Characters
-
rien
Et toi, t'en penses quoi ?Rien.Vraiment rien.Pourquoi faudrait-il toujours penser quelque chose ?Et pourquoi faudrait-il systématiquement commuer nos pensées en palabres ?Le monde est déjà assez assourdissant de paroles vaines et ennuyeuses.Un peu de compassion pour nos contemporains.Ou alors, en chantant.Oui, comme le dit le sage : "Le monde est plus marrant, c'est moins désespérant en chantant". -
Parité
Agissons dès maintenant afin que la lutte pour les droits des femmes nous permette de dénicher les dictatrices qui manquent à l'Histoire de l'Humanité. Nous ne parlons pas de compagnes ou d'épouses de dictateurs, aussi influentes soient-elles, non, nous aspirons à de la vraie dictatrice, toute-puissante, solitaire, omnipotente et cruelle. Vous criez à l'inégalité ? Le despotisme est essentiellement masculin ? Thatcher a manqué de poigne ? Les reines de l'Histoire vous ont déçu.e ? Il est temps de mettre fin à cette injustice qui prend ses racines dans nos sociétés patriarcales ancestrales. Qu'on donne enfin l'opportunité aux petites filles du monde entier de devenir les futures dévastatrices de l'univers !Signé : Le comité de lutte pour l'égalité des chances entre les filles et les garçons. #Parité forever. -
Vous avez dit éco-anxiété ?
La chroniqueuse de France Culture s’extasia sur la conscientisation politique et écologique de cette génération Z + qui se battait tous les jours pour l’avenir de la planète, mue par un syndrome d’éco-anxiété symptomatique des 15-20 ans. Et, la chroniqueuse de France Culture tout émue par ce combat altruiste, oublia de parler des jeunes de la même tranche d’âge mus, eux, par un syndrome d’anxiété tout court lié non pas au sort de la planète ou à une vision prospective des cinquante prochaines années mais à leurs conditions de vie présente et aux perspectives d’avenir qui leur étaient offertes par la société actuelle.Ce n’était pas que les jeunes de la deuxième catégorie n’en eussent rien à cirer du réchauffement climatique et de l’agonie de la terre et des hommes, mais tenter de sauver leur peau et ne pas sombrer dans la dépression chronique leur prenait déjà beaucoup de temps et d’énergie au quotidien.On leur répétait qu’ils avaient mangé leur pain blanc et qu’ils se devaient de devenir éco-responsable. Cool, le chauffage était coupé depuis longtemps. Mais de quel pain blanc pouvait-il s'agir ?Lien permanent Catégories : Characters, Ecole, Enfance & adolescence, Humeurs, Portrait, Réseau social 0 commentaire -
sobriété
baissez le chauffagene vous embrassez pasne restez pas sous la douchesi vous aimez vos proches, ne vous approchez paséteignez la lumièrene circulez plusrestez chez vousfaites des économiesvous n'arrivez déjà pas à finir le mois ?c'est con pour voussortez vos acryliquesc'est moche ?tant pis pour voussoyez sobresrestez à distancerestez masquésvous avez mangé votre pain blancil était déjà rassis ?dommage pour vousje baisse, j’éteins, je me flingue ?comme vous y allezmais dans ce casvous êtes prié de ne pas déprimer les autressouriez vous êtes filmé -
fièvre
Bénédicte n’irait pas jusqu’à dire que Marcus s’ennuierait ferme dans sa vie s’il n’avait pas un combat à mener, des pancartes à brandir, des indignations à scander. Non, elle n’irait pas jusqu’à penser que sans toutes ces injustices mondiales, la vie de Marcus n’aurait plus de sens. Cependant, force était de constater qu’elle n’avait jamais vu Marcus heureux que dans la fièvre du poing levé. La moindre accalmie le renvoyait à une torpeur plombée et le laissait là, désœuvré, aussi triste qu’une chanson de Christophe un jour de pluie. On avait alors envie de le secouer pour qu’il reprenne vie. Dieu merci, le monde offrait quotidiennement mille nouvelles raisons de s’enflammer pour lui, ce dont on ne pouvait que se réjouir pour Marcus quand on était son amie.
