journée, la maman célibataire qui faisait prendre l’air à son enfant de quatre ans, la vieille dame de la 3e allée qui sortait sans masque « et qui se mettait donc en danger »… La saturation des lignes empêchait la prise en charge d’actes graves si bien que la police, après avoir lancé des appels au mouchardage civique, se plaignait à présent de l’excès de zèle de la population.

     

    Heureusement, des milices qui s’étaient formées dès le début du confinement et tournaient dans les ilots urbains dans le but de décourager les délinquants du confinement à coups de batte de baseball avaient pris le relai des agents de l’ordre pour les délester d’une part de leur mission. Ces groupuscules improvisés furent rapidement rejoints par certains membres des familles en deuil qui ne supportaient pas de voir avec quelle inconséquence les gens encore en bonne santé se permettaient de continuer de se déplacer, de sourire, de rire même, comme si de rien n’était. Il fallait les remettre à leur place, ces frivoles insouciants. Pour l’exemple, les membres de cette troupe armée choisissaient chaque soir un homme ou une femme au hasard – un hasard souvent guidé, cependant, par des critères partiaux prenant appui sur de vieux contentieux entre voisins ou sur une couleur de peau envisagée comme potentiellement à risque pour l’ensemble de la communauté – qu’ils lapidaient en place publique après les applaudissements de 20 h. C’était devenu, au bout de trois mois, le deuxième rendez-vous quotidien de nombreux français responsables et civiques qui érigeaient en valeur première la protection de leur beau pays confiné.

  • Foirage heureux


     
     
    Saoulée par toutes ces injonctions à faire de son confinement une réussite mentale, physique et culturelle, elle mit un point d'honneur à foirer complétement le sien.
     
    Elle estimait, en effet, qu'un total foirage assumé aurait toujours plus de gueule qu'un semi-succès laborieux.

  • Malheur solidaire

    A la sortie du confinement qui avait duré trois mois, elle replongea comme tout le monde dans la grande agitation générale. La situation économique du pays était déplorable. Bien sûr, les plus riches de la planète s'étaient enrichis mais les plus pauvres étaient encore plus miséreux. Les États comptaient sur l’esprit de solidarité des citoyens pour remplumer leurs caisses. L’avenir s’annonçait difficile pour une grande partie de la population mondiale. Il allait falloir se retrousser les manches. L’Autre Monde annoncé par les utopistes du web ne semblait pas près de s'épanouir.

     

    Elle se demanda alors, si elle n’aurait pas dû mettre à profit ces quatre-vingt-dix jours autrement qu’en se rongeant les sangs pour son télétravail et en maugréant contre les contingences. Quatre-vingt-dix jours, comme la vie, c’est court, c’est long. Bien assez, quoi qu’il en soit, pour faire autrement, essayer des choses, prendre du temps pour soi, repenser le sens, se plaire à s'ennuyer, regarder de nouveau les occupants de son espace domestique… Puis, elle chassa ces piteux regrets en se disant qu’elle aurait été bien égoïste alors de penser à elle alors que des gens mouraient tous les jours dehors, que d’autres vivaient à 10 dans 20 m2, que d’autres encore n’avaient pas de quoi manger. C’était la moindre des choses que de participer au malheur général et même d’en prendre une part active. Oui, elle avait eu raison de subir la situation - ça n’avait servi à rien, mais ça la rendait solidaire de la détresse universelle. Et sa conscience n’était pas maculée du sceau de l’égotisme. Quel soulagement.

     

    Le malheur pour tous, voilà qui était un vrai concept démocratique et égalitaire. (Le diable riait bien).

     

     

  • Descendance

     Depuis le début du confinement, les sons du dehors parviennent à moi plus clairs, plus précis, comme issus d’un casque d’ornithologie. Parce que la ville s’est tue soudainement et que le bruit de fond, auquel on ne prête pas attention en temps normal, n’existe plus - il a laissé place à un silence de mois d’août en avril - je distingue très nettement le chant des grenouilles de la mare de l’Inspé, celui des oiseaux de la cour intérieure, le chuintement des stores qui roulent sur la peau des immeubles, les voix de mes voisins, les pleurs des bébés, les rires des enfants, les disputes conjugales et, depuis peu, les râles d’amour de plus en plus fréquents : en temps de crise majeure les hommes se sentent menacés dans leur survie et ont tendance à multiplier leurs relations sexuelles pour s’assurer une descendance, annonce le dernier Elle magazine.

  • engagé

    N’ayant jamais pris le temps de sonder son être, d’explorer les facettes de sa personnalité, de déceler ses propres mensonges intérieurs, ne s’étant jamais posé de questions sur lui-même et ne sachant pas même pas ce qui était bon pour lui et ses proches, il prétendait pourtant savoir ce qui était bon pour les autres êtres humains, pour la cité, pour l’humanité toute entière et était engagé depuis vingt ans dans une carrière politique dont le relatif succès régional suffisait à satisfaire son ego.

  • Lit Big Size

    La vie est parfois aussi vaste et confortable qu’un lit BIG SIZE. On peut y étendre les jambes et les bras en toute amplitude. Se tourner, se retourner, se mouvoir d’un espace à un autre sans rencontrer aucun obstacle et sans gêner aucun corps.

    Cette vie sans entrave, sans résistance et sans heurts est alors assimilée à un état de félicité qui contient pourtant en lui-même son propre achèvement si l’on n'y prend garde. Il arrive souvent, en effet, par manque de vigilance, que le lit gigantesque se métamorphose en un étroit lit de camp, de toile et de métal, inhospitalier, hostile à la quiétude du corps et de l’esprit.

     

    Nous n’avons rien saisi du passage de l’un à l’autre sort et nous nous cognons aux barreaux de fer pestant vainement contre notre infortune.

     

     

     

     

     

    Illustration : Lit à barreaux, création pour Anselm Kiefer