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Catherine Deneuve

Depuis deux mois, il m’arrive une chose étrange. Je me transforme en Catherine Deneuve. Ça ne s’annonce pas, c'est là. Rien de spectaculaire au moment de la métamorphose. Il ne faut pas imaginer une mutation répondant aux codes des films d’épouvante. Rien d’aussi impressionnant. Je ne ressens aucun trouble physique, je ne me sens transfigurée ni de l’intérieur ni de l’extérieur. C’est d’ailleurs ce qui m’a le plus dérangé au début car je ne pouvais pas anticiper la transformation et me protéger de ses effets.

La première fois, je ne m’en suis pas rendue compte tout de suite. Je faisais mes courses au supermarché, je poussais mon caddie dans le rayon céréales et petit-déjeuner, j’hésitais à choisir une nouvelle marque de tisane bio dont les vertus drainantes étaient vantées à la télévision quand j’ai senti qu’il se passait quelque chose. Pas en moi mais autour de moi. Les gens jusque-là affairés ou lymphatiques derrière leurs chariots s’étaient immobilisés et me fixaient. Je percevais des émotions et des sentiments mêlés dans leurs regards : de l’incrédulité, de la stupéfaction, du respect, de l’admiration et, dans certains yeux même, de l’amour. Sur le moment, j’ai eu peur. Les clients du supermarché chuchotaient, je les entendais dire des phrases comme "Elle est moins belle qu’au cinéma" ou au contraire "Elle est plus belle qu’à l’écran", "Elle est élégante", "Elle est vulgaire", "Elle est raide du cou, non ?". D’autres ne disaient rien mais filmaient avec leurs téléphones portables. Une femme a tendu une main vers mes cheveux mais s’est retenue au dernier moment de les toucher, puis a sorti un stylo de son sac et m’a tendu un paquet de biscottes : "Je peux avoir un autographe ?". J’ai griffonné une signature sur un angle du paquet et je suis partie en courant. Ce n’est qu’à la sortie du magasin, devant une glace plain-pied que j’ai découvert mon reflet : celui de Catherine Deneuve. Une Catherine Deneuve de soixante-dix ans, en chemisier impression léopard et en jupe noire droite coupée mi-genoux, les cheveux remontés en chignon avec de petits anneaux dorés aux oreilles.

Mon mari devait me récupérer sur le parking à la fin des courses à une heure précise. J’étais affolée, je triturais les boucles d'oreille de Catherine Deneuve, je touchais ses cheveux, je regardais ses chaussures de luxe et je fouillais son grand sac en cuir jusqu’à y trouver une paire de lunettes de soleil qui me protégerait des curieux jusqu’à son arrivée. Assise sur un plot bétonné, j’ai à peine eu le temps d’explorer Le Vuitton que je tenais à la main : un carnet d’adresse sur lequel j’ai aperçu les noms de Desplechin et Lars van Trier, une photo sur laquelle Jack Lemmon posait, la tête sur la poitrine de l’actrice, comme un enfant endormi, un spray d’huile essentielle de thym à thujanol pour la gorge, un mot signé Yves S.L. "A Catherine, ma douceur", une brosse à dent de voyage et un miroir de poche dans lequel je me suis cherchée, paniquée, à plusieurs reprises.

J’ai vu se garer la 107 Peugeot vers notre range-caddies habituel. Je me suis demandée s’il fallait que je fasse de grands signes dans sa direction et c’est en me dirigeant vers la voiture sans savoir à l’avance ce que j’allais bien pouvoir expliquer que j’ai redécouvert des Converses rouges à mes pieds. Quand je me suis approchée de la vitre, mon mari m’a demandé où était le chariot et, prise au dépourvu, j’ai raconté que je me l’étais fait voler dans la galerie marchande alors que je regardais la vitrine d’un opticien à l’entrée de la grande surface.  Il était contrarié, bien sûr, mais il m’a trouvée tellement bizarre, si secouée intérieurement par ma mésaventure - a-t-il dû penser - qu’il ne servait à rien de m’accabler. Nous avons refait les courses à deux et j’ai retrouvé mon ancien caddie vidé de ses provisions à l’endroit où je l’avais abandonné : les fans de Catherine l’avaient sans doute dévalisé pour s’approprier les objets touchés par la star.