-
Leçon de géographie
En géographie, dis-je à mes élèves, on passe son temps à zoomer et à dézoomer, et c’est cette vision multiscalaire du monde qui nous permet de mieux l’appréhender.Appliquons cette méthode à notre vie de tous les jours, ajouté-je.Je zoome : je prends acte du détail affligeant ou heureux du moment ; je dézoome : je contemple le panorama composé de la multitude de détails - affligeants et heureux - qui forment cette composition unique qu’est ma vie.Le détail a presque disparu, je peux le retrouver en zoomant de nouveau mais je sais à présent qu’il n’est qu’un coup de pinceau dans la grande toile, comme ce lieu-dit, un point dans l’univers. -
Toxique
Reconnaître une personne TOXIQUE, ce n'est pas très compliqué contrairement à ce que veulent nous faire croire les magazines psy de tata Jacqueline. Il suffit le plus souvent de se poser devant un miroir, et, oh miracle ! la personne TOXIQUE est là, devant nous, tout sourire, à tout faire pour nous pourrir la vie à l’échelle même d’une journée :Je suis nulle, je vieillis, je suis moche, j’ai mal fait, je ne vais pas y arriver, j’ai oublié mon rendez-vous, je vais encore me faire avoir, je n'ai le temps de rien, j’ai raté mon bus, les vacances sont trop courtes, j’ai trop de travail, j’ai un rhume, Machin a plus de chance que moi, j’ai fait une tache sur mon nouveau chemisier, j’ai un emploi du temps de merde, les diktats de la beauté empoisonnent ma vie, la société est pourrie, les gens sont méchants, les gens sont bêtes, je suis encore tombée sur le mauvais guignol, j’ai pas de chance, le sort s'acharne, je ne trouve plus de moutarde.Oui, la personne toxique, en plus, est bavarde.Et qui nous oblige à écouter ses jérémiades ? Sans rire.Qui ? -
Action ou Vérité
Dès le début, j'ai trouvé ça débile, le jeu Action ou Vérité. Ceux qui choisissaient Action se retrouvaient le plus souvent à devoir embrasser un autre ado du groupe devant tout le monde.Je finissais toujours par m'endormir sur un sofa, shootée au Malibu. Ma copine Céline me donnait un coup de coude de temps en temps : "P...., Judith, réveille-toi ! Y a Nicolas qui embrasse Mariam !" (Nicolas était très beau et Mariam, tout le monde l'appelait Smarties tellement elle avait des boutons d'acné...). Nul, je vous dis.Mais c'est sûrement là que j'ai commencé à inventer des histoires pour sauver ma peau : je choisissais toujours Vérité et je racontais n'importe quoi. N'importe quoi mais pas n'importe comment.Oui, c'est là que tout a commencé. -
Co-working
-
Barouf
Dans ma bibliothèque, parfois, je fais exprès de ranger les uns contre les autres des auteurs qui ne peuvent pas se sentir. Morts ou vivants.Cet auteur aujourd'hui mort ne supporterait pas de côtoyer cet auteur vivant. Cet écrivain vivant n'a que mépris pour cet auteur mort. Cet auteur vivant déteste de notoriété publique cet écrivain vivant. Ces deux poètes morts ne pouvaient pas se voir en peinture.La nuit, il arrive que tout le monde s'engueule. Je suis obligée d'intervenir :- Hé ! Oh ! C'est pas bientôt fini ce barouf !La dernière fois, j'ai entendu grommeler :- Pour qui elle se prend celle-là ?mais quand j'ai allumé la lumière, personne n'a bronché. -
Farniente
- Pourquoi tu restes assise avec les hommes à table à la fin du repas, Judith ? C'est un geste militant ? Tu veux nous dire quelque chose ?- Ah non, pas du tout... C'est un geste dilettant. Mon penchant naturel, à la farniente...- Ah...- ....- Tu veux un calvados ?- Je dis pas non... Juste avant la sieste. -
La folle allure
