La maitresse de cérémonie du centre funéraire en introduction de son discours écrit nous enjoint sèchement de garder une distance de sécurité, de conserver nos masques, de nous taire, de ne pas nous déplacer "car le Covid 19 est toujours là et qu'il est de notre devoir de nous protéger les uns les autres".
Je pleure dans mon masque. Je ne sais pas quoi faire de ces humeurs qui coulent sans interruption de mes yeux et de mon nez. Je lève un coin de tissu pour me moucher mais c'est peine perdue.
Je passe la cérémonie noyée dans ma morve et mes larmes.
Je n'ai pas pensé à prendre un masque de rechange.
Gaëlle et Catherine sont dans le même état que moi.
Djassia aurait trouvé un truc drôle à dire pour nous faire sourire.
La Mare Rouge - Page 6
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Le masque et la mort
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instagrammable
A ma naissance, mon grand-père avait engueulé ma mère : Tu l’appelles Judith ? Mais tu es inconsciente ! Tu te rends compte s’IlS reviennent…
Jusqu’à mes 5 ans, il m’appellera « la môme Juju », puis il mourra.
Quand je vois aujourd’hui la photo de cette adolescente qui pose dos cambré, poitrine en avant, moue Instagram sur les rails qui mènent à l’entrée du camp d’Auschwitz, je pense à Marceau, à ses mots, à sa peur.
Et ce qui m’effraie, moi, aujourd’hui, c’est cette image impossible de l’Abomination prenant la forme d’une jolie jeune fille souriante, pas plus méchante qu’une autre, répondant certainement à l’injonction d’une amie qui tient l’appareil - le smartphone qui permettra de balancer l’image dans la seconde sur sa page facebook :
Cambre-toi un peu plus, oui, super, on voit bien l’entrée derrière toi, ne bouge plus !
Clic.
Même pas néo-nazie, même pas antisémite. Juste instagrammable.
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Version moderne
http://revuenawa.fr/version-moderne/
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la consolation
Avant chaque cuillerée de glace au chocolat portée à sa bouche, l’un de ses parents insulte l’autre. C’est une mécanique bien huilée. Une insulte, une cuillère. Comme une compensation immédiate à la douleur.
La petite fille ralentit son geste, fixe la boule qui va bien finir par ne plus exister, qui ne ressemble déjà plus à une boule, qui déjà a presque disparu, avec cette question – que je peux lire sur son visage intranquille et grave – le dernier morceau de glace signera-t-il la fin de la dispute ou celle de la petite consolation ?
Photographie : Tish Murtha
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Chiens de paille
Terrasse de Chauffailles
beaucoup de guêpes cet été
et des hommes inquiétants
on a vite fait d’imaginer
du désordre dans les granges
pendant le bal
et des filles bousculées
sur ma table
les deux guêpes
prises dans le sirop rouge
du piège en plastique
s’agrippent l’une à l’autre
et je ne peux rien pour elles
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la note
Il déposait des lettres anonymes dans les boites de ses voisins en variant les messages :
- Rien ne s’oublie
- Rien ne se perd
- Ça s’appelle l’effet boomerang
- Tu ne pensais pas t’en tirer comme ça ?
- De nouveau réunis
et guettait les réactions.
Il était certain de son effet car, bien sûr, chacun de nous a quelque chose à se reprocher ou à se faire pardonner. Il ne faisait que précipiter la présentation de la note qui finit, quoi qu’il en soit, toujours par arriver.
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miroir du dedans
Chaque jour, devant la glace de la salle de bain, nous déplorons à grands cris intérieurs la dégradation fatale et cruelle des traits du visage et du corps visible.
Pourtant, elle n’est pas grand-chose comparée à ce que nous découvririons si l’on nous tendait un miroir intérieur qui nous permettait de contempler dans le même temps la dégénérescence méthodique de nos cellules et de nos organes au quotidien.
Nous aurions ainsi un tableau complet de la situation. Beaucoup plus tragique que nous l’imaginions au départ et cette fois vraiment digne de lamentations. -
les goûts et les...
