La Mare Rouge - Page 8
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Foirage heureux
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Malheur solidaire
A la sortie du confinement qui avait duré trois mois, elle replongea comme tout le monde dans la grande agitation générale. La situation économique du pays était déplorable. Bien sûr, les plus riches de la planète s'étaient enrichis mais les plus pauvres étaient encore plus miséreux. Les États comptaient sur l’esprit de solidarité des citoyens pour remplumer leurs caisses. L’avenir s’annonçait difficile pour une grande partie de la population mondiale. Il allait falloir se retrousser les manches. L’Autre Monde annoncé par les utopistes du web ne semblait pas près de s'épanouir.
Elle se demanda alors, si elle n’aurait pas dû mettre à profit ces quatre-vingt-dix jours autrement qu’en se rongeant les sangs pour son télétravail et en maugréant contre les contingences. Quatre-vingt-dix jours, comme la vie, c’est court, c’est long. Bien assez, quoi qu’il en soit, pour faire autrement, essayer des choses, prendre du temps pour soi, repenser le sens, se plaire à s'ennuyer, regarder de nouveau les occupants de son espace domestique… Puis, elle chassa ces piteux regrets en se disant qu’elle aurait été bien égoïste alors de penser à elle alors que des gens mouraient tous les jours dehors, que d’autres vivaient à 10 dans 20 m2, que d’autres encore n’avaient pas de quoi manger. C’était la moindre des choses que de participer au malheur général et même d’en prendre une part active. Oui, elle avait eu raison de subir la situation - ça n’avait servi à rien, mais ça la rendait solidaire de la détresse universelle. Et sa conscience n’était pas maculée du sceau de l’égotisme. Quel soulagement.
Le malheur pour tous, voilà qui était un vrai concept démocratique et égalitaire. (Le diable riait bien).
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Descendance
Depuis le début du confinement, les sons du dehors parviennent à moi plus clairs, plus précis, comme issus d’un casque d’ornithologie. Parce que la ville s’est tue soudainement et que le bruit de fond, auquel on ne prête pas attention en temps normal, n’existe plus - il a laissé place à un silence de mois d’août en avril - je distingue très nettement le chant des grenouilles de la mare de l’Inspé, celui des oiseaux de la cour intérieure, le chuintement des stores qui roulent sur la peau des immeubles, les voix de mes voisins, les pleurs des bébés, les rires des enfants, les disputes conjugales et, depuis peu, les râles d’amour de plus en plus fréquents : en temps de crise majeure les hommes se sentent menacés dans leur survie et ont tendance à multiplier leurs relations sexuelles pour s’assurer une descendance, annonce le dernier Elle magazine.
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engagé
N’ayant jamais pris le temps de sonder son être, d’explorer les facettes de sa personnalité, de déceler ses propres mensonges intérieurs, ne s’étant jamais posé de questions sur lui-même et ne sachant pas même pas ce qui était bon pour lui et ses proches, il prétendait pourtant savoir ce qui était bon pour les autres êtres humains, pour la cité, pour l’humanité toute entière et était engagé depuis vingt ans dans une carrière politique dont le relatif succès régional suffisait à satisfaire son ego.
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Lit Big Size
La vie est parfois aussi vaste et confortable qu’un lit BIG SIZE. On peut y étendre les jambes et les bras en toute amplitude. Se tourner, se retourner, se mouvoir d’un espace à un autre sans rencontrer aucun obstacle et sans gêner aucun corps.
Cette vie sans entrave, sans résistance et sans heurts est alors assimilée à un état de félicité qui contient pourtant en lui-même son propre achèvement si l’on n'y prend garde. Il arrive souvent, en effet, par manque de vigilance, que le lit gigantesque se métamorphose en un étroit lit de camp, de toile et de métal, inhospitalier, hostile à la quiétude du corps et de l’esprit.
Nous n’avons rien saisi du passage de l’un à l’autre sort et nous nous cognons aux barreaux de fer pestant vainement contre notre infortune.
Illustration : Lit à barreaux, création pour Anselm Kiefer
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Troubles du voisinage
Le voisin du troisième étage était venu le premier jour du confinement taper à sa porte :
- Bonjour, je suis votre voisin du dessous.
