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La Mare Rouge - Page 6

  • Acqua in bocca

    Lundi 15 avril 2019

     

    Ça y est, je pars demain pour Florence. Ma mère me serine que c’est « la plus belle ville du monde ». On verra bien… Je sens qu’elle meurt d’envie de me raconter ses propres souvenirs dans cette ville, elle et mon père en auberge de jeunesse, etc. Heureusement, elle se retient.

     

    Mon correspondant a un prénom de vieux : Alfonso. Enfin, quand je dis « correspondant », on a échangé deux phrases sur le blog du lycée. Je sais juste son âge, 16 ans comme moi, et qu’il habite un quartier du centre-ville un peu stylé. Je suis dég parce que Maxime ne sera pas là. Ses parents l’ont obligé à faire allemand en deuxième langue. Il se tape Mme Picaud en cours, une vraie folle, on l’entend gueuler de l’autre bout du couloir. Les profs d’allemand et de latin, c’est toujours des femmes un peu vieilles, un peu moches genre leurs vêtements datent des années 80 et elles portent des lunettes pourries. Notre prof d’Italien, c’est M. Barki. Ça va, c’est pas le pire. Il fait des blagues en italien qui font rire que lui, et Marina aussi, qui est d’origine italienne par sa mère et parle français et italien chez elle. Du coup, il lui fait des gros clins d’œil pendant tout le cours, c’est super lourd. Enzo dit que Barki veut se la faire. Mais bon, c’est normal parce que Marina, tout le lycée veut se la faire et c’était la même chose au collège.  C’est pas très original. Bon, je vais faire mon sac. Ma mère m’a tout préparé comme si j’étais pas capable de mettre 5 boxers, 3 jeans et des t-shirts dans une valise. C’est le printemps et je ne pars pas pour la Mongolie, c’est bon. Heureusement sinon on aurait jamais retrouvé Mélanie parmi tous les mongoliens ! Ouais, je sais, je suis trop drôle. Bon allez. A domani.

     

    P.S : je suis censé écrire mon journal en italien mais je sais encore moins écrire que parler. Barki a dit : vingt lignes chaque jour (rapport avec une citation de Stendhal, son auteur préféré, qui en mordait tellement pour la pizza qu’il a demandé que sur sa tombe soit gravé son C.V. en italien, ou un truc comme ça).

     

    « Vingt lignes par jour ». Tu parles… je traduirai tout avec google trad en rentrant, basta ! Enfin pas tout. Vu comme c’est parti, je vais devoir un peu censurer.

     

    Mardi 16 avril 2019

     

    Quel putain de boulet, Mélanie. La mongolito a vomi pendant tout le trajet. 12 heures de car, ça puait, c’était dégueulasse. Elle était à côté de Juliette qui, du coup, a vomi aussi. Ça a fait une chaine de vomi pendant les 3 dernières heures de trajet. Moi, c’était limite, mais j’ai réussi à me retenir. On est arrivé à 22 h 30 à la gare de Florence-Santa-Maria-Novella où les familles d’accueil sont venues nous chercher. J’avais l’impression de sentir la sale odeur de moisi du car. Alfonso m’a regardé bizarrement quand je lui ai serré la main, avec un air un peu véner ou dégoûté, je sais pas. Je savais pas comment expliquer en italien que des gens avaient été malades dans le car. Le père d’Alfonso, lui, était sympa et faisait exprès de parler lentement pour que je comprenne dans la voiture. Il m’avait préparé un sandwich super bon avec du jambon sec et de la mozzarella mortelle. Je sais que la mère n’est pas là en ce moment mais j’ai pas bien compris pourquoi. Alfonso n’a pas parlé de la soirée. Dans la cuisine, il m’a regardé manger. J’ai essayé de lui parler en italien, deux-trois phrases, histoire de, mais il répétait « non capisco » (je ne comprends pas). Son père, un moment lui a mis une grosse tape sur la tête et m’a dit en souriant : « Parli molto bene l’italiano, Lucas » (tu parles très bien italien, Lucas) puis il a engueulé son fils qui est parti se coucher en faisant la tronche. De toute façon, je suis naze, j’ai pas réussi à dormir dans le car. Ce qui est cool, c’est que j’ai une chambre à moi, j’avais peur de devoir partager. Je n’aime pas dormir dans la même pièce que quelqu’un. Buena note (y a un ou deux t ?). Je vérifierai plus tard.

     

    Mercredi 17 avril 2019

     

    Dans les voyages, les séjours à l’étranger, les trucs les plus dingues se produisent toujours au tout début, dès les premières 24/48 heures. Après, soit ça se calme, soit on s’habitue aux trucs trop chelous. Enfin, c’est pas moi qui le dit, j’ai pas assez d’expérience pour l’affirmer, mais ma grande sœur si. Et là, je vérifie à quel point c’est vrai. Sans pouvoir accuser le décalage horaire ou ce genre de connerie.

     

    Donc, là, je m’inquiète pas de faire mes vingt lignes. Je vais les exploser.

     

    Ma journée a été chelou du début. Dès le réveil. Dans l’appart, on n’était plus que deux. C’est Alfonso qui m’a réveillé en… J’ai d’abord cru que c’était le chat de la maison qui venait me réveiller, pas en grattant à ma porte mais en la défonçant (en essayant de la défoncer) à coup de tête ou d’épaule. Je me suis levé, j’ai ouvert la porte pour m’apercevoir que c’était Alfonso qui lançait son chat contre le mur (en prenant son élan !). Quand je lui ai demandé s’il avait pas peur d’esquinter son gatto, il m’a dit que c’était pas le sien mais celui de sa mère. Que si c’était le sien, il lui ferait un truc pire. Enfin, c’est ce que j’ai pigé. Sympa…

     

    Le père était parti laborare. La mère, toujours aux abonnés absents.

     

    Ensuite, Alfonso m’a présenté Emmanuella Iorimini. Il m’a répété son nom pendant plusieurs minutes, puis il a allumé l’écran de l’ordi familial. Direct, Youporn en italien. J’ai pas été surpris. Emmanuella Iorimini était une star du porno, elle suçait des trucs énormes, elle n’arrêtait pas même si on lui pinçait le nez, pas de quoi être choqué.

     

    Mon absence de réaction a énervé Alfonso (il croit qu’on a pas Youporn en France ?). Le coup du chat m’avait plus gêné, mais je n’ai pas voulu lui faire plaisir en en reparlant. J’ai pensé que j’étais parti pour une journée-test, et je n’aimais pas trop la sensation.