Quand je serai plus vieille qu’aujourd’hui, je voudrais ressembler à cette femme de 83 ans rencontrée cet été en Bretagne et qui avait l’air d’une jeune fille. Non pas parce qu’elle portait un joli short, un beau pull en mohair et des sandales jaunes mais par ce qu’elle dégageait de bonheur de vivre et d’amour pour les autres et pour elle-même. Elle nous a invités à regarder un court métrage dans lequel elle figure, réalisé dans l’année par une très jeune femme. On la voit conter son amour pour un homme de 10 ans de moins qu’elle : « Quand il arrive, je cours vers lui et je me jette dans ses bras ! ». Elle découvre le plaisir de longues heures d’amour physique, d’amour tout court. Ils sont beaux. Âgés et beaux. Parce que vivants, conscients du temps et de la mort - dont elle ne parle pas. Je crois que si l’on employait le mot de « jeunisme » devant elle, cela la ferait doucement sourire ; elle s’en fout. Elle évoque sa voisine « une jeunette de 50 ans » qui pleure beaucoup sur son sort alors qu’elle a la vie devant elle. Elle sourit tendrement.Elle vit, c’est tout ce qui lui importe. Elle aime, elle est aimée. Elle est aimée parce qu’elle aime. Qu’elle a toujours aimé les autres. Elle est infiniment aimable. Il n’y a pas grand-chose d’autre à comprendre. Quand on rencontre une personne de cette qualité, on ne peut que tomber amoureux, amoureuse d’elle quel que soit son âge car il n’existe plus.Nous la quittons, elle reprend son vélo, car elle doit aller acheter du poisson pour elle et son amoureux, pour sa fille qui dînera avec eux. Nous la regardons partir, légère, jambes nues, belle et vive et c’est la phrase d’Annie Le Brun adressée à toutes les femmes hardies et libres qui arrive à moi comme une évidence : « Vous n’avez pas d’âge mais la folle allure de ceux qui n’arrivent jamais ».Lien permanent Catégories : Car parmi tous les souvenirs, Characters, Elles, Humeurs, Portrait 0 commentaire -
Pointe-Courte
Le chat de la Pointe Courte n'essaie même pas de te séduire.
Il attend le thon de ton assiette, la seiche.
Enfin, tu crois.
Tu lui tends le thon, la seiche. Tu déposes à terre un morceau. Il continue de te fixer. Sans rien dire. Sans bouger.
Il te fixe comme s'il attendait quelque chose que tu dois deviner.
Et que tu ne devines pas.
Tant pis pour toi. Pauvre touriste. -
Diabolo-moules
Gabrielle de la Maisonneuve nous garde, ma sœur et moi, le temps d'un été à Saint-Jouin-Bruneval.
Elle a 18 ans, elle est parisienne, blonde-Dessange et très jolie. Elle porte des robes de tennis en éponge, des bandeaux pour retenir ses cheveux coupés au carré et des bijoux en or.
Ses parents lui ont enjoint de travailler cet été-là chez nous pour voir de près à quoi ressemble la vie des gens du peuple.
Elle me dit qu'elle a un nom à particule parce qu'elle vient d'une famille noble et que, quand elle se mariera, la cérémonie sera annoncée dans Point de vue, Images du monde (je ne sais pas de quoi elle parle, j'acquiesce).
Elle parle de son prochain rallye pour étudiants de la haute société (je pense qu'elle parle de courses de voitures, j'acquiesce.)
Nous garder l'ennuie profondément, ça se voit. Elle ne fait même pas semblant de s'amuser.
Quand elle nous emmène à la mer, elle nous laisse sur la plage et part faire du zodiac avec le maître-nageur. Elle revient au bout d'une heure échevelée et souriante. Ça nous change.
Elle ne comprend pas que mon père se fâche et la fasse raccrocher un jour qu'elle est au téléphone (son petit ami appelle de New-York en PCV depuis plus de 30 minutes).
Un jour de grande tablée joyeuse de communistes, mes parents ont fait des moules-frites. Elle cherche les couverts. Je lui montre comment on mange les moules au Havre : on se sert d'une coquille vide pour pincer la moule d'une autre coquille et on la porte à la bouche. On mange les frites avec les doigts après y avoir jeté du vinaigre. Je la vois pâlir puis quitter la table. Comme on s'inquiète de son absence ma mère va la chercher. Elle la retrouve en pleurs dans le jardin. Elle ne peut pas manger sans couverts entourée de gens qui rient et parlent fort de choses contraires à ses valeurs. Elle s'excuse mais ces mœurs du peuple sont trop grossières pour elle.
Mon père, visiblement insensible aux charmes juvéniles de la noblesse française la surnomme rapidement "La vieille baraque" quand elle a le dos tourné.
- Elle est où la vieille baraque ?
Trois semaines après son arrivée, nous nous quittons tous sans regret.
Enfin presque...