- Enchantée ! Oui, nous nous sommes croi…
- Oui, bon. Je voulais vous dire que votre musique est trop forte, je ne vais pas supporter ça longtemps.
- Oui, bien sûr. Je vais baisser le son. Ceci dit, si je peux me permettre, je voudrais vous faire remarquer que le niveau de volume n’est pas si…
- Au revoir.
Il avait tourné les talons.
Elle avait baissé le volume qui n’était déjà pas bien élevé. Sa pire angoisse aurait été d’être en froid avec ses voisins. Elle était nouvelle dans l’immeuble et s'était jurée d’établir des relations cordiales avec ses occupants. Elle avait vaqué toute la journée à ses occupations quotidienne, fait un peu de ménage, quelques exercices de gym et elle était en train de regarder un film quand elle entendit frapper de nouveau à sa porte.
- Vous le faites exprès ou quoi ?
- Pardon, je… ?
- Qu’est-ce que je vous ai dit pour la musique ?
- Ah, désolée, je regarde un film… Le son est juste moyen. Vous voulez entrer pour vous en rendre compte par vous-même ?
- Non.
- Non, quoi ?
- Non, ça ne m’intéresse pas. Vos perceptions auditives semblent défaillantes, chère madame. Le son de votre téléviseur me gêne, il n’y a pas à discuter. J’aimerais passer des soirées tranquilles. De plus, vous avez passé l’aspirateur à 14 h, heure à laquelle je fais ma sieste, vous avez sautillé à 17 h, juste au-dessus de ma tête quand je lisais un rapport d’activité de l’Inspection générale de l’Education nationale. C’est insupportable.
- Je fais de la gym. A la télé, ils disent qu’il faut bouger son corps quelques minutes par jour pour rester en bonne santé durant la période de confinement.
- Je ne veux pas entendre votre corps bouger au-dessus du mien. Vous pensez que vous pouvez débarquer dans une copropriété et faire fi des règles les plus élémentaires de savoir-vivre ? Je vous préviens que la Régie de l’immeuble en sera avertie, on en a chassé de plus coriaces que vous !
Il était revenu trois fois le lendemain pour se plaindre du bruit du presse-fruit électrique, du miaulement du chat, de la sonnerie du téléphone, de ses pas sur le plancher. Elle n’osait plus se déplacer dans son appartement que sur la pointe des pieds, ne s’avisait plus d’ouvrir ou de fermer les volets. Elle écoutait sa musique et la radio au casque et restreignait ses exercices physiques à des mouvements de moulinets des bras.
Une suée froide lui glaça le dos quand elle entendit, à 23h30, le toquement de porte. Sans doute son ronflement trop sonore. Des amygdales un peu plus volumineuses que la moyenne en étaient la cause depuis son enfance. Elle plaqua son œil sur le judas et vit son voisin flanqué de deux policiers portant des masques chirurgicaux.
- Madame Agnelle. Vous êtes accusée d’atteinte à la tranquillité des citoyens de cette copropriété. Malgré les avertissements répétés et cordiaux de M. Lupus, vous n’avez fait qu’envenimer la situation par la multiplication d’actes inciviques provocateurs. Vous réglerez donc, dans un premier temps, cette amende pour troubles de voisinage. Si cela ne suffisait pas, des travaux d’intérêts généraux vous seront assignés. Bien sûr, il ne tient qu’à vous que la sanction ne s’alourdisse pas d’une peine plus répressive. Vous ne portez pas votre masque anti-covid 19 ?
- Je vis seule chez moi…
- Et alors ? Votre voisin prend des risques en venant frapper à votre porte, nous sommes nous-mêmes en première ligne. Avec des gens comme vous, pas étonnant que l’épidémie prolifère. Nous ajoutons une contravention pour non-port de masque en réunion publique.
- Je vous assure, j’ai voulu en acheter un, je n’en ai pas trouvé… le gouvernement n’a…
- Bien sûr, c’est la faute de l’Etat ! Espèce d’anarchiste, gauchiste, féministe, hystérique ! ESPECE DE FOLLE !
avait eu le temps d’hurler son voisin sous son masque avant qu’elle ne ferme la porte.