     

    L’après-midi, on avait rendez-vous avec nos deux classes pour visiter La Galleria di Uffizi dans le centre de Florence. On a fait la queue cent ans alors qu’on avait un passe. Mais franchement, ça valait le coup. Le prof nous a présenté un power-point avec les tableaux de Botticelli avant le départ, mais les voir en vrai, c’est autre chose. D’abord, la plupart sont super grands, il faut s’asseoir et les regarder de loin pour vraiment les voir. La Naissance de Vénus, c’est mon préféré. La fille a quelque chose que j’aime bien, un air romantique (je me ferais engueuler par la prof d’Art parce que c’est pas du tout l’époque Romantique, mais bon, je me comprends) et des cheveux de malade qui couvrent juste son sexe. C’est trop sensuel. Bien sûr, Enzo a passé son temps à faire le con dans la salle en commentant tous les tableaux : Putain, elles avaient des gros bides de femmes enceintes les femelles à l’époque ! Regarde, celle-là, on dirait la grand-mère de Mongolito ! Pendant ce temps-là, Barki était collé à Marina et lui expliquait des trucs en italien en faisant des grands gestes avec les mains comme les mecs dans le coin. Les correspondants italiens avaient l’air un peu blasés parce qu’à mon avis, ils ont déjà visité tous les musées de la ville mille fois depuis leur naissance. Alfonso, lui, ne parlait à personne, même pas aux gars de sa classe mais je voyais bien qu’il arrêtait pas de zieuter vers Marina.

     

    Elle a quand même raison sur une chose ma mère : c’est une ville qui tue tout d’un point de vue esthétique. Stendhal s’évanouissait à chaque coin de rue, il parait. C’est pas pour rien.

     

    En fin d’après-midi, on est rentrés chez Alfonso. Le père n’était pas revenu du boulot. Je suis allé aux toilettes et j’ai entendu la porte de sa chambre claquer. Je ne l’ai plus revu. Je suis allée me servir dans le frigo à 21 h parce que j’avais faim, j’ai trouvé des bouts de fromage et un yaourt aux fruits et je suis allé les manger en solo dans ma chambre.

     

    Je vais me coucher, demain c’est quartier libre dans les familles. Ça ne me fait vraiment pas triper vu l’ambiance.

     

    Dodo.

     

    Putain. J’ai trouvé un oiseau mort sur mon oreiller. Une sorte de moineau. Son corps était raide. La tête penchait sur le côté. J’ai eu un haut-le-cœur. J’ai viré la taie, je me suis allongé et j’ai essayé de dormir. Je me suis relevé pour écrire, parce que j’y arrivais pas.

     

    Ce mec est complétement pété. Il a commencé la journée avec le chat, il l’a finie avec un oiseau.

     

    Complètement pété.

     

    Jeudi 17 avril 2019

     

    Le fiume. C’est le premier truc dont Alfonso m’a parlé en nous servant un café dégueulasse le matin. Venir jusqu’en Italie pour boire cette merde, c’était bien la peine. Comme il en avalait également, c’était la preuve qu’il n’essayait pas de m’empoisonner avec. Pour le reste…

     

    Un café dégueulasse accompagné de rien du tout. J’ai moi-même inspecté les placards de la cuisine, sous le regard amusé de l’autre malade. Avec mon micro-diner de la veille, j’avais de quoi avoir les crocs.

     

    Le fiume, donc. Alfonso n’avait que ce mot à la bouche. On avait rendez-vous sur les quais de l’Arno, avec des potes à lui, c’était pas un truc organisé, officiel, prévu par les adultes.

     

    Mon ventre couinait salement. Cela me mettait encore de plus mauvais poil, mais je me suis dit que ça n’était pas plus mal, si des connards voulaient m’emmerder, ils allaient trouver à qui avoir affaire. Si le but de l’Alfonso, c’était de m’affaiblir en m’affamant, il avait choisi la mauvaise stratégie.

     

    J’ai reconnu aucun de ses copains de classe. De nouvelles têtes, et plutôt des têtes de gars éjectés des cours, voire de débiles jamais scolarisés. Ses parents savent-ils qu’il fréquente des freaks pareils ?

     

    Même en plein jour, les quais m’ont paru glauques. Pas aménagés, comme dans ma ville. De l’herbe, une sorte de pelouse sauvage qui pue l’urine. Des crottes de chien comme des gravats. Et, posé au milieu de tout ça, un petit sac. Je l’ai vu bouger tout de suite.

     

    L’un des jeunes tarés a dit un truc où il était question d’une française à attendre. Et qui je vois finir par se pointer, au bras d’un autre loulou (on devait bien être 7 ou 8 à ce moment-là) ? Mélanie ! La mongolito a paru soulagé de m’apercevoir. Même moi, j’étais pas mécontent qu’on soit ensemble, finalement.

     

    Le sac bougeait toujours. Alfonso a dit un truc au sujet du sac et de son contenu que je n’ai pas compris mais qui a épouvanté Mélanie. Elle captait plus de trucs que moi en italien, finalement.

     

    Puis, le coup de pied, et plouf. Plus de sac.

     

    On a bougé. Mongolito pleurait tout ce qu’elle pouvait.

     

    Je lui ai demandé ce qu’il y avait dans le sac. Des chatons. Une vraie bande de psychopathes sortis tout droit d’un épisode de South Park en moins drôles. J’ai demandé à Mongolito de se calmer parce que ça risquait d’exciter encore plus les grands malades. Mais elle continuait de chougner tout ce qu’elle pouvait. Elle m’a expliqué que l’un des mecs de la bande était le grand frère de sa correspondante. Elle est tellement con, Mélanie, que la première chose qu’elle trouve à faire en arrivant en Italie, c’est de sympathiser avec le mec le plus débile du pays. Comme elle se fait jamais draguer, elle a dû kiffer qu’un gars lui adresse la parole sans se foutre de sa gueule. Mais bon, elle aurait dû tilter : il a trois ans de plus que nous et il a redoublé au moins quatre fois, je pense. Il fait 2 m 12 et pèse 150 kilos. Je ne serais pas rassuré du tout de vivre sous son toit même pendant 6 jours. On a récupéré, elle et moi, les deux pélos les plus timbrés de Firenze, ça nous fait un point commun…

     

    Les crétins, eux, riaient derrière notre dos, trop contents de leur blague.