- Elle est où ta baby-sitter ? s'inquiète le maître-nageur.
Le jour où la dernière Clodette est morte, éditions Le Clos Jouve.
-
Boule à neige
Je vis dans une boule à neige. Il n’y fait ni chaud ni froid. J’ai un époux, qui porte une chemise à carreaux, et un enfant qui tient un chien avec une laisse. Ils sont à côté de moi, à ma droite. Mon mari ne tient pas ma main mais une hache dont il ne se sert pas. Nous sommes debout devant un chalet en pin nordique sur lequel est inscrit le mot « CHALET ». Le chien semble à l’arrêt comme s’il guettait une proie. Si vous approchez votre visage du plexiglas, vous verrez un petit lapin blanc au pied d’un sapin situé derrière le chalet. Le chien ne l’a jamais attrapé. Mon enfant ne sourit pas, il tient la laisse. Mon mari tient une hache. Moi, je ne fais rien de spécial. Mes mains sont posées sur un tablier vert posé sur une robe rouge. Nous ne sommes ni heureux ni malheureux. J’attends que la neige tombe. C’est de plus en plus rare.
-
Elle ne se rend pas compte
L’élève me tend son cahier de brouillon ouvert. Elle a écrit « journal intime » en haut de la page droite. Je lui demande si c’est vraiment « intime » ou si je peux lire mais elle me dit qu’elle ne savait pas comment présenter son texte, alors elle a écrit ça, « comme ça ».Elle est très timide mais toujours souriante, aimable. Elle a 16 ans, vient du Soudan, vit en France depuis deux ans. Sa maîtrise du français est encore approximative et pourtant, je découvre un texte comme je n’en ai pas lu depuis longtemps. Je ne parle pas de textes découverts en classe, écrits par d’autres élèves, non, je parle de littérature en général. Elle utilise des mots simples, ceux qu’elle connait en français, des tournures syntaxiques bancales mais fortes, peu de ponctuation, mais son regard, surtout, est celui d’une auteure, d’une poète, je le sais dès la deuxième ligne. Pas de posture, pas de chichi, pas de pose dans le verbe ; elle n’imite pas, elle n’essaie pas d’impressionner, elle est là. Sa façon d’être en connexion avec ceux qui ne la voient pas, la façon dont elle écrit le « tremblement des lèvres » de son voisin de café, le regard qu’elle pose sur les solitudes alentours qui rejoignent la sienne sans le savoir, me ramènent à des écrits de Sylvia Plath (Carnets intimes) ou Brautigan. Regard juste, clairvoyant et lucide, écriture sans manières mais percutante.- Vous pouvez corriger mes fautes d’orthographe ? me demande-t-elle.Elle ne se rend pas compte. -
Le prince trisomique
François est un adolescent roux, trapu et trisomique. Il a deux ou trois ans de plus que moi. Chaque fois que j’arrive chez lui accompagnée de ma tante Denise et de mon oncle Jean qui sont les voisins de ferme de ses parents, sa mère crie au seuil de la porte : François, ta petite fiancée est là ! et tous les adultes rient. Il arrive en courant et en battant des mains et se précipite sur moi pour embrasser mes deux joues en maintenant fermement mes épaules. Comme il passe son temps à sucer des friandises, ses baisers sont humides et collants. Sa mère lui plante sans répit sucettes, sucres d’orge et bonbons dans la bouche comme si l’arrêt du gavage pouvait lui être fatal. Même quand je frotte ma peau avec ma main, ça ne part pas. Même dans la salle de bain avec de l’eau et du savon, ça reste. Je suis tatouée au sucre jusqu’au coucher. Un jour, il m’embrasse sur la bouche et tout le monde s’en amuse. Du coup, il recommence en me saisissant les épaules avec son enthousiasme brutal. Il applique sa grosse bouche molle couverte de salive sucrée sur mes lèvres. Je n’ose rien dire parce qu’il est « mongolien » et « qu’il n’est pas méchant ». Après, on reste à table pendant une heure, c’est l’heure du goûter. A François et à moi, on sert du sirop de menthe dans de l’eau. Beaucoup de sirop, peu d’eau. Les adultes boivent des liqueurs d’eau de vie ou du calvados. Je n’aime pas la menthe à l’eau mais