Cette nuit-là, après s'être tournée dans ses draps en proie à une horrible agitation, culpabilisant de son incapacité à s'intégrer dans un groupe social quel qu'il soit, elle poussa un tel hurlement de terreur pendant son sommeil que l’immeuble entier en fut ébranlé jusque dans ses fondations.
Son compte était bon.
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où est le problème ?
Elle vivait confinée depuis l’âge de trente ans, cela n’avait donc pas changé grand-chose à sa vie de se voir interdire du jour au lendemain, l’accès aux rues, aux jardins, aux squares, aux voyages. Elle travaillait à domicile et maitrisait mieux que quiconque toutes les nouvelles technologies du numérique, les salons de discussion, les outils de visio-conférence qui lui permettaient depuis des années de rester en lien avec les membres de l’équipe de son entreprise. L’ensemble home cinéma-enceintes high-tech qu’elle s’était offert pour ses trente-cinq ans mettait à sa portée, et dans des conditions exceptionnelles de réception, tous les supports culturels dont elle rêvait : livres, films, séries, musiques, concerts, visites guidées dans les musées... Elle écrivait, jouait de la guitare, chantait, partageait ses créations. Sur YouTube le nombre de ses fans ne cessait d’augmenter de manière exponentielle. Elle aimait cuisiner avec des ingrédients importés du monde entier et inventait chaque jour de nouvelles recettes qu’elle partageait sur son blog « Cuisines du monde à domicile ». Elle avait une hygiène de vie parfaite et était abonnée à des séances de sport en ligne : Pilates, Yoga et body bump. Elle se tenait informée des événements planétaires et participait activement à la sauvegarde des espèces végétales et animales en militant à distance dans une O.N.G qui l’avait élue « membre le plus actif de l’année 2017 ». Elle avait applaudi tous les soirs le personnel soignant à 20 heures lors du premier confinement, reconnaissante du travail effectué même si elle ne sentait pas personnellement menacée par la maladie puisqu’elle n’était plus en contact physique avec personne depuis bien longtemps. Elle rencontrait des hommes et femmes sur les réseaux sociaux ou sur des sites de rencontre. Elle faisait l’amour grâce à un casque virtuel très sophistiqué et inventait des scénarios chaque fois inédits, dans des lieux que le monde extérieur n’aurait pu lui offrir, avec des personnages qu’elle n’aurait pu rencontrer dehors. Parfois, cela arrivait, elle tombait amoureuse et vivait des idylles tout à fait satisfaisantes. Au moment des ruptures, son chat Kafka la consolait.
Bref, elle ne comprenait pas pourquoi le monde entier faisait toute une histoire de ces épisodes de confinement à répétition. Si, comme elle ces dix dernières années, chacun s'était organisé pour vivre cloîtré la pandémie n’aurait pas eu lieu et on ne serait pas en train de s'angoisser à l'idée d'une potentielle fin du monde.
Illustration : Felice Casorati. ~ Daphne at Paravola, 1934, Galleria Civica d’arte moderna, Turin.
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voisin de quartier
ne le dites pas à mon amoureux
mais depuis que je vis
sur mon balcon confinée
un voisin de quartier
en vis-à-vis
en nez-à-nez
me fait des signes
sans parler
des coucous
des bisous de la main
au moment du dîner
il me tend des boudoirs
que je ne peux toucher
penche la tête à droite
comme un mini Clooney
il pose il rit il danse
saute
va se cacher
juste avant que maman
ne vienne le chercher
disant :
c’est l’heure du bain !
ou bien de la tété
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La chanson de Fernando
Fernando se trouve très beau
il a un gros ego
et une grosse moto
il y pose des bimbos
à poil ou en maillot
qui crient : ohhhhh, Fernando !
Oooooh !
Fernando aime les femmes
avec de gros lolos
s’en sert comme coussin-peau
pour faire son rototo
puis les vire du cargo
comme un vrai salopiaud
Ohhhh Fernando !