Ne soyez pas trop vite flatté quand une personne déclare que vous avez bon goût. Cela signifie seulement que vous avez le même goût qu’elle.
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la dignité
La première fois que j’ai croisé mon voisin du 6e étage devant l’immeuble, un très vieil homme, oui, très vieux, sans âge donc mais encore très distingué malgré le visage émacié, le teint malade, les membres chétifs dans un complet trop large, le corps débile prenant appui sur une canne, mon premier réflexe a été de le devancer pour lui ouvrir la porte.
J’ai ce jour-là commis un impair. Il n’était pas concevable pour lui de ne pas tenir la porte à une dame quelque effort qu’il eût à fournir pour y parvenir. J’ai vu son lent mouvement vers la poignée trop tard et j’ai compris à son merci contrarié l’inconvenance de ma conduite. Je lui retirai peut-être l’une des dernières opportunités de rester à une certaine hauteur de dignité en société. De surcroît, en présence d’une femme.
La deuxième fois, j’ai ralenti ma marche, je l’ai laissé saisir la clenche, pousser la porte avec difficulté car handicapé par sa canne, puis faire un geste courtois m’invitant à entrer. Je lui rendais ainsi ce que je lui avais volé lors de notre première rencontre.
Et peu importe le tendre jeu de dupes - je savais, vous saviez, cher frère humain - il a duré jusqu'à ce que mon voisin du 6e étage n'ait plus à ouvrir aucune porte...
Photo – Florent Drillon
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détail
Regarde ce temps de chagrin ou d'amertume comme une séquence de ta vie.
Prends du recul comme devant une peinture impressionniste,
éloigne-toi de quelques pas,
là encore,
oui,
jusqu’à voir le tableau tout entier et non plus le détail qui cause ta peine.
Ah, ma vie n’est donc pas concentrée dans ce trait qui m'afflige.
Non, ta vie est cette œuvre à contempler de loin et qui comprend en elle toutes les tristesses et toutes les joies passées et à venir.
Ne fixe jamais le détail trop longtemps sous peine de finir par le prendre pour l’entière création.
Claude Monet, Soleil d'hiver à Lavacourt (dét.), c. 1879-1880 — musée d'Art moderne du Havre, Normandie, décembre 2013
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De l'aubergine
Cette personne essaie de me convaincre depuis une heure que l’aubergine est un légume délicieux, m’explique pourquoi j’ai tort de ne pas l’apprécier à sa juste valeur, m’énumère tous ses mérites, me vante son goût savoureux, sa texture unique, son parfum subtil au travers d'un argumentaire précis et détaillé dans le but de me ranger à son avis mais je n’en aime pas plus l’aubergine à la fin de son exposé aussi achevé soit-il. Du moins pour le moment. Et cela semble la contrarier au plus haut point. Comme si mon absence d’adhésion faisait injure à son goût alors qu’elle met juste en lumière des appréhensions sensibles et sensitives différentes. Je n’essaie pas de la convaincre en retour de la prédominance de l’épinard sur l’aubergine puisque je sais qu’elle l’a en horreur.
Il en va de même en matière de livres, peintures, sculptures, chansons, films, musique. Combien de discussions vaines quand il s’agit du goût des uns et des autres, combien de temps passé à des disputes inutiles. On se sent blessé là où s’expriment seulement des perceptions différentes du monde construites progressivement depuis l’enfance et plus ou moins affinées avec l’âge.
Qui pour oser dire sans en rire : « Ta perception de l’aubergine est moins pertinente que la mienne » ?
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vieillir
Dans le meilleur des cas, le vieillissement physique rendu visible par le cheveu qui chute, la peau qui lâche, la paupière tombante et la fesse amollie, est largement compensé par une maturité affective et émotionnelle grandissante et par un état de quiétude tendant à refléter une harmonie exponentielle avec les êtres et le monde.
Dans le meilleur des cas. -
sur le son de l'orchestre
Et toujours cette vieille folle, pas si vieille sans doute, pas si folle, dansant au son de l'orchestre un verre en plastique à la main rempli à ras bord de mauvais vin, tatouages délavés, jupe à volants et top moulant sur membres de junkie, partout la même, à Lisbonne, Sète, Rive-de-Gier ou Lyon-Croix-Rousse, rit, rit puis finit par tout le monde insulter.