     

    Mélanie m’a dit qu’elle préférait rentrer retrouver sa correspondante. Si on m’avait dit un jour que ça me ferait chier de la voir partir… J’étais de nouveau seul avec les néo-nazis tortionnaires d’animaux.

     

    Bizarrement, après ça, il n’est rien arrivé de neuf. Ces mecs passent leur temps à rouiller devant un centre-commercial pas loin de la place San Marco. Ils habitent l’une des plus belles villes du monde et leur occupation favorite consiste à picoler de la bière dégueulasse devant un C.C. et à siffler les filles. Autant dire que je me suis bien emmerdé. J’ai eu le temps de faire des réserves de bouffe avec mon argent de poche et j’ai avalé quatre parts de pizza à midi, celles qui sont vendues 2-3 euros dans tous les petits snacks de la ville. Au moins, cette sortie m’aura permis de MANGER.

     

    Demain en fin d’après-midi, j’ai un rendez-vous skype avec ma sœur. 

     

    Demain soir, les vacances de Pâques de la Toscane commencent. Pour fêter ça, y a une soirée chez la correspondante de Marina. Toute la classe d’Alfonso est invitée. Même lui.

     

    Vendredi 18 avril

     

    Alfonso me fait du chantage !

     

    Pour une fois, je n’attends pas de me coucher pour tenir ce journal, je l’attaque dès le début d’aprèm’ tellement j’ai les boules depuis ce matin, tellement l’autre con me fait chier. Son sale petit jeu : me menacer de ne pas être de la soirée chez la correspondante de Marina. D’y aller seul. Sans moi. Pour qui il se prend ?

     

    On a fini par bien s’accrocher avec des injures en français, en italien, en anglais.

     

    La suite dans quelques heures. Le temps que je règle un problème de fringue… Ma mère a merdé quand elle a fait ma valise, et je me retrouve presque à court de tee-shirt. Très très strange. Je croyais avoir emmené le bon nombre, pourtant. Ça s’évapore, les tee-shirts ?

     

    La suite, donc :

     

    À 17h, j’ai skypé avec ma sœur. Je ne l’avais pas vu depuis quatre-cinq jours, j’ai eu l’impression qu’elle avait pris plusieurs années, comme si on n’était plus dans le même espace-temps. Je le lui ai dit, elle m’a cité une scène de « Interstellar », je n’avais pas vu le film, fin de la discussion. Enfin, j’ai quand même eu le temps de lui raconter, en version light, ce qui m’arrivait depuis lundi, comment j’étais traité, tout ça… Elle m’a juré de ne pas en parler aux parents. Sinon, je lui ai promis un sort pire que celui qu’Alfonso m’inflige, jour après jour.

     

    Fin d’aprèm’ : l’impression qu’Alfonso fait profil bas. Comme s’il avait eu besoin de moi pour un truc mais qu’avant, il devait se faire pardonner. Je lui ai demandé où avait lieu la soirée. Il a fait l’effort pour me faire comprendre que la correspondante de Marina créchait dans un quartier plus classe que le sien. Le sien n’est pas si mal (je ne sais plus si je l’ai déjà décrit dans ce journal, faudrait que je vérifie, mais j’ai la flemme), mais j’ai bien vu sa sale petite figure être déformée par la jalousie. On aurait dit un effet de « morphing » typique du début des années 2000, comme dans les vieux clips de Michael Jackson. Trop drôle…

     

    On décolle à 20 h. Alfonso m’a même prêté un tee-shirt. Le motif ? Une sirène à moitié croquée au niveau de la queue.  Le genre de truc qu’on porte qu’en Italie.

     

    Samedi 19 avril

     

    Pas pris le temps d’écrire au retour de la soirée d’hier car ça s’est fini à 3 h du mat… J’ai un gros mal de tête. Il y avait presque tout le monde de la classe (à part Lucie qui a chopé une gastro, il parait, et Malik qui devait rester dans sa famille pour fêter l’anniv de la grand-mère de son correspondant, meskine…).

     

    Bon, comment dire, trop bizarre la teuf… Et surtout, un truc de dingue sur Alfonso. J’essaie de raconter dans l’ordre.

     

    Quand on est arrivé, il y avait du rap italien qui s’entendait jusque dans la rue. Franchement, le rap italien, ça fait pas trop sérieux. Je sais pas, c’est pas une langue assez trash, on n’y croit pas. La corres’ de Marina nous a ouvert, elle est aussi canon qu’elle. C’est un truc que j’ai remarqué, c’est chelou mais les correspondants, dans l’ensemble sont assortis. Je sais, du coup, c’est pas une bonne nouvelle pour moi, mais en gros, c’est la loi générale. Mélanie est chez une trépanée, Marina est chez la plus bonne des filles du lycée italien, Enzo est avec un gros lourd comme lui, etc. Je dois être l’exception qui confirme la règle. Ou bien, je ne me vois pas comme je suis vraiment. Merde. Non, mais, étant donné ce que j’ai découvert cette nuit, je ne suis définitivement pas de la race d’un Alfonso.

     

    Bref, il y avait du rap à fond, on s’entendait pas parler et aussi il y avait de l’alcool, un truc de fou. Alfonso m’avait prévenu, un appart de riches très riches en plein centre de Florence, au moins cinq chambres et un salon aussi grand que mon appartement à Lyon. Pas d’adultes.

     

    Au bout d’une heure, tout le monde était défoncé. Mais vraiment. A croire qu’il n’y avait pas que de l’alcool dans les verres. Un moment, j’ai cru que ça allait partir en vrille genre comme dans le film de Gaspard Machin, je me souviens plus le titre ni le nom du réal’, y a des danseurs et un méchant délire de drogue qui rend taré tout le monde et les gens commencent à s’entretuer tellement ils psychotent tous les uns sur les autres. Moi-même, je ne me suis pas senti très bien. Je suis resté à végéter sur le canapé, je sais pas combien de temps. Une italienne ni moche ni belle est venue s’asseoir à côté de moi et m’a parlé pendant une demi-heure en essayant de se faire entendre par-dessus la musique mais je comprenais pas grand chose. Elle m’a dit que ce qui passait à la sono, c’était Capo Plaza. Elle arrêtait pas de toucher mon tee-shirt en me parlant de la sirène à la queue arrachée, je crois. En temps normal, ça m’aurait fait de l’effet : une fille un peu normale qui me touche le torse en me disant des trucs en italien dans l’oreille, mais là, avec l’alcool, j’avais juste la gerbe. Puis, elle a arrêté de parler et a posé sa tête sur mon épaule. Je crois qu’elle s’est endormie. J’ai vu Enzo qui me regardait de loin en rigolant et qui faisait le geste de rentrer et sortir un truc de sa bouche avec la langue pointée à l’intérieur de la joue droite. Très fin, comme d’habitude… C’est alors que je me suis dit que je n’avais pas vu Alfonso depuis un moment. La dernière fois que je l’avais croisé, c’était à la cuisine, il buvait de la bière au goulot près du frigo, tout seul, les yeux dans le vague. Je sais pas pourquoi, mais pour la première fois, j’ai eu un drôle de sentiment, comme de la pitié pour lui. Je serais presqu’allé le voir pour lui demander comment ça allait. Mais quand il m’a vu, il a de nouveau pris son air furax et ça m’a stoppé net. Après, j’ai rejoint les autres dans le salon et je ne l’ai plus revu.