Noooooo !
Fernando a une grosse libido
il aime le porno
et rédige des sextos
pour se taper cathos
psychos,
schizos,
angelots,
filles du Lido
Oh Fernando !
Chauuuuuud !
Fernando est-il un gros macho
ou un parfait salaud
rustaud
faraud
sado
péquenaud
blaireau ?
Il finira KO
entre les deux cuisseaux
d'une gentille femme-ado
ou d’une folle nympho
attention urgo-bobo
dans son cerveau
Pan, un pruneau
Oooooh, Fernando !
Finito.
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ascèse
Elle avait décidé une fois pour toute que tout irait mal, que rien ne se passerait jamais comme elle le souhaitait, que la vie n’était qu’un long labeur, une somme de tâches plus éprouvantes les unes que les autres.
Ainsi son existence s’en trouvait simplifiée puisque guidée par une vision unilatérale cohérente. Elle s’appliquait à souffrir avec une grande détermination. A le faire savoir aussi : la seule petite consolation satisfaisante qu’elle s’accordait dans cette vie d’ascèse qu’elle s’imposait.
Pour qui, pour quoi ?
Qui sait où l'orgueil va se loger...
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Inopportun
En pleurs, Justin supplia l’équipe médicale de revoir une dernière fois sa femme et ses enfants avant de mourir sur son lit d’hôpital. Tant et si bien que le médecin de garde ce soir-là, appela la famille pour proposer qu’exceptionnellement elle puisse, avec toutes les mesures de sécurité qui s’imposaient dans ces circonstances singulières, venir au chevet de l’agonisant afin de lui faire ses adieux.
Le cadet de ses fils était en train de terminer une partie de Fortenite en ligne qu’il ne pouvait interrompre sans risquer de perdre une vie virtuelle impétueusement sauvegardée. Son fils aîné, était engagé depuis vingt minutes dans le visionnage du dernier épisode de The Leftovers ; il allait sans dire qu’il ne pouvait envisager de quitter son écran à un moment si crucial de la narration. Sa femme, quant à elle, venait d’enfourner un soufflé au fromage, plat qui, comme chacun le sait, ne supporte aucune rupture de chaleur et n'attend pas pour être dégusté.
Ils étaient désolés, vraiment, mais le moment s'avérait inopportun.
Comme tous les moments que Justin avait jusqu'à présent choisi pour interagir avec eux, d'ailleurs, soupira son épouse en raccrochant.
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Vivre
On guette, on est sur le qui-vive, on protège ses arrières mais ça se passe ailleurs. Le champ qu’on croyait miné est vierge. Le champ qu’on pensait sauf est piégé.
On s’attend au pire : on a raison. Et, on a tort. Car rien n’arrivera comme on l’a imaginé.
Parce que la vie est un grand fracas de tout et qu’on est le centre de rien. Parce que le sens nous dépasse. Parce que la vie n’a pas vocation à être juste ou injuste. Elle est.
Je Vois ce qui se présente à moi. J’agis. Je mets de l’ordre. J'aime.
Je vis tant que cela est possible. Avec joie.
Je Vis.
Illustration : Levitaciones, Martin Corpertari, 2009.
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nos regards
J'ai été un enfant, les photos en noir et blanc l'attestent.
Mes amis aussi ont tous été des enfants, j'en ai maintenant la preuve.
Quand je vois leurs regards, leurs moues, leurs sourires, leurs grimaces, je me plais à imaginer une grande cour de récréation dans laquelle nous aurions fait connaissance à l'âge de nos photographies.
Je fantasme une grande journée durant laquelle nous aurions eu le temps de nous rencontrer, jouer à l'épervier, au foot, à l'élastique,
où nous aurions pu nous battre, nous disputer, tomber amoureux, tricher, faire des clans, pleurer, bouder, nous réconcilier,
où nous aurions fait des rondes, des croche-pieds, rapporté à la maîtresse, dit "t'es ma meilleure amie", dit "t'es plus ma meilleure amie", dit "celui qui ment va en enfer".