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fado
Entre des séries de chansons qui font vibrer les ruelles de l’Alfama d’une saudade poignante et incarnée caressant la mélancolie lascive et disponible du touriste rêveur, la chanteuse de fado, lisboète altière et digne, cheveux tirés en arrière en un chignon austère, visage expressif et grave, port de tête majestueux et fier, profite de ses pauses régulières à l’ombre du citronnier de la cour pour battre son propre record au jeu Candy Crush.
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mauve
Chaque matin
7 h
colline de l'Alfama
velux ouvert
sur la ville et le Tage
café noir
lumière mauve
toits et campaniles
antennes tv et paraboles
cacilheiros et containers.
Chaque matin
7 h 07
un drone
gros bourdon noir
que j’entends toujours
avant de voir
s’attarde quelques secondes
au-dessus de ma tête
puis reprend son vol
parmi les martinets
et les mouettes lisboètes.
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instinct de survie
Nous tendons tous l’oreille, inquiets, dans le but de capter le minuscule filet de voix qui essaie de se frayer un chemin jusqu’à nos oreilles mais la poétesse semble réellement à bout de souffle, presque à l’agonie. COVID 19 ? Épisode de détresse respiratoire ? Qu’à cela ne tienne, je m’élance pour essayer de la ramener à la vie et la projette au sol - peut-être un peu brutalement mais je dois agir - afin de prodiguer les premiers gestes de secours. Elle se débat, c’est normal : instinct de survie. Son regard paniqué indique qu’elle ne sait plus laquelle, de la vie ou de la mort, lui tend la main en cet instant. Mes mots se meurent… mes mots… la mort… je suis là… non, je ne suis pas là… mais plus loin déjà... les mots crient, les mots pénètrent…néant ! néant... Le manque d’air la fait délirer. Ou peut-être déclame-t-elle encore son poème ? Je n’ai pas le temps de m’en inquiéter plus avant car mon corps quitte le sol. La chute est brutale. Les vigiles du festival Paroles ardentes sont de véritables colosses cette année.
Personne pour me remercier. Pas grave, j’ai l’habitude.
La poétesse repositionne sa mèche et reprend là où elle en était. Une vraie pro.
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Non capisco niente
je regarde une série policière norvégienne sans sous-titres
je lis les conversations facebookiennes d'une amie suédoise en suédois
j'écoute des chansons en langue arabe
je feuillette un livre sans images écrit en japonaispour ne rien comprendre à rien
mais peut-être pas plus pas moins que d'habitude tout compte fait -
Héros
Tandis qu'il faisait un bouche à bouche et un massage cardiaque destinés à réanimer cette vieille dame qui gisait sur le trottoir après une chute spectaculaire, l'écrivain se demandait de quelle manière il pourrait bien retranscrire cette scène dans deux heures, quel point de vue il serait pertinent d'adopter et s'il ne serait pas intéressant de faire entrer en scène un personnage secondaire qui aurait un rôle à jouer plus tard dans le récit. En levant la tête, il vit cet homme penché au-dessus de lui avec son drôle de chapeau mou et sa moustache fine ; il le nomma Gauthier, le casa dans un coin de son cerveau puis l'admonesta :
- Poussez-vous donc, monsieur. Ne voyez-vous pas que je suis en train de sauver une vie ?
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coït
Cette nuit la lune m’a réveillée. Sa lumière était brutale et pénétrante, sa rotondité, parfaite. Ses cratères, distincts, se détachaient comme des énigmes au pochoir. Pour lui plaire, le jardin s’était enveloppé de son parfum de cocotte au chèvrefeuille et seringat tandis que les oiseaux nocturnes lançaient des cris lascifs et implorants.
Il allait se passer quelque chose. J’ai senti que j’étais de trop. J’ai rabattu mon drap sur la tête pour ne pas être en position de voyeuse. Ce qui est bien naïf de ma part car chacun sait qu’aucun de nous n'a le pouvoir d'échapper au grand coït énergétique quand il a lieu.