     

    Je me suis levé du canapé pour aller aux toilettes. L’Italienne s’est écroulée sur les coussins en poussant un petit gémissement et en faisant un geste comme pour me retenir.

     

    Et là, Mélanie s’est jetée sur moi en me disant : Viens, faut que je te montre quelque chose ! Elle était tout excitée et à moitié bourrée. Elle m’a tiré par le bras et m’a emmené dans une des chambres : regarde ! Elle me tend son i-phone. Je ne pige pas tout de suite ce que je vois. La tête d’un type en gros plan maintenue par deux mecs et enfoncée dans une cuvette de chiotte plusieurs fois. Le gars se débat, la tête ressort, il suffoque et ils lui replongent la tête dans la cuvette, et ils tirent la chasse d’eau toutes les dix secondes pour maintenir le niveau du glouglou, et ils rient, et ainsi de suite. On entend des applaudissements et des phrases en italien. En musique de fond, je reconnais le titre de Capo Plaza de tout à l’heure. Je demande à Mélanie morte de rire : C’est quoi ça ? C’est qui ? – Ben, c’est Alfonso, tu le reconnais pas ? Regarde-moi ce bouffon, tu savais pas qu’il se fait victimiser par toute la classe ? Là, c’est moi qui a filmé tout à l’heure, c’est la cuvette des chiottes qui sont bouchées à l’étage, mais y a plein de vidéos trop délires avec lui. C’est Julia qui me les a montrées. Attends, je t’en montre une autre. – Non, c’est bon, je veux pas voir. – Ben quoi ? Tu le détestes ce mec, non ? Tu sais quoi ? Ça fait deux ans qu’il est racketté par Fabio et Luis ! Tout à l’heure, il leur a donné des tee-shirts et du fric, au moins 150 euros. J’ai tout vu. Il s’est même mis à chialer à la fin parce que Luis lui enfonçait son poing dans le dos.

     

    Elle disait ça avec une telle joie méchante que j’ai eu envie de la frapper, de lui démonter la tête. Au lieu de ça, j’ai vomi sur la moquette en laine blanche. Elle a dit – Putain, t’es dégueu. Et elle s’est tirée.

     

    Plus grand-chose à dire de la soirée. Quand on est revenu avec Alfonso à 3 heures, il était livide mais avait les cheveux secs. Il m’a pas semblé qu’il puait. Il avait dû avoir le temps de se passer un coup de flotte sur la tronche puis de se sécher dans l’une des trois salles de bain de la corres’ de Marina. Pratique, une pièce pour torturer, une pièce pour se remettre d’aplomb…

     

    Par contre, c’est comme si ses bourreaux lui avaient coupé la langue. J’ai eu beau essayer d’échanger deux mots, en marchant : quedal, ni en français ni en italien. Arrivé chez lui, il a filé direct pioncer ou pleurer sous son oreiller.

     

    Là, on est samedi, il est 11 heures, et il dort encore. Ou il s’est pendu dans sa chambre. Je prends mon petit-déj’ au milieu de ses parents (ils existent !) qui pigent pas un mot de ce que j’écris sous leur nez. Doivent bien repérer le prénom de leur fils répété toutes les trois phrases, non ?

     

    Il leur a rien dit, of course. Est-ce que moi j’ai fait fuiter la moindre info me concernant à mes parents ? Est-ce que j’ai pas menacé ma sœur si elle tenait pas sa langue ?

     

    Le père d’Alfonso a l’air sympa, vraiment sympa. C’est presque dommage qu’on se rencontre vraiment l’avant-dernier jour. Mais dans les yeux, il a un truc que j’ai déjà repéré chez son fils. Est-ce que, lui aussi, il a eu droit au glou-glou dans les chiottes quand il était jeune ? À la façon dont sa femme lui parle (l’italien qu’elle aboie, ça sonne comme du japonais dans un film sur la WWII), il a peut-être lui aussi tiré le ticket « victime » très tôt, très jeune, et pour le restant de ses jours.

     

    Je ne sais pas si je suis clair, là… si je me comprendrai quand je relirai mon journal dans quelques temps. J’ai pas l’impression de parler mieux l’italien qu’en début de semaine, mais mon français en a pris un coup, si. Vont être ravis ceux qui m’ont envoyé ici.

     

    Dimanche 20 avril

     

    Dans quelques heures, c’est retour en France.

     

    La journée d’hier a été remarquablement vide… ou bien c’était l’effet « décompression » après la soirée du vendredi.

     

    Alfonso a fini par réapparaître, mi-fantôme, mi-Gollum. Ce qui m’a le plus surpris, c’est que ça n’a pas eu l’air d’étonner ses parents.

     

    Il ne m’a pas dit un mot de la journée, ou quasi. Ce matin, il m’a sorti une phrase. Ça m’a presque fait sursauter. La phrase était en V.O., mais j’ai capté l’essentiel. A la louche, ma traduction : « On a pas passé une trop mauvaise semaine, non ? ». J’ai failli lui répondre « Si » qu’il aurait interprété comme bon lui semblait, mais j’ai trouvé mieux. Je lui ai répondu en V.F. « Chacun voit midi à sa porte ». Il a sûrement rien pigé, mais il a acquiescé d’un air impressionné. Dingue, je lui ressors l’une des expressions favorites de ma grand-mère (ma sœur adore les balancer pour clouer le bec à qui elle veut, elle est trop forte pour recycler les expressions de mamie), et le voilà qui rampe devant moi. Heureusement qu’il ne m’a pas demandé d’expliquer ma phrase, moi-même je ne suis plus très sûr de ce qu’elle veut dire ! Un peu comme cette semaine passée avec lui, suis pas certain d’en piger le sens.