A la tombée de la nuit, on se serait embrassés : Au revoir. A dans 10, 20, 30 ou 40 ans. Selon.
Et l'on se serait reconnus, un jour, sans hésiter une seule seconde, juste à nos regards
dont pas un n'a changé.
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mes morts
Mes morts se manifestent souvent ces derniers jours. Je ne sais pas ce qu’il en est des vôtres. Reviennent-ils plutôt l’après-midi, en soirée ? A l’aube, au crépuscule ?
Les miens sont facétieux, ils me réveillent la nuit et chuchotent des mots à mon oreille :
Alors, ma fille, comment vas-tu ? Comment t’en sors-tu ? As-tu enfin compris ?
- Quoi, papa ? Comprendre quoi ?
Mais il est déjà parti.
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quid
Si je n’apprends rien de moi durant cette période, je n’apprendrai jamais rien.
Si elle ne pose pas de questions sur mes liens, mes relations à l'autre, mon rapport à mes proches et à moi-même : qu’en dire ?
Si elle ne remet pas en cause mon appréhension de l'Intérieur et de l'Extérieur : qu'en faire ?
Si elle ne me permet pas de Voir mes habitudes délétères, mes mécanismes, mes enchaînements machinaux : alors quoi ?
Si elle n’est pas le moyen de faire un pas de côté, de labourer quelques champs laissés en friche, d’essayer quelque chose : quid du sens ?
Si, finalement, elle n’est qu’un temps subi qui n’attend que de me voir sauter de nouveau, pieds joints, mains attachées derrière le dos, dans la précipitation du monde, alors :
pauvre de moi.
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masque à gaz
Laurent, mon ex-mari, me fait signe de loin dans l’une des files d’attente du Super U. Il porte un masque à gaz qui couvre sa bouche et son nez et ne laisse apparaitre que ses yeux et son front. Je reconnais l'incarnation de ses cheveux.
Il est mort depuis trois ans mais il est à dix pas de moi et me fait joyeusement signe, une brique de soupe à la main, un masque à gaz collé au visage. Comme une bonne blague.
Ça m’étonne à peine. Les temps sont étranges. Pourquoi pas ça. Le retour des morts parmi les encore vivants. Le Super U momentanément transformé en une espèce de zombi land de quartier dans lequel se croiseraient les corps du passé et ceux du présent.
Je mets plusieurs minutes à réaliser que le porteur de masque est le fils ainé de Laurent qui habite au bout de la rue et que je n’avais pas croisé depuis plusieurs mois.
Non, le virus, quelles que soient ses vertus révélatrices, ne ressuscite pas encore les morts.
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Rendez-vous
Mince, j’ai loupé le rayon de soleil.
J’ai raté le rayon de soleil furtif qui apparait quotidiennement sur mon balcon côté rue avant 15h40.
J’ai juste eu le temps de le voir disparaitre derrière le toit de l’immeuble d’en face au moment où je me précipitais entre l’étendoir à linge et la litière du chat.
Il a juste eu le temps de caresser ma joue une demi-seconde et c’était fini.
Je dois attendre demain.
C'est ma faute. Pas la sienne.
On ne loupe pas ce genre de rendez-vous.
C’est aussi insensé que d'oublier un rendez-vous amoureux.
Peu importe le télétravail, peu importe les copies, les mails, les visioconférences.
Il y a des manquements à la vie impardonnables,
en temps de confinement.
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Sortie début avril : Le jour où la dernière Clodette est morte
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point de rupture
Liberté, égalité, fraternité
quand est-ce devenu un slogan ?
Carpe diem
quand est-ce devenu une formule à tatouage ?
Devenir soi
quand est-ce devenu une injonction publicitaire ?
A quel moment est-on passé de l'Essence au bavardage ?
Où est le point de rupture ?
Hand with Reflecting Sphere -- M.C Escher. Lithograph, 1935
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Fenêtre sur cour
Vous sentez comme nos immeubles sont pleins de nous ?
Comme ils sont plus lourds de tous nos corps rassemblés, de toutes nos masses, de nos chairs odorantes à tous les étages, de nos corps enlacés et fourbus, de nos plaisirs communs ou solitaires ?