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"Trop chou"
Une dame âgée danse seule sur un son rock et se déhanche avec joie. Le décor fait penser à celui d'une fête de famille.
Qui la filme ? Pourquoi cette vidéo devenue virale a-t-elle été partagée sur les réseaux sociaux ? Dans quel but ?
Sous le petit clip, on peut lire les commentaires : MDR, LOL ou TROP CHOU, ELLE EST TROP MIGNONNE. Des émoticônes rigolards ou des cœurs les accompagnent.
Pourquoi la vieillesse dansante et heureuse déclenche-t-elle systématiquement
rire
et commisération ?
A quel moment le corps mouvant d'une femme devient-il si pathétique aux yeux des autres qu’il ne peut plus engendrer qu’amusement ou pitié attendrie ?
A quel instant précis passe-t-il de la grâce à l'anomalie ?
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Bonnes manières
Où ai-je appris à dire « merci » ? Quand il m’offrait quelque chose et que je disais ce mot en retour, mon père m’engueulait : on ne dit pas merci à ceux qu’on aime, c’est normal de donner et de recevoir, pas la peine d’y ajouter toutes ces gnangnanseries. Il a fini par me convaincre. Déjà, parce que comme ça j’arrêtais de me faire engueuler, puis parce que je me suis persuadée en effet que le geste partagé suffisait, que les mots n’étaient que de gros lourdauds. Ce qu’il avait omis de me préciser, c’est qu’en dehors de notre cadre intime, les choses ne se passaient pas exactement comme ça. Je suis devenue la rustre qui déchire les papiers cadeaux sans se donner la peine de dire le mot magique à la fin, la malpolie pas finie. Je sentais bien que les gens attendaient un truc après le don, le compliment ou l’attention, mais je les regardais droit dans les yeux, pensant : ils savent comme moi que cet instant de communion se suffit à lui-même. Mes fesses.
J’ai dû me rééduquer. Me rééduquer à ajouter la parole au sentiment de gratitude. Pour le plus grand bien de tout le monde. Ne t’en déplaise, papa.
J'ai gardé de toi une chose, pourtant : une réelle aversion pour l'afféterie, la minauderie, le chichi et la simagrée qui participent au mensonge relationnel et déguisent l'hypocrisie sociale et l'entreprise de séduction en bonnes manières. Je crains qu'ici la rééducation ne prenne un peu plus de temps...
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idée fixe
Cette femme a tellement l'air heureuse et rassurée de penser que je suis une méchante fille arrogante et hautaine que je n'ose pas la détourner de son idée fixe et lui donne charitablement toutes les occasions de confirmer son impression. On ne peut faire montre de plus d'altruisme et d'attention désintéressée à l'autre, avouez.
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Patriarcat blanc
La petite est remontée comme un coucou. Elle a préparé son seau de colle, ses affiches et ses pinceaux pour faire connaitre aux murs croix-roussiens sa révolte contre le patriarcat blanc. Elle déborde d’énergie, toute pimpante dans son short en jean et son débardeur sans soutien-gorge. Sa maman, Cyrille, ressert du thé au jasmin à l’amie venue en visite tandis que son papa, Thomas, demande où est passé le fer à repasser qui n’est plus dans la buanderie. « Dans ton cul ! » répondent en chœur la mère et la fille. L’amie reprend, enjouée, une madeleine au chocolat : Thomas est vraiment le champion indétrônable de la pâtisserie maison.
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Plat du jour
Tchik… tchik… tchik. Le père à la terrasse du Clos Jouve paie une assiette à son fils de 12 ans. C’est tout ce qu’il fait, payer une assiette. Pour le reste, il scrolle son écran de I-Phone sans lever la tête - tu veux quoi ?- quand le serveur arrive, puis disparition dans le système binaire. Tchik… tchik… tchik... Le gamin, plante la pointe du couteau à viande en alternance entre chacune des phalanges de sa main gauche, d’abord lentement, avec précaution, puis, de plus en plus vite, tchik tchik tchik, d’abord, en ne quittant pas sa main des yeux puis en fixant son père, tchik tchik tchik, l’enfant fixe le front de son père dans le but d’atteindre l’endroit du cerveau susceptible d’être réceptif à sa présence, tchik tchik tchik.