Depuis cet épisode, je me suis transformée en Catherine Deneuve à six reprises. J’ai parcouru sa carrière de manière anarchique. D’abord, la Catherine du Dernier métro et de L’Africain puis celle des Demoiselles de Rochefort, la Deneuve de Ma saison préférée et celle de L’Hôtel des Amériques et enfin celle de Manon 70. Chaque métamorphose a provoqué des troubles ou des émeutes. Les gens pensaient parfois que j’étais un parfait sosie mais souvent que j’étais la vraie Deneuve. Peu importe la question de l’âge ou de l’apparence dans ces moments-là puisque les étoiles du cinéma ont un caractère si intemporel que le public les identifie aux personnages de leurs films préférés : ils s’attendent à les voir sortir de l’écran, figés dans un temps sans borne.

Cela m’arrive toujours dans des lieux publics, en dehors de mon milieu professionnel ou du cercle intime. Je n’en ai pour cela jamais parlé à personne dans mon entourage. Cela ne me semble pas nécessaire. D’ailleurs, comment pourrais-je leur expliquer que je prends de plus en plus goût à être Catherine Deneuve, à vivre la transfiguration ? Ce qui m’a effrayé lors de la première mutation est devenu à chaque nouvelle expérience un secret plaisir jubilatoire de plus en plus intense.  Je guette à présent le moment de l’apparition dans les yeux des gens, dans la rue, les cafés, les boutiques. Je connais alors durant quelques minutes le pouvoir hypnotique de la célébrité, la toute-puissance du magnétisme de la notoriété, le don de l’ensorcellement. Ils tendent des bouts de papier, des notes de bar, leurs t-shirts, tout ce qui leur tombe sous la main pour recevoir l’autographe sacré. Ils se cramponnent à mon cou pour faire des selfies avec leurs smartphones, me disent qu’ils m’aiment depuis toujours, que je suis la plus belle, la plus grande de toutes. Que Charlotte Rampling ne m’a jamais égalée, que Fanny Ardant est certainement jalouse de moi, que les jeunes actrices n’auront jamais mon charisme ni mon talent, qu’elles sont fades. Je vis dix à quinze minutes d’un bouillon de passion et d’admiration enthousiaste et sincère.  Bien sûr, quelques dérangés m’ont déjà craché au visage ou insultée. C’est le revers inévitable de la célébrité. Mais qu’est-ce à vivre comparé à ces démonstrations d’amour et de reconnaissance ?

Cela dit, j’ai de plus en plus de mal à revenir à  mon état de femme normale. Après la dernière transformation, j’ai senti que je gardais en moi, l’essence de Catherine Deneuve. Elle perdurait. Un fluide a parcouru mon corps et mon esprit toute la soirée. J’ai préparé une gâteau Peau d’âne, j’ai embrassé mes enfants comme dans Paroles et musique et mon mari a fait l’amour à Belle de jour. Ces moments ont été parfaits. Le lendemain, il m’a enlacée amoureusement me disant que j’étais de plus en plus séduisante, mes enfants m’ont dit que je cuisinais de mieux en mieux, le chat même semblait moins indifférent à mon égard.

A présent, une question me préoccupe : quand je deviens Catherine Deneuve, que devient-elle, elle ? Et où est mon vrai moi dans ces instants-là ? Une idée folle m’est venue récemment : peut-être qu’au moment précis où je deviens Catherine Deneuve, Catherine Deneuve devient moi : une anonyme brune en jean et baskets, transparente dans la ville.

J’aime à imaginer que ça lui fait du bien...

 

 

 

 

(texte inédit écrit pour la revue N.A.W.A. : http://revuenawa.fr/)(qui n'existe plus car le site hébergeur a brûlé !)

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