Vous entendez comme ils bruissent plus clairement de nos pas, de nos rires, de nos repas en famille, de nos mots gros ou doux, de nos cris de jouissance ou de fureur, de nos paroles vaines ou amoureuses ?
Vous sentez comme ils sont peuplés de l’odeur de nos soupes à l’oignon, de nos pains, de nos tartes aux pommes, de nos tajines, de nos gratins dauphinois, de nos sauces bolognaises ?
Vous entendez comme ils résonnent des disputes d’enfants, des batailles d’eau et de polochons, des guerres fratricides et des batailles rangées de warriors, de hobbits, d'orques et de gobelins ?
Pendant ce temps, dans la rue, des mouches volent.
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confinement et cross urbain
Comme on n’avait plus le droit de se déplacer sans une raison autorisée par l’état et que, parmi la liste des excursions non condamnables, la pratique d’une activité sportive telle que le jogging arrivait en bonne place, on avait vu naitre, en une courbe aussi exponentielle que celle dessinée par la prolifération du virus, de nouveaux adeptes de l’hygiène corporelle.
Ainsi, par exemple, les amoureux séparés dans la ville, enfilaient un survêtement et des baskets pour se rejoindre au pas de course et échapper ainsi à la suspicion de la police et de l’armée. Les solitaires non sportifs s’étaient mis à pratiquer le footing dans leur quartier afin de pouvoir prendre l’air en toute quiétude même s’il leur en coûtait et qu’ils crachaient leurs poumons. Les dealers, quant à eux, s’étaient vu dans l’obligation de tourner en rond au petit trot dans les espaces habituellement réservés au trafic tandis que leurs clients allaient et venaient à plus ou moins grandes foulées dans le but de se procurer les substances apaisantes qui leur permettaient de supporter l’enfermement.
La ville s’était en quelques jours transformée en un grand parcours de cross urbain sur lequel des individus évoluaient sans d’autre perspective de récompense que l’amélioration de leur performance cardiaque.
Bref, chacun se débrouillait pour continuer de vivre sa vie d’homme, de femme, d’amant, de célibataire, de drogué ou de trafiquant avec les moyens licites que la période lui accordait.
Seuls les sans-abris levaient la tête avec résignation vers ce monde mouvant qui, confiné ou pas, n'en finissait pas de les laisser pour compte.
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histoires de confinement
Abdel en quarantaine avec Mathilde aurait préféré être confiné avec sa collègue de travail, Josie. Elle-même rêvait d’un confinement avec Raoul qui n’en pouvait plus de son confinement avec sa femme Claire et leurs trois enfants qui auraient préférés, eux, être confinés chez la baby-sitter, Sabrina, elle-même en confinement contraint avec Olivier. Olivier, de son côté, fantasmait un confinement avec Valérie et Coralie tandis qu’elles-deux rêvaient d’un confinement rien qu’à elles, empêché par leur vie maritale avec Vinz et Roger qui auraient, quant à eux, juste bien aimé aller boire une bière.
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Pourquoi ne tend-t-on pas l’oreille à ce que veut nous dire le petit virus ?
Pourquoi ne tend-t-on pas l’oreille à ce que veut nous dire le petit virus ?
Bon, d’accord, il tue les plus faibles d’entre nous, ce qui n’est pas très charitable.
Mais, justement, parce qu’il tue, qu’il menace ceux qu’on aime, parce qu’il nous met face à notre impuissance, à notre fragilité, au caractère éphémère de notre condition, que n’en profitons-nous pas pour faire, au moins juste un moment, juste quelques jours, juste quelques semaines, quelques mois,
AUTREMENT ?
Pourquoi ne commençons-nous pas notre révolution ? Et avant, la révolution mondiale, notre révolution interne ?
Pourquoi notre premier réflexe consiste-t-il à vouloir absolument maintenir nos routines ? à râler parce que nos habitudes vont être chamboulées ? à nous jeter fébrilement sur les moyens de travailler à distance pour ne pas perdre le rythme, pour être encore « dedans » coûte que coûte ?