je n’ose rien dire « parce qu’on est invités ». La mélodie du Big Ben annonce chaque nouveau quart d’heure, la boite en métal avec la photographie du Mont Saint-Michel sur laquelle est inscrite « Galettes bretonnes » est toujours la même et semble sans fond, la table cirée à carreaux rouges et blancs colle sous mes mains. Dans cette maison tout suinte. J’ai l’impression qu’au moment du départ mes fesses vont rester attachées à la chaise, retenues par des filaments de sucre. Les poignées de porte, la chasse d’eau, les murs, les rideaux, chaque objet est un piège sucré comme celui qui tombe en spirale au-dessus de la table et sur lequel viennent agoniser les mouches. C’est une maison Hansel et Gretel. Je m’imagine séquestrée dans la grange familiale par la Reine du Sucre m’obligeant à ingurgiter à toutes les heures du jour et de la nuit, gâteaux, sorbets et morceaux de sucre Candy. Le Prince trisomique essaie de me délivrer par toutes sortes de stratagèmes mais sa mère finit par l’enchaîner à la grande poutre centrale et le badigeonne de sirop de menthe que de grosses mouches noires viennent lécher de leurs trompes. Pendant ce temps-là, les grands parlent des bêtes, du foin, des gens du hameaux et du temps qu’il fait. Il y a toujours un moment où François insiste pour me montrer sa chambre mais je refuse en prétextant que je n’ai pas fini mes biscuits et ma menthe à l’eau. « Il ne va pas te manger » dit sa mère. Elle a presque l’air fâchée.
Un jour, j’arrête d’aller chez les Morlin car je déménage à Lyon et que je ne vais plus en vacances chez ma tante Denise. Lors de notre dernière visite, je ne peux pas dire au revoir à François car il est puni dans sa chambre pour avoir mis le feu à la grange familiale. J’embrasse mon Prince trisomique de loin.
-
Malentendus
Bénédicte mit un peu de temps à se rendre compte que celui qu’elle avait pris pour un magnifique ténébreux romantique à l’âme torturée et passionnée n’était en réalité qu’un gros chieur narcissique et égocentrique.Marcus mit un peu de temps à se rendre compte que celle qu’il avait prise pour une sublime romantique fragile à l’âme complexe et passionnée était en réalité une grosse chieuse narcissique et égocentrique. -
festival de poésie
Pendant que la poétesse met le sexe de son amant dans sa bouche – du moins, dans son texte de lecture publique – la petite fille brune et concentrée assise au premier rang observe, elle, les déplacements rapides d’une fourmi noire sur son bras qu’elle contorsionne gracieusement pour aider l’insecte à déambuler le plus longtemps possible sur sa peau parsemée de grains de beauté.
-
fais le job
Fais le job
quel qu’il soit
selon ton talent
fais-le
La cantinière
en temps de révolution
n’est pas moins importante
que le soldat du front
Si tu sais faire le pain
malaxe la pâte
Si tu sais penser
prends le temps d’expliquer
Si tu sais fédérer
organise
Si tu sais te battre avec les poings
cogne
Si tu sais soigner
panse
Si tu sais construire des maisons
maçonne
Si tu sais le banjo
joue
Si tu sais écrire
prends ton stylo
Si tu sais peindre
prends ton pinceau
Si tu sais voir
filme
Si tu sais garder les troupeaux
veille
Si tu sais faire pousser les radis
sème
Si tu sais méditer
médite
Si tu sais prier
prie
Si tu ne sais rien faire de spécial
lis
contemple les tableaux
regarde les films
les paysages
déguste le pain
le radis
C’est beaucoup
Si c’est encore trop demander
alors dors quelque temps
nous viendrons te réveiller
peut-être un jour
si tout ne s’est pas effondré
d’ici là
Polaroid, Pointe courte, Sète. Été 2019.
-
Papi-chocolat
Deux-trois choses que je sais de lui.
- Je l’appelais papi-chocolat parce qu’il était boulanger-pâtissier à Corbehem et qu’on repartait toujours avec des tablettes de chocolat au lait quand on passait à la boulangerie. J’aimais l’odeur du pétrin et du four à pain. Parfois, je roulais des croissants que j’enfournais moi-même avec la grande pelle.