Cette histoire père-fils va mal finir.
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Taille M
Il avait été un bébé moyen, un enfant moyen, un adolescent moyen. Déjà, en classe de maternelle, les pastilles vertes du cahier de suivi des apprentissages - nommé plus tard « cahier de réussites - témoignaient d’une progressivité étonnamment régulière et constante sur le premier cycle. Il avait su lacer ses chaussures à l’âge moyen auquel tous les enfants savent le faire, il avait appris à lire dans le temps imparti à cette activité. Là où certains de ses petits camarades étaient diagnostiqués précoces - on dira plus tard « élève à haut potentiel - lui, avançait tranquillement, à son rythme, sans être non plus à la traîne. Il n’était ni gaucher, ni daltonien, ni myope ni rien d’autre qui aurait pu le distinguer de la masse des individus de sa classe d’âge. Sur ses bulletins scolaires les deux formules les plus utilisées par les professeurs furent « élève moyen » et « résultats moyens ». Plus tard, au collège, son physique moyen n’engendra ni admiration ni moquerie. Il était de taille moyenne, de poids moyen, les traits de son visage étaient parfaitement normés. Aucun signe particulier n’aurait permis de le décrire. Quand il manquait à l’appel, le groupe s’en rendait à peine compte. Son prénom rentrant dans la catégorie des prénoms masculins les plus donnés l’année de sa naissance, personne ne le retenait particulièrement. De l’enfance à l’âge adulte, aucune flamme artistique, sportive, quotidienne ou professionnelle ne l’anima. Ses patrons avaient toujours été satisfaits de ses services mais il n’accepta aucune promotion interne. La compétitivité et le challenge ne l’intéressaient pas. Les responsabilités encore moins ce qui le rendait sympathique auprès de ses collègues qui ne se sentaient pas menacés. Il entretenait des relations cordiales, dépourvues de passion, avec ses voisins, sa famille, ses amis. Il vécut une existence moyenne et tout à fait satisfaisante en compagnie d’une femme qui aimait sincèrement sa moyenneté et avec laquelle il fut heureux ne cherchant pas ailleurs plus de joliesse ou d’originalité.
Son exceptionnelle dimension moyenne était une sagesse que peu de ses contemporains lui reconnurent trop occupés qu’ils étaient à épater la galerie par des gesticulations spectaculaires.
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LIKE
Adèle s’est fabriqué un petit algorithme personnel : grâce à lui, elle comptabilise les pouces levés et les cœurs figurant sous ses statuts Facebook et sait précisément qui a liké, à quelle heure et combien de fois dans la journée. A partir de ce savant décompte, elle statue sur l’autorisation qu’elle accorde à ses « amis virtuels » d’intervenir ou pas sur son mur. A moins de trois « likes » par semaine sous ses nouvelles parutions, elle proscrit tout commentaire étranger et renvoie les importuns à leur incivilité. D’ailleurs, elle s’applique cette règle à elle-même : elle a un taux de pouces à distribuer au prorata de l’intérêt personnel qui en découle. Quatre par semaine sous le statut de ce nouvel éditeur qui remarquera peut-être ses textes, trois sous celui de cette autrice un peu visible dans le champ littéraire de la blogosphère, deux autres sous les statuts de ce joli artiste au regard mélancolique qu’elle pourra peut-être sauver de lui-même.
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COREP
Le jeune homme de la COREP s’inquiète de l’aspect de mon manuscrit.
- Vous avez ce qu’il faut pour le relier ?
- Oui, j’ai des baguettes.
- C’est tout ?
- Oui. Ce n’est pas suffisant ?
- Je pense que les éditeurs préfèrent qu’il y ait une fiche plastifiée devant.
- Ah ?
- Oui, ça rend mieux. C’est 40 centimes par fiche.
- Bon d’accord, mettez-m’en 10.