Oui, je sais, les examens à passer, les formations à maintenir, l’argent mis en jeu, la peur de perdre un travail, les micro-entreprises exsangues, la bourse, la récession économique, et… et…
Mais que révèlent ces peurs légitimes ? Un système froid et insensible, implacable, méprisant et hostile à l’humain. Un système qui culpabilise ses membres dès qu’ils émettent un soupçon de volonté de vivre juste un peu pour eux. De se poser, un instant, de s’aimer, de planter un radis et de le regarder pousser.
Un instant.
Après, on sait que tout va reprendre son train d’enfer, de toute façon. Car rien ne dure. Le coronavirus va finir par se faire oublier et on regardera cette période étrange, cette expérience singulière, comme un vieux souvenir.
Il ne tient qu’à nous, puisqu’on est, là, maintenant, ensemble dans le même pétrin, de faire de ce souvenir un moment joyeux, vivant, amoureux, généreux, ouvert aux autres, à soi. Il ne tient qu’à nous d’être inventifs, créatifs. De faire. De récréer notre ordre de manière juste, pour nous et les autres. De mettre enfin en œuvre la grève générale fantasmée il y a quelques mois dans la rue, de la goûter pleinement. Souvenons-nous : cette trêve ne durera pas. La monstrueuse machine va bientôt repartir pour mieux écraser les plus faibles d'entre nous, vieux ou jeunes.
Je sais qu’on n’apprend rien de rien, que les « leçons de l’Histoire » n’existent pas, que l’on n’en finit pas de répéter les mêmes erreurs, siècle après siècle, massacres après famines après génocides après guerres après pandémies. Mais quand même. Si l’on pouvait ne pas ajouter du malheur au malheur.
Le corona nous tend la main : ne pensons pas qu’à laver les nôtres.
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élèves et corona
les adolescents
continuent de cracher
de se toucher
de se battre
de se coller les uns aux autres
pour écouter la même musique
avec les mêmes oreillettes
pour visionner joue contre joue
des vidéos sur le même smartphone
ils se foutent des distances de sécurité
ils font la nique aux consignes nationales
des autorités sanitaires
ils ne se lavent pas les mains
ni avant
ni après
ils rient
postillonnent
graillonnent
toussent hors coude
éternuent hors mouchoir
morvent
s’essuient avec la manche
s'essuient sur le sweat du voisin
les adolescents sont immortels
et font des doigts
au corona
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d'une rive à l'autre
L’éphémère ne vit que quelques heures tandis que la tortue géante des Seychelles peut vivre cent-quatre-vingt ans.
Est-ce à dire que l’un est plus à plaindre que l’autre ?
Tout dépend de la qualité de la présence de chacun d'eux à chaque instant vécu lors du passage d'une rive à l'autre. -
Pas le moment de dire
On m’a dit
que ce n’était pas le moment de dire
que certains flics sont des mecs bien
que certains chasseurs sont des chics types
que certains handicapés sont des gros cons
aussi cons que n’importe quel autre con humain
qu’il existe des féministes prêtes à hystérectomier toutes les « sœurs »
qui ne seraient pas prêtes à émasculer tous les hommes
qu'il existe des écologistes prêts à rayer l'humanité de la Terre
que le racisme est la tare la mieux partagée au monde
qu'il ne suffit pas de se proclamer de gauche pour être un homme bon
qu'il ne suffit d'être une femme pour être une belle personne
que les sado-masos peuvent faire l'amour avec amour
On m’a dit que ce n’était pas décent aujourd’hui
de parler des hommes battus
des hommes violés
des femmes maltraitantes
des femmes incestueuses
des femmes pédophiles
des femmes exciseuses
des femmes de pouvoir
aussi mégalomanes que leurs congénères mâles
On m’a dit :
pas aujourd’hui
tu le diras un autre jour,
plus tard
quand tout ira mieux
quand tout sera réglé.
C’est pas le jour
c’est pas le bon timing
On m'a dit,
surtout :
ta gueule.
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Les contingences
Mince alors, c'est pas de chance, se dit-il, je suis en train de m'enfoncer dans des sables mouvants.
