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La Mare Rouge - Page 12

  • Princess of the street

    Karen a une tête de feu d’artifice de 13 juillet.
    C’est pas si mal mais ça ne vaut pas celui du 14.
    Le pétard du 13 juillet
    a des coups de soleil sous Biafine
    et des marques de bronzage sous la bretelle de soutien-gorge.

    A vingt ans ils disent « Karen a la beauté du diable »
    nœuds dans les cheveux
    œil au eye liner
    robes à volant achetées
    chez l’oncle qui tient un stand
    sur le marché de Givors.
    Elle porte fière
    comme la Bernadette Lafont
    de La Fiancée du pirate
    comme la princesse déglinguée
    des Stranglers.
    Elle fait pleurer les garçons.

    Karen n’a jamais raté un feu d’artifice du 13 juillet.
    Elle danse au bal
    sur la place de la mairie
    en enfonçant ses ongles dans les cheveux
    comme le faisaient les stars du Top 50
    un kir-pêche à la main
    servi dans un verre en plastique
    au stand de l’oncle qui tient la buvette.

    Ils disent « Karen la vieille dingue »

    Seul le diable sait encore

    Karen
    Karen

    “Yeah she's the queen of the street
    What a piece of meat”

  • Les chiens

    Les chiens consolent les humains
    comme ils peuvent
    Ils se laissent caresser
    par les femmes seules
    par les hommes laids
    par les vieillards sans plus d’amour
    Ils jappent de joie
    devant les corps disloqués
    Ils remuent la queue
    devant les cœurs dévastées
    Les chiens font ce qu’ils peuvent
    avec leurs humains
    Les chiens font ce qu’ils peuvent

  • Ce serait une journée à la Chabrol

    Ce serait une journée à la Chabrol,
    dans laquelle évolueraient des personnages secondaires inquiétants,
    dans laquelle la fille ressemblerait à s’y méprendre à Stéphane Audran.
    Les chiens eux-mêmes paraitraient étranges alors qu’ils ne feraient que japper dans les jardins.
    La voiture du voisin garée dans l’allée aurait quelque chose de trouble,
    les oiseaux siffleraient un chant dissonant
    à peine,
    les cerises à la liqueur auraient un goût inhabituel
    juste assez pour éveiller le soupçon,
    les petites filles du lotissement riraient d’un rire équivoque
    juste assez pour nous faire douter du sens de l’ordre des choses.


    Ça se passerait dans une petite ville bourgeoise du bord de mer,
    et l’évènement n’aurait pas encore eu lieu.

  • Histoire de clés

    On retrouve des clés sans serrure dans de petites boites en acier. Elles sont seules ou attachées par deux, liées à un anneau. On ne sait plus quelles portes elles ouvrent, quels verrous elles libèrent. Les portes existent-elles encore ? Les serrures attendent-elles d’être de nouveau traversées ? Doit-on partir à la recherche des cadenas, des trappes, des portails oubliés ?
    Ce que l’on sait, c’est que, chaque fois que l’on redécouvre ces clés dans les petites boites en acier, on n’ose pas s’en débarrasser de peur que ne resurgisse un beau jour la clôture sans clé.
    On referme le petit coffret et l’on retourne ouvrir de nouvelles portes qui seront bientôt oubliées.

  • Hors champ

    D’abord, je comprends : tu n’es qu’une idiote, animale ! tu ne fais jamais ce qu’il faut, animale ! puis, j’entends : t’es vraiment con, Anima.
    La femme est coincée dans le portique du métro avec sa valise.
    S’il lui avait parlé ainsi lors de leur premier rendez-vous amoureux, il y a fort à parier qu’elle aurait fui dans le décor urbain et slalomé entre les figurants jusqu’à disparaitre hors champ à jamais. Mais chacun sait que le premier jour est le plus souvent composé d’une succession de petites scènes dans lesquelles chacun des protagonistes s’ingénie à séduire l’autre par des attentions délicates et des palabres pleines d’esprit. Cinq ans plus tard, le scénario s’épuise à jeter ses personnages dans des situations variées ayant pour seule vocation de révéler les deux partenaires de l’histoire l’un à l’autre. Les lieux de transit (métropolitain, gare, aéroport) en constituent la toile de fond idéale.

  • Canicule

    En 1984, j'ai découvert mon hamster sec et raide dans sa cage un jour de canicule. C'était pas joli à voir. Il restait pourtant de l'eau dans l'abreuvoir. Il parait que les rongeurs sont très sensibles à la chaleur. J'ai pensé que ça lui ferait du bien de prendre l'air sur le balcon, qu'il étouffait dans ma chambre, que la vue sur le parvis de la gare de la Part-Dieu lui inspirerait peut-être des pensées heureuses.

     

    Ou bien... J'en avais un peu marre de lui. Après tout, il passait son temps à me mordre. Mes bouts de doigts étaient cisaillés. Vous avez déjà vu des dents de hamster ? Quatre petites lames verticales tranchantes plantées en haut et en bas de leur mâchoire. Je n'ai jamais réussi à créer de lien affectif avec mon hamster.

     

    Alors, peut-être oui comme dans la chanson de Brel "parce qu'il sentait pas bon", j'ai laissé mourir mon hamster roux, un jour de canicule.

  • Sasha, fantôme d'appartement

    La première fois que j’ai rencontré mon fantôme d’appartement, il ronflait. Un doux ronflement vibrant, presque mélodieux. Je dis Il parce que l’on évoque souvent les fantômes au masculin (et que l’on n’a pas encore inventé un pronom personnel neutre en Français). En fait, je n’ai jamais su son genre et peu m’importe car mon fantôme et moi avions juste besoin de savoir que nous étions présents l’un pour l’autre sans plus de précision sur nos identités sexuelles et sociales.