     

    Lundi 21 avril

     

    Je pensais pas poursuivre ce journal une fois revenu chez moi… Mais là, il faut, sinon l’histoire ne serait pas complète (un peu comme le Star Wars, je sais plus lequel, où ils ont retourné des scènes après la fin officielle du tournage)…

     

    On est en période de vacances scolaires et c’est au tour des Italiens de venir chez nous à la fin de la semaine. Ma sœur m’a posé des tas de questions sur Alfonso. Elle était super inquiète après notre rendez-vous Skype parce qu’on ne s’était pas reparlé. Elle a même failli tout raconter aux parents. Finalement, elle n’a rien dit. On s’engueule souvent elle et moi, mais je sais que je peux compter sur elle pour certaines choses. Elle était même là quand je suis sorti du car. Je l’ai sentie soulagée de me voir vivant. Ma mère m’a dit qu’elle me trouvait « pâlot » et m’a demandé si j’avais bien mangé dans ma famille. Je l’ai rassurée et j’ai dit que la cuisine italienne était trop bonne et que la mère d’Alfonso adorait cuisiner.  J’ai inventé des sorties familiales dans les lieux dont elle m’avait parlé. La vérité, c’est que je connais par cœur le quartier du centre-commercial de la place San Marco et basta. « Je t’avais dit que Florence était la plus belle ville du monde et que ça te plairait ! Oh, j’ai tellement envie d’y retourner… Et, j’ai hâte de rencontrer Alfonso ! ».

     

    Ma sœur aussi a hâte de le rencontrer… histoire de lui faire payer tous les traitements qu’elle s’est imaginés qu’il me faisait subir ? Histoire de lui ménager un putain de match retour ?

     

    Et moi, est-ce j’ai envie de le revoir ? Des deux Alfonso que je connais, lequel va me rejoindre sur mon territoire ? Celui qui jette son chat contre les portes ou celui qui se laisse torturer dans les salles de bain ?

     

    En ouvrant ma valise, j’ai découvert le tee-shirt à la sirène que je lui avais rendu après la fameuse soirée. Il était repassé et plié. Et dessus, un mot sur un bout de papier déchiré et écrit à la va vite : Acqua in bocca, amico francese.

     

    Ce qui me fait le plus flipper, en fait, chez lui, c’est ce genre de trucs qu’il fait derrière mon dos, sans que je sache comment.

     

    « Acqua in bocca ». De l’eau dans la bouche ? Je me suis demandé s’il faisait allusion à l’épisode des toilettes. Mais après une recherche sur Google, j’ai trouvé. C’est une expression courante pour dire à quelqu’un « motus et bouche cousue ». 

     

    Acqua in bocca.

  • rentrée masquée

    Jour de pré-rentrée, les élèves voient défiler des visages masqués qui se présentent à eux.
    Quels vont être leurs nouveaux repères pour reconnaitre leurs professeurs les premiers jours de lycée ? La couleur des yeux, la monture des lunettes, la coupe de cheveux, la taille, la carrure, la démarche, la forme des fesses ?

     

    France 3 vient coller sa caméra sur ma joue gauche au moment où je souhaite bon courage et bonne rentrée à une assemblée silencieuse de trognes cachées sous des tissus.

     

    Les masques n'empêchent cependant pas les adolescents de replacer leur mèche et de jouer du mascara dans la vitre de la ligne D du métro. Les gestes essentiels sont toujours là. L'humanité ne touche pas encore complètement à sa fin.

  • Le masque et la mort

    La maitresse de cérémonie du centre funéraire en introduction de son discours écrit nous enjoint sèchement de garder une distance de sécurité, de conserver nos masques, de nous taire, de ne pas nous déplacer "car le Covid 19 est toujours là et qu'il est de notre devoir de nous protéger les uns les autres".
    Je pleure dans mon masque. Je ne sais pas quoi faire de ces humeurs qui coulent sans interruption de mes yeux et de mon nez. Je lève un coin de tissu pour me moucher mais c'est peine perdue.
    Je passe la cérémonie noyée dans ma morve et mes larmes.
    Je n'ai pas pensé à prendre un masque de rechange.
    Gaëlle et Catherine sont dans le même état que moi.
    Djassia aurait trouvé un truc drôle à dire pour nous faire sourire.

  • instagrammable

    A ma naissance, mon grand-père avait engueulé ma mère : Tu l’appelles Judith ? Mais tu es inconsciente ! Tu te rends compte s’IlS reviennent…

     

    Jusqu’à mes 5 ans, il m’appellera « la môme Juju », puis il mourra.

     

    Quand je vois aujourd’hui la photo de cette adolescente qui pose dos cambré, poitrine en avant, moue Instagram sur les rails qui mènent à l’entrée du camp d’Auschwitz, je pense à Marceau, à ses mots, à sa peur.

     

    Et ce qui m’effraie, moi, aujourd’hui, c’est cette image impossible de l’Abomination prenant la forme d’une jolie jeune fille souriante, pas plus méchante qu’une autre, répondant certainement à l’injonction d’une amie qui tient l’appareil - le smartphone qui permettra de balancer l’image dans la seconde sur sa page facebook :

     

    Cambre-toi un peu plus, oui, super, on voit bien l’entrée derrière toi, ne bouge plus !

     

    Clic.

     

    Même pas néo-nazie, même pas antisémite. Juste instagrammable.

  • Version moderne

    http://revuenawa.fr/version-moderne/

     

     

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  • la consolation

    Avant chaque cuillerée de glace au chocolat portée à sa bouche, l’un de ses parents insulte l’autre. C’est une mécanique bien huilée.  Une insulte, une cuillère. Comme une compensation immédiate à la douleur.

    La petite fille ralentit son geste, fixe la boule qui va bien finir par ne plus exister, qui ne ressemble déjà plus à une boule, qui déjà a presque disparu, avec cette question – que je peux lire sur son visage intranquille et grave – le dernier morceau de glace signera-t-il la fin de la dispute ou celle de la petite consolation ?