- Il faisait de la sérigraphie et de la photographie. Il a gagné les premiers prix de concours dans les années 60-70 pour des images de mines en friche, de terres désolées du Nord et de gueules de coron. Plus tard, il emmenait des jeunes femmes dans sa cave transformée en atelier pour les prendre en photo toutes nues. A cette époque, les brunes et les blondes avaient toutes la même coiffure, une coupe à la Stone. Mon cousin Laurent s’était exclamé en voyant l’un de ces portraits nus : C'est maman ! – Mais non, avait ri papi, ta maman ne pose pas pour moi, voyons ! Moi, je m’inquiétais pour elles car je craignais qu’elles ne prennent froid : c’était aussi l’endroit où mamie conservait ses confitures au frais.
- Il portait toujours sur lui un peigne en corne qu’il sortait régulièrement de la poche arrière de son pantalon pour replacer sa mèche. Il me faisait un clin d’œil et disait : Y a pas à dire, je suis beau.
- Il avait été un temps franc-maçon puis s’était fait virer parce que finalement c’était tous des cons. J’ai longtemps cru que ces gens faisaient partie d’une communauté de maçons intègres et je ne comprenais pas pourquoi papi-chocolat s’était disputé avec d’honnêtes ouvriers. « C’est à cause de sa trop grande gueule » m’avait-on expliqué plus tard. Je n’en sus pas plus.
- Il jouait du saxo et de la clarinette.
- C’était un anar de droite, lecteur de Céline et de Nabe. Ses sérigraphies étaient antiaméricanistes, antisocialistes, anticonsuméristes. Un peu anti-tout vu que le monde ne donnait à voir qu’"un spectacle affligeant de médiocrité et de mauvais goût sans fin".
- Quand il est mort, je suis allée rendre ses derniers emprunts à la bibliothèque municipale de Douai : La Nouvelle extrême-droite de C.Bourseiller, Full metal Jacket et Le Déclin de l’Empire américain.
- Il y a une amende pour retard, m’a dit la bibliothécaire
- Je lui ferai savoir, ai-je répondu.
Il m’a donné un petit coup de coude dans les côtes et m’a lancé un dernier clin d’œil en se recoiffant.
-
le paysan du coin
le touriste dit au paysan du coin
que sa femme a des aïeux dans le hameau
une arrière-grand-tante et de lointains cousins
qu’il pense acheter dans la région
pour un retour à l’essentiel
pour un retour aux sources
pour enfin côtoyer de vrais gens
authentiques
étrangers aux intérêts urbains
et aux polémiques stériles
le touriste explique au paysan du coin
comment s’occuper de sa terre
comment labourer son champ
comment créer une coopérative
comment développer une agriculture biologique
qui respecte les hommes et l’environnement
et protège les générations futures
il va pleuvoir, je rentre
dit le paysan du coin
au touriste qui lève la tête
sur un ciel bleu
que rien
jusqu'au soir
ne viendra perturber
-
L'ennui
Chacun de nous se désennuie comme il peut. Lui en collectionnant des boutons de manchette, elle en rédigeant une thèse sur les éléments linguistiques de la cohérence textuelle, lui en photographiant des graines germées, elle en écrivant des poèmes sur la mort. Les hommes et les femmes préhistoriques eux-mêmes, une fois accomplis les gestes vitaux, s’adonnaient à des pratiques diverses pour chasser le cafard : art pariétal, fabrication de percussions, chant et flute, collection d’os et de griffes de smilodon. L’ennui n’est donc pas un problème en soi. Le hic, depuis les origines, vient du côté de ceux qui pour se désennuyer cherchent querelle à leur voisin. Ils sont nombreux. Mais pires encore sont ceux qui nous assomment de leurs fats discours.
A ceux-là, nous avons envie de dire, avec la Marquise du Deffand : Mes chers, « contentez-vous de vous ennuyer, abstenez-vous d'ennuyer les autres ». L’une des paroles les plus sages jamais prononcées sur cette terre et que feraient bien de méditer nombre de nos contemporains.
-
Zébulon
L’homme se dévisse la tête pour regarder la fille assise derrière sa femme, son cou s’allonge comme le corps de Zébulon dans le manège enchanté, penche en alternance à droite à gauche, pour voir la fille dans le dos de sa femme. L’homme se fout de ce que la femme raconte et elle se fout de ne pas être écoutée, elle continue de produire une logorrhée sans fin, les mots accrochés les uns aux autres, sans pause, sans attente de réponse ou d’assentiment. Le cou de l’homme s’étire tant et si bien qu’il va finir par s’enrouler autour du corps des clients du café qui passent à côté de la table, la femme continue de parler, l’homme continue de ne pas écouter, une absence mutuelle à l’autre vécue sans drame, une habitude de vie commune solitaire, deux corps juxtaposés comme deux phrases sans lien logique.