- Oui, mais, vous avez pensé au dos ?
- Le dos ?
- Oui, une feuille cartonnée en dernière page.
- Ah non. Non plus.
- Ah… Alors laissez tomber le plastique si vous n’avez pas de dos.
- Ah bon. D’accord.
- Oui…
- Je vous sens désappointé… Vous trouvez qu’il fait un peu trop cheap comme ça, mon manuscrit ?
- Un peu…
- Vous savez, je pense que la plupart des éditeurs jettent un premier coup d’œil très rapide sur les manuscrits qu’ils reçoivent, lisent les premières pages, les dernières, quelques-unes au milieu et ne s’éternisent pas sur l’aspect esthétique de l’objet… 9 sur 10 finissent en quelques minutes sur un tas de feuillets non lus abandonnés dans un couloir ou un coin de salle. Mais je me trompe peut-être.
- Quand même, le plastique, c’est plus attrayant.
- Alors, disons que le côté baguette-papier correspond plus à ma personnalité : j’aime bien l’aspect brut des choses, je ne suis pas trop ruban doré sur les papiers cadeaux, plastique autour des fleurs.
- Bon, moi, je disais ça, c’est pour vous…
- Et c’est très gentil de votre part. D’ailleurs grâce à vous je pourrai me dire que si ce manuscrit ne reçoit que des réponses négatives, ce sera avant tout à cause de la faiblesse de l’emballage. Cette petite consolation me sera très précieuse. -
publiable
J’ai 15 ans et j’entreprends de sélectionner dans ma pochette de textes ceux qui seraient dignes d’être publiés dans des revues « littéraires ». J’écarte donc toutes mes nouvelles grinçantes et drôles, mes récits d’horreur, mes récits fantastiques ou ces fausses lettres que je m’amuse à écrire et qui constituent une galerie de portraits caustiques sur le genre humain, bref, tout ce qui me ressemble le plus ; rien de tout cela ne me semble être à la hauteur de ce que je pense être un texte « publiable ».
En un mot, je rejette tout ce que je prends le plus de plaisir à écrire pour ne garder que les textes les plus lourds de mon classeur. Lourds en idées, lourds en forme. Mauvais. Et écrits avec peine. Parce que je pense alors que les textes que je dois envoyer pour être en phase avec l’idée que je me fais du monde poétique et littéraire sont forcément des textes « pénétrants » et « graves » qui révéleront aux lecteurs ma profondeur intrinsèque et ma riche intériorité. Me voilà en pleine posture et imposture. Et, bien sûr, personne pour me le dire. Mais j’ai 15 ans et ce n’est pas si grave.
Heureusement, passé 30 ans, plus personne n’agit ainsi, plus personne ne prend des poses d’écrivain, plus personne ne se fait une fausse idée de ce qu'est la littérature, la poésie, plus personne n'essaie de séduire le lecteur quitte à y perdre sa vérité, plus personne n’essaie de coller à...
Ce serait si grotesque et la supercherie serait si vite démasquée.
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King Kong Skate
Le jeune homme qui monte dans le bus C 18 tient dans la main droite un skate, dans la main gauche, le livre King Kong Theorie version poche.
L'alliance des deux objets ne me semble pas une sotte idée pour faire une apparition remarquée et raisonnée sur le territoire des adolescentes croix-roussiennes version Néo-Féministes-Warriors.
Virginie Despentes servira de sésame. Le skate, lui, permettra la fuite rapide en cas d'impair sexiste involontaire.
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Deux tonnes, je pèse
J’ai beau essayé de marcher à tâtons, je pèse deux tonnes.
Deux tonnes de convictions, d’opinions et de pensées.
Je participe au grand brouhaha informe.
Deux tonnes, je pèse.
Ajoutons-y une tonne d’images de moi pour prouver aux autres que j’existe.
Une tonne qui comprend cinq cents kilos de mensonges à la louche que je ne décèle pas moi-même, trop occupée à les nourrir à mon insu.
Lourde et lestée de tant de charges inutiles.
Une montgolfière se contentant du sol : voilà ce que je suis.
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