     

     

     

     

     

    Photographie : Tish Murtha

  • Chiens de paille

    Terrasse de Chauffailles

    beaucoup de guêpes cet été

    et des hommes inquiétants

     

    on a vite fait d’imaginer

    du désordre dans les granges

    pendant le bal

    et des filles bousculées

     

    sur ma table

    les deux guêpes

    prises dans le sirop rouge

    du piège en plastique

    s’agrippent l’une à l’autre

     

    et je ne peux rien pour elles

     

     

  • la note

    Il déposait des lettres anonymes dans les boites de ses voisins en variant les messages :

     

    • Rien ne s’oublie
    • Rien ne se perd
    • Ça s’appelle l’effet boomerang
    • Tu ne pensais pas t’en tirer comme ça ?
    • De nouveau réunis

     

    et guettait les réactions.

     

    Il était certain de son effet car, bien sûr, chacun de nous a quelque chose à se reprocher ou à se faire pardonner. Il ne faisait que précipiter la présentation de la note qui finit, quoi qu’il en soit, toujours par arriver.

  • miroir du dedans

    Chaque jour, devant la glace de la salle de bain, nous déplorons à grands cris intérieurs la dégradation fatale et cruelle des traits du visage et du corps visible.


    Pourtant, elle n’est pas grand-chose comparée à ce que nous découvririons si l’on nous tendait un miroir intérieur qui nous permettait de contempler dans le même temps la dégénérescence méthodique de nos cellules et de nos organes au quotidien.


    Nous aurions ainsi un tableau complet de la situation. Beaucoup plus tragique que nous l’imaginions au départ et cette fois vraiment digne de lamentations.

  • les goûts et les...

    Ne soyez pas trop vite flatté quand une personne déclare que vous avez bon goût. Cela signifie seulement que vous avez le même goût qu’elle.

  • la dignité

    La première fois que j’ai croisé mon voisin du 6e étage devant l’immeuble, un très vieil homme, oui, très vieux, sans âge donc mais encore très distingué malgré le visage émacié, le teint malade, les membres chétifs dans un complet trop large, le corps débile prenant appui sur une canne, mon premier réflexe a été de le devancer pour lui ouvrir la porte.

     

    J’ai ce jour-là commis un impair. Il n’était pas concevable pour lui de ne pas tenir la porte à une dame quelque effort qu’il eût à fournir pour y parvenir. J’ai vu son lent mouvement vers la poignée trop tard et j’ai compris à son merci contrarié l’inconvenance de ma conduite. Je lui retirai peut-être l’une des dernières opportunités de rester à une certaine hauteur de dignité en société. De surcroît, en présence d’une femme.

     

    La deuxième fois, j’ai ralenti ma marche, je l’ai laissé saisir la clenche, pousser la porte avec difficulté car handicapé par sa canne, puis faire un geste courtois m’invitant à entrer. Je lui rendais ainsi ce que je lui avais volé lors de notre première rencontre. 

     

    Et peu importe le tendre jeu de dupes - je savais, vous saviez, cher frère humain - il a duré jusqu'à ce que mon voisin du 6e étage n'ait plus à ouvrir aucune porte...

     

     

     

     

     

    Photo – Florent Drillon

     

     

     

     

  • détail

    Regarde ce temps de chagrin ou d'amertume comme une séquence de ta vie.

    Prends du recul comme devant une peinture impressionniste,

    éloigne-toi de quelques pas,

    là encore,

    oui,

    jusqu’à voir le tableau tout entier et non plus le détail qui cause ta peine.

    Ah, ma vie n’est donc pas concentrée dans ce trait qui m'afflige.

    Non, ta vie est cette œuvre à contempler de loin et qui comprend en elle toutes les tristesses et toutes les joies passées et à venir.

     

    Ne fixe jamais le détail trop longtemps sous peine de finir par le prendre pour l’entière création.

     

     

     

     

     

     

     

    Claude Monet, Soleil d'hiver à Lavacourt (dét.), c. 1879-1880 — musée d'Art moderne du Havre, Normandie, décembre 2013

  • De l'aubergine

    Cette personne essaie de me convaincre depuis une heure que l’aubergine est un légume délicieux, m’explique pourquoi j’ai tort de ne pas l’apprécier à sa juste valeur, m’énumère tous ses mérites, me vante son goût savoureux, sa texture unique, son parfum subtil au travers d'un argumentaire précis et détaillé dans le but de me ranger à son avis mais je n’en aime pas plus l’aubergine à la fin de son exposé aussi achevé soit-il. Du moins pour le moment. Et cela semble la contrarier au plus haut point. Comme si mon absence d’adhésion faisait injure à son goût alors qu’elle met juste en lumière des appréhensions sensibles et sensitives différentes. Je n’essaie pas de la convaincre en retour de la prédominance de l’épinard sur l’aubergine puisque je sais qu’elle l’a en horreur.

    Il en va de même en matière de livres, peintures, sculptures, chansons, films, musique. Combien de discussions vaines quand il s’agit du goût des uns et des autres, combien de temps passé à des disputes inutiles. On se sent blessé là où s’expriment seulement des perceptions différentes du monde construites progressivement depuis l’enfance et plus ou moins affinées avec l’âge.

     

    Qui pour oser dire sans en rire : « Ta perception de l’aubergine est moins pertinente que la mienne » ?

  • vieillir

    Dans le meilleur des cas, le vieillissement physique rendu visible par le cheveu qui chute, la peau qui lâche, la paupière tombante et la fesse amollie, est largement compensé par une maturité affective et émotionnelle grandissante et par un état de quiétude tendant à refléter une harmonie exponentielle avec les êtres et le monde.


    Dans le meilleur des cas.

  • sur le son de l'orchestre

    Et toujours cette vieille folle, pas si vieille sans doute, pas si folle, dansant au son de l'orchestre un verre en plastique à la main rempli à ras bord de mauvais vin, tatouages délavés, jupe à volants et top moulant sur membres de junkie, partout la même, à Lisbonne, Sète, Rive-de-Gier ou Lyon-Croix-Rousse, rit, rit puis finit par tout le monde insulter.

  • fado

    Entre des séries de chansons qui font vibrer les ruelles de l’Alfama d’une saudade poignante et incarnée caressant la mélancolie lascive et disponible du touriste rêveur, la chanteuse de fado, lisboète altière et digne, cheveux tirés en arrière en un chignon austère, visage expressif et grave, port de tête majestueux et fier, profite de ses pauses régulières à l’ombre du citronnier de la cour pour battre son propre record au jeu Candy Crush.

  • mauve

    Chaque matin

    7 h

    colline de l'Alfama

    velux ouvert

    sur la ville et le Tage

    café noir

    lumière mauve

    toits et campaniles

    antennes tv et paraboles

    cacilheiros et containers.