La fille quitte le bar, le cou de l’homme reprend une forme normale, il est surpris de se retrouver devant sa femme qu’il avait oubliée :
- Tu m’as posé une question ?
- Non.
Photo d'une oeuvre de Céline Cléron
-
le jeu
J’essaie de jouer le jeu depuis le début. On ne peut pas dire que je ne fasse pas d’effort. Je pourrais rejoindre ceux qui l’ont abandonné depuis longtemps : ils sont à l’asile ou dans une grotte lointaine. Mais je n’ai le courage ni des fous ni des sages. J’écris des textes qui parfois disent que je ne joue plus : le fait de poser un seul mot sur une feuille dénonce déjà la supercherie. Tout écrit est une justification.Ne plus jouer consisterait à faire silence, à rejoindre la fixité des morts. Peut-être, un jour. Pas maintenant.Je jette tous les mots du dictionnaire à la benne. J’en garde deux seulement, que je ne dirai pas. -
Longtemps, il pensa que si sa poésie était fade, c'était parce qu'il ne souffrait pas suffisamment
Longtemps, il pensa que si sa poésie était fade, c'était parce qu'il ne souffrait pas suffisamment. Il n'avait même pas eu la chance de vivre une enfance calamiteuse comme certains de ses confrères. Considérant que sa vie n’était pas assez pourvoyeuse de malheurs, il décida, un jour, de tremper sa plume dans le sang de scarifications qu’il prenait soin de s’infliger quotidiennement à l’aide d’une petite lame de rasoir bien affutée. Comme il n’avait pas eu soin de l’aseptiser régulièrement, il chopa une vilaine septicémie et son corps fut bientôt recouvert de cicatrices purulentes à vif.Il souffrit beaucoup. Beaucoup. Étrangement, sa poésie ne s’en trouva ni pire ni meilleure. -
Profondeur
Un ridicule qui traverse les âges : la posture (l'imposture) de la profondeur. Dans les domaines de l’art, de la poésie, de la littérature ou de la spiritualité.
Le choix de la posture de la superficialité m’est toujours apparue plus noble et surtout moins décevante quand finit par se révéler la supercherie.
-
Les villes des mois d'août
Les villes des mois d’août sont comme vides de toutEt cependant emplies de pauvres et de fous.Celui-là, sur un banc, mange un gros bout de mouTandis que sa voisine le regarde, debout.Toi, voyeuse cachée, bien planquée dans un coinPenses-tu ô naïve échapper au dessin ?Les mois d’août des villes font de tous les présentsDes complices, des frères, sociétaires du moment. -
Du Bien et du Mal
Arrête avec ce pain tu vas faire mourir les canardsdit la maman à l’enfant qui apprend à six ansqu’on peut faire mal en pensant faire bienet se demande dans l’instantsi du coup on peut aussifaire bien en pensant faire malpensées en ricochet sur l'eau du lac. -
mea culpa
Après avoir diffusé pendant deux ans des vidéos de propagande anti-épilation, prôné la liberté de s’émanciper du joug des diktats qui pèsent sur le corps féminin et exhibé ses poils d’aisselles avec une assiduité militante, la Youtubeuse annonce aujourd’hui à ses 125 K abonné.e.s d’un air grave et solennel sa décision mûrement réfléchie de se raser de nouveau et déroule pendant quinze minutes un argumentaire visant à expliciter les raisons qui ont conduit à ce revirement qui ressemble à un dédit.Quinze minutes d'un mea culpa argumenté et étayé à l'attention des regards du monde entier tournés vers ses poils et ses dessous de bras puisque, sans doute, de l’existence ou de l’absence de ces poils d’aisselles dépend l’évolution des conflits mondiaux, des luttes armées, des suicides planétaires, des famines, de l’esclavage moderne, du chiffre d’affaire d’Amazon, de la faille de San Andreas, de l’équilibre du système cosmique.Elle se lève pour saluer ses fans en joignant ses deux mains en signe de contrition. La dernière image de la capsule s'éternise quelques secondes sur un joli nombril percé.