C'est contrariant car j'avais d'autres projets ce matin. Je devais acheter une belle roquette au marché et de la burrata à l'épicerie italienne.
Il essaya de rassembler ses idées et de se rappeler ce qu'il avait appris dans sa vie concernant ce phénomène naturel. Pas grand chose à vrai dire.
Si je me débats, je m'enliserai plus rapidement que si je ne bouge pas. Mais je finirai malgré tout par disparaître. Plus lentement, cependant.
Il tenta de se souvenir d'autres éléments qui auraient pu l'aider à échapper à son sort mais rien ne lui vint.
Deux options s'offrent donc à moi : paniquer, m'agiter vivement et en finir au plus vite ou sauver quelques minutes de ma vie en attendant la fin.
Il choisit la deuxième option et passa les quelques minutes qui le séparaient du sable dans la bouche à faire revivre le goût de la burrata sur son lit de roquette. Ces instants furent délicieux.
Bien lui en prit car s'il avait pris la peine de se documenter un peu plus avant sur les sables mouvants, il aurait appris que
"le corps humain, tout comme celui des animaux, a tendance à flotter dans l'eau, que la poussée d'Archimède joue son rôle dès qu'une partie suffisante du corps est immergée et que, dès lors, on ne peut pas être englouti. Au pire, on restera piégé le temps d'être secouru."
En conséquence, son fatum ne dépendait plus de lui mais de l'agencement hasardeux des contingences qui permettrait, peut-être, d'aboutir à son sauvetage.
Ce qui lui laissait finalement le temps de jouir pleinement d'un buffet royal.
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L'ignominie de la bonté (épisode 2)
La gentille horde du Camp du Bien était prête à me laminer, à me faire avaler mes dents, à m’accrocher à des crochets de boucher, à me flageller en place publique pour me m’apprendre à être bonne, altruiste, miséricordieuse, bienveillante envers mes semblables.
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Pour ceux qui hurlent avec les loups
Pour ceux qui hurlent avec les loups (expression bien désobligeante pour les loups, soit dit en passant).
Merci de vos suggestions, mais non, je n'utiliserai pas les mots "personne en situation de handicap" ou "technicien de surface" dans le but de "ne pas heurter un public catégoriel",
et, oui, je continuerai d'écrire sur tous les êtres humainset de les traiter sur un plan d'égalité littéraire
car, selon moi, c'est là que réside le respect envers tous et la vraie reconnaissance de la dignité de chaque être.
Donc, non, je ne m'interdirai aucun sujet, aucun personnage, aucune vision dans le but de ne pas déplaire.
Si vous haïssez la littérature, ce n'est pas mon problème, c'est le vôtre.
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Les groupes de rock ne devraient pas durer plus de dix ans.
Les groupes de rock ne devraient pas vivre plus de dix ans. On dit que Yoko Ono est à l’origine de la séparation des Beatles. Je dis : il était bien temps.
On a vite fait de s’ankyloser à trainer dans les mêmes lieux trop longtemps. L’air est saturé des mêmes particules de peaux mortes qu’on absorbe à notre insu, on devient les cannibales les uns des autres, on s’étouffe de trop de présence familière et l’on devient méchant ; j’en ai vu cracher sur leur sœur ou leur frère incestueux, médire, frapper sournoisement. J’ai vu des coalitions de tous contre un, des tentatives de meurtre, des mensonges, des lynchages collectifs, des jalousies non avouées, des tromperies sexuelles, des ricanements féroces, des coups bas. Les premières années sont idylliques, les dernières sont pathétiques.
La plupart des groupes, des bandes, des collectifs, des communautés, des familles inventées sont des bombes à retardement, des bombes à fragmentation aux éclats meurtriers. Rien ne sert de chercher le coupable : il est chacun de nous pris dans les rets du lien dysfonctionnel.
A la fin, combien en reste-t-il de ceux qui s’étaient promis une fidélité sans faille, une amitié sans défaut ? Deux ou trois survivants qui continuent d’avancer vaille que vaille clopin-clopant sur le champ de mines, trop habitués à leur camp pour penser en déserter.