     

    Chaque matin

    7 h 07

    un drone

    gros bourdon noir

    que j’entends toujours

    avant de voir

    s’attarde quelques secondes

    au-dessus de ma tête

    puis reprend son vol

    parmi les martinets

    et les mouettes lisboètes.

     

  • instinct de survie

    Nous tendons tous l’oreille, inquiets, dans le but de capter le minuscule filet de voix qui essaie de se frayer un chemin jusqu’à nos oreilles mais la poétesse semble réellement à bout de souffle, presque à l’agonie. COVID 19 ? Épisode de détresse respiratoire ? Qu’à cela ne tienne, je m’élance pour essayer de la ramener à la vie et la projette au sol - peut-être un peu brutalement mais je dois agir - afin de prodiguer les premiers gestes de secours. Elle se débat, c’est normal : instinct de survie. Son regard paniqué indique qu’elle ne sait plus laquelle, de la vie ou de la mort, lui tend la main en cet instant. Mes mots se meurent… mes mots… la mort… je suis là… non, je ne suis pas là… mais plus loin déjà... les mots crient, les mots pénètrent…néant ! néant... Le manque d’air la fait délirer. Ou peut-être déclame-t-elle encore son poème ? Je n’ai pas le temps de m’en inquiéter plus avant car mon corps quitte le sol. La chute est brutale. Les vigiles du festival Paroles ardentes sont de véritables colosses cette année.

    Personne pour me remercier. Pas grave, j’ai l’habitude.

    La poétesse repositionne sa mèche et reprend là où elle en était. Une vraie pro.

  • Non capisco niente

    je regarde une série policière norvégienne sans sous-titres
    je lis les conversations facebookiennes d'une amie suédoise en suédois
    j'écoute des chansons en langue arabe
    je feuillette un livre sans images écrit en japonais

     

    pour ne rien comprendre à rien


    mais peut-être pas plus pas moins que d'habitude tout compte fait

  • Héros

    Tandis qu'il faisait un bouche à bouche et un massage cardiaque destinés à réanimer cette vieille dame qui gisait sur le trottoir après une chute spectaculaire, l'écrivain se demandait de quelle manière il pourrait bien retranscrire cette scène dans deux heures, quel point de vue il serait pertinent d'adopter et s'il ne serait pas intéressant de faire entrer en scène un personnage secondaire qui aurait un rôle à jouer plus tard dans le récit. En levant la tête, il vit cet homme penché au-dessus de lui avec son drôle de chapeau mou et sa moustache fine ; il le nomma Gauthier, le casa dans un coin de son cerveau puis l'admonesta :

    - Poussez-vous donc, monsieur. Ne voyez-vous pas que je suis en train de sauver une vie ?

  • coït

    Cette nuit la lune m’a réveillée. Sa lumière était brutale et pénétrante, sa rotondité, parfaite. Ses cratères, distincts, se détachaient comme des énigmes au pochoir. Pour lui plaire, le jardin s’était enveloppé de son parfum de cocotte au chèvrefeuille et seringat tandis que les oiseaux nocturnes lançaient des cris lascifs et implorants.   

    Il allait se passer quelque chose. J’ai senti que j’étais de trop. J’ai rabattu mon drap sur la tête pour ne pas être en position de voyeuse. Ce qui est bien naïf de ma part car chacun sait qu’aucun de nous n'a le pouvoir d'échapper au grand coït énergétique quand il a lieu.

  • "Trop chou"

    Une dame âgée danse seule sur un son rock et se déhanche avec joie. Le décor fait penser à celui d'une fête de famille.

     

    Qui la filme ? Pourquoi cette vidéo devenue virale a-t-elle été partagée sur les réseaux sociaux ? Dans quel but ?

     

    Sous le petit clip, on peut lire les commentaires : MDR, LOL ou  TROP CHOU,  ELLE EST TROP MIGNONNE. Des émoticônes rigolards ou des cœurs les accompagnent.

     

    Pourquoi la vieillesse dansante et heureuse déclenche-t-elle systématiquement

    rire

    et commisération ?

     

    A quel moment le corps mouvant d'une femme devient-il si pathétique aux yeux des autres qu’il ne peut plus engendrer qu’amusement ou pitié attendrie ?

     

    A quel instant précis passe-t-il de la grâce à l'anomalie ?

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Bonnes manières

    Où ai-je appris à dire « merci » ? Quand il m’offrait quelque chose et que je disais ce mot en retour, mon père m’engueulait : on ne dit pas merci à ceux qu’on aime, c’est normal de donner et de recevoir, pas la peine d’y ajouter toutes ces gnangnanseries. Il a fini par me convaincre. Déjà, parce que comme ça j’arrêtais de me faire engueuler, puis parce que je me suis persuadée en effet que le geste partagé suffisait, que les mots n’étaient que de gros lourdauds. Ce qu’il avait omis de me préciser, c’est qu’en dehors de notre cadre intime, les choses ne se passaient pas exactement comme ça. Je suis devenue la rustre qui déchire les papiers cadeaux sans se donner la peine de dire le mot magique à la fin, la malpolie pas finie. Je sentais bien que les gens attendaient un truc après le don, le compliment ou l’attention, mais je les regardais droit dans les yeux, pensant : ils savent comme moi que cet instant de communion se suffit à lui-même. Mes fesses.

     

    J’ai dû me rééduquer. Me rééduquer à ajouter la parole au sentiment de gratitude. Pour le plus grand bien de tout le monde. Ne t’en déplaise, papa.

     

    J'ai gardé de toi une chose, pourtant : une réelle aversion pour l'afféterie, la minauderie, le chichi et la simagrée qui participent au mensonge relationnel et déguisent l'hypocrisie sociale et l'entreprise de séduction en bonnes manières. Je crains qu'ici la rééducation ne prenne un peu plus de temps...

  • idée fixe

    Cette femme a tellement l'air heureuse et rassurée de penser que je suis une méchante fille arrogante et hautaine que je n'ose pas la détourner de son idée fixe et lui donne charitablement toutes les occasions de confirmer son impression. On ne peut faire montre de plus d'altruisme et d'attention désintéressée à l'autre, avouez.

  • Patriarcat blanc

    La petite est remontée comme un coucou. Elle a préparé son seau de colle, ses affiches et ses pinceaux pour faire connaitre aux murs croix-roussiens sa révolte contre le patriarcat blanc. Elle déborde d’énergie, toute pimpante dans son short en jean et son débardeur sans soutien-gorge. Sa maman, Cyrille, ressert du thé au jasmin à l’amie venue en visite tandis que son papa, Thomas, demande où est passé le fer à repasser qui n’est plus dans la buanderie. « Dans ton cul ! » répondent en chœur la mère et la fille. L’amie reprend, enjouée, une madeleine au chocolat : Thomas est vraiment le champion indétrônable de la pâtisserie maison.

  • Plat du jour

    Tchik… tchik… tchik. Le père à la terrasse du Clos Jouve paie une assiette à son fils de 12 ans. C’est tout ce qu’il fait, payer une assiette. Pour le reste, il scrolle son écran de I-Phone sans lever la tête - tu veux quoi ?- quand le serveur arrive, puis disparition dans le système binaire. Tchik… tchik… tchik... Le gamin, plante la pointe du couteau à viande en alternance entre chacune des phalanges de sa main gauche, d’abord lentement, avec précaution, puis, de plus en plus vite, tchik tchik tchik, d’abord, en ne quittant pas sa main des yeux puis en fixant son père, tchik tchik tchik, l’enfant fixe le front de son père dans le but d’atteindre l’endroit du cerveau susceptible d’être réceptif à sa présence, tchik tchik tchik.

    Cette histoire père-fils va mal finir.

  • Taille M

    Il avait été un bébé moyen, un enfant moyen, un adolescent moyen. Déjà, en classe de maternelle, les pastilles vertes du cahier de suivi des apprentissages - nommé plus tard « cahier de réussites - témoignaient d’une progressivité étonnamment régulière et constante sur le premier cycle. Il avait su lacer ses chaussures à l’âge moyen auquel tous les enfants savent le faire, il avait appris à lire dans le temps imparti à cette activité. Là où certains de ses petits camarades étaient diagnostiqués précoces - on dira plus tard « élève à haut potentiel - lui, avançait tranquillement, à son rythme, sans être non plus à la traîne. Il n’était ni gaucher, ni daltonien, ni myope ni rien d’autre qui aurait pu le distinguer de la masse des individus de sa classe d’âge. Sur ses bulletins scolaires les deux formules les plus utilisées par les professeurs furent « élève moyen » et « résultats moyens ». Plus tard, au collège, son physique moyen n’engendra ni admiration ni moquerie. Il était de taille moyenne, de poids moyen, les traits de son visage étaient parfaitement normés. Aucun signe particulier n’aurait permis de le décrire. Quand il manquait à l’appel, le groupe s’en rendait à peine compte. Son prénom rentrant dans la catégorie des prénoms masculins les plus donnés l’année de sa naissance, personne ne le retenait particulièrement. De l’enfance à l’âge adulte, aucune flamme artistique, sportive, quotidienne ou professionnelle ne l’anima. Ses patrons avaient toujours été satisfaits de ses services mais il n’accepta aucune promotion interne. La compétitivité et le challenge ne l’intéressaient pas. Les responsabilités encore moins ce qui le rendait sympathique auprès de ses collègues qui ne se sentaient pas menacés. Il entretenait des relations cordiales, dépourvues de passion, avec ses voisins, sa famille, ses amis. Il vécut une existence moyenne et tout à fait satisfaisante en compagnie d’une femme qui aimait sincèrement sa moyenneté et avec laquelle il fut heureux ne cherchant pas ailleurs plus de joliesse ou d’originalité.

    Son exceptionnelle dimension moyenne était une sagesse que peu de ses contemporains lui reconnurent trop occupés qu’ils étaient à épater la galerie par des gesticulations spectaculaires.

  • LIKE

    Adèle s’est fabriqué un petit algorithme personnel : grâce à lui, elle comptabilise les pouces levés et les cœurs figurant sous ses statuts Facebook et sait précisément qui a liké, à quelle heure et combien de fois dans la journée. A partir de ce savant décompte, elle statue sur l’autorisation qu’elle accorde à ses « amis virtuels » d’intervenir ou pas sur son mur. A moins de trois « likes » par semaine sous ses nouvelles parutions, elle proscrit tout commentaire étranger et renvoie les importuns à leur incivilité. D’ailleurs, elle s’applique cette règle à elle-même : elle a un taux de pouces à distribuer au prorata de l’intérêt personnel qui en découle. Quatre par semaine sous le statut de ce nouvel éditeur qui remarquera peut-être ses textes, trois sous celui de cette autrice un peu visible dans le champ littéraire de la blogosphère, deux autres sous les statuts de ce joli artiste au regard mélancolique qu’elle pourra peut-être sauver de lui-même.

  • COREP

    Le jeune homme de la COREP s’inquiète de l’aspect de mon manuscrit.

     

    - Vous avez ce qu’il faut pour le relier ?
    - Oui, j’ai des baguettes.
    - C’est tout ?
    - Oui. Ce n’est pas suffisant ?
    - Je pense que les éditeurs préfèrent qu’il y ait une fiche plastifiée devant.
    - Ah ?
    - Oui, ça rend mieux. C’est 40 centimes par fiche.
    - Bon d’accord, mettez-m’en 10.
    - Oui, mais, vous avez pensé au dos ?
    - Le dos ?
    - Oui, une feuille cartonnée en dernière page.
    - Ah non. Non plus.
    - Ah… Alors laissez tomber le plastique si vous n’avez pas de dos.
    - Ah bon. D’accord.
    - Oui…
    - Je vous sens désappointé… Vous trouvez qu’il fait un peu trop cheap comme ça, mon manuscrit ?
    - Un peu…
    - Vous savez, je pense que la plupart des éditeurs jettent un premier coup d’œil très rapide sur les manuscrits qu’ils reçoivent, lisent les premières pages, les dernières, quelques-unes au milieu et ne s’éternisent pas sur l’aspect esthétique de l’objet… 9 sur 10 finissent en quelques minutes sur un tas de feuillets non lus abandonnés dans un couloir ou un coin de salle. Mais je me trompe peut-être.
    - Quand même, le plastique, c’est plus attrayant.
    - Alors, disons que le côté baguette-papier correspond plus à ma personnalité : j’aime bien l’aspect brut des choses, je ne suis pas trop ruban doré sur les papiers cadeaux, plastique autour des fleurs.
    - Bon, moi, je disais ça, c’est pour vous…
    - Et c’est très gentil de votre part. D’ailleurs grâce à vous je pourrai me dire que si ce manuscrit ne reçoit que des réponses négatives, ce sera avant tout à cause de la faiblesse de l’emballage. Cette petite consolation me sera très précieuse.