    Il ou elle ronflait donc. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait de mon voisin de palier car les murs des immeubles modernes sont si fins qu’on y entend vivre nos contemporains comme s’ils évoluaient dans le même espace que nous. Mais après avoir inspecté à l’oreille tous les murs de l’appartement, j’en ai conclu que le ronron harmonieux ne venait pas d’à côté mais bien de chez moi. Plus exactement de la chambre d’ami et pour être plus précise du Shikibuton qui venait de m’être livré l’après-midi même et qui arrivait directement du Japon. Je me demande encore aujourd’hui si mon fantôme n’était pas Japonais. S’il ne s’était pas faufilé dans le carton d’emballage au moment de l’empaquetage. Mais connaître la nationalité de son fantôme d’appartement est-il nécessaire ? Nous ne nous parlions pas, nous ne nous voyions pas et chose étrange, si l’on s’en réfère aux lieux communs sur les ectoplasmes, mon chat ne percevait pas son aura. Il n’a jamais bougé une moustache en la présence de Sasha (j’ai fini par donner un prénom à mon fantôme car chaque être, aussi immatériel soit-il, a le droit d’être nommé).

    A partir de cet épisode du ronflement, j’ai vécu avec Sasha durant huit mois et vingt-cinq jours.

    Il a toujours manifesté sa présence d’une manière très délicate. Il avait des attentions à mon égard. Le matin, j’étais réveillée par une odeur de café. Quand j’arrivais dans la cuisine, il était fumant dans la cafetière italienne, je n’avais plus qu’à me servir. Sasha s’asseyait en face de moi et nous nous taisions ensemble en regardant les immeubles de la cité se découper au loin. Quand je prenais ma douche, il faisait mousser le gel parfumé à la violette sur mon dos d’une caresse à peine perceptible. Quand j’écoutais les œuvres pour piano de Gurdjieff/de Hartmann allongée sur le shikibuton, il dansait, je crois, car je sentais autour de moi des frissons aériens et gracieux. La chambre d’ami dans laquelle était posé le lit japonais n’a jamais accueilli d’autres existences que celle de Sasha et la mienne, finalement. Le chat, étrangement n’y entrait jamais. J’en viens presque à me dire aujourd’hui que je n’ai commandé le shikibuton que pour offrir l’hospitalité à mon fantôme avant même de savoir qu’il existait. La pièce avant cela était un lieu sans vie dans lequel j’accumulais des choses matérielles et sans intérêt.

    Ainsi mes journées s’étaient peu à peu harmonisées à la présence de mon fantôme. Quand je lisais sur le lit de ma chambre, il venait s’allonger à côté de moi et je sentais son souffle sur ma nuque car il se penchait pour lire sur mon épaule. Il tournait parfois les pages de mon livre et il savait précisément quand le faire. Parfois, il s’endormait. Sa respiration s’apaisait puis le petit ronronnement caractéristique commençait. Je n’ai jamais si bien dormi que bercée par ce doux bruit devenu familier.

    Il me manque à présent. Parfois, je me réveille en sursaut la nuit et je cherche, affolée, le souffle, le son, le corps éthéré. Il a disparu comme il est apparu.

    J’ai espéré son retour, je l’ai attendu, en vain.

    Puis, j’ai repris ma vie d’avant, mon existence d’être vivant réel mais je me demande si mon fantôme n’était pas moins chimérique que moi car je ne me suis jamais sentie si présente au monde qu’en sa compagnie de spectre. Tout faisait sens sans que je ne me l’explique. La vie était là dans sa complétude, simple, évidente.

    Peut-être Sasha m’en veut-il de ne pas savoir comment faire perdurer cet état de plénitude, qu’il se dit que ça n’aura servi à rien, que je n’ai rien appris de son passage, de notre relation.

    Ce matin, je bois mon café en regardant le paysage urbain par la fenêtre de la cuisine comme quand il était encore là et que je percevais son essence bienfaisante autour de moi. Mon chat, lance la patte en l’air comme pour saisir quelque chose que je ne vois pas.

    On n’a qu’un fantôme par vie.

     

     

     

     

    Photographie : Pam SoYou

  • A peine entré dans la salle d'examen, le candidat demande quand il a le droit de partir.

    C'est vrai que la vie est pénible, elle dure un peu longtemps. Si on pouvait atteindre la fin avant même de naître, on s'épargnerait bien des ennuis. Si on pouvait d'emblée en un seul mouvement vivre tous les événements instantanément d'un coup d'un seul, on gagnerait du temps. Mais non, les épisodes s’enchaînent les uns après les autres avec leur identité propre de manière plus ou moins fluide dans une spirale chronologique sur laquelle nous n’avons pas de prise. Vouloir la fin avant le début, c’est désirer ce qui ne peut être. Ne pas vouloir être là, c’est être nulle part.

    Mais, j’ai répondu : une heure après le début de l’épreuve.

  • Stéphanie Durdilly et moi

    Je ne sais pas si nous sommes de grandes filles
    mais nous sommes des filles grandes
    ce qui est pratique
    surtout dans les fosses de concerts de rock
    Cela dit, je ne sais pas si Stéphanie Durdilly
    Va aux concerts de rock,
    je ne connais pas ses goûts musicaux.
    En revanche,
    Je parierais
    qu’elle a déjà entendu ces paroles
    au supermarché de son quartier
    (car les filles grandes ont besoin de se nourrir autant que les autres) :
    - Vous pouvez m’attraper le paquet, là, tout en haut ?
    Non, pas celui-ci, le rouge à côté, avec l’étiquette verte.
    Merci, vous êtes bien gentille.
    Quand on est grande, on devient précocement altruiste
    malgré nous.
    (Pas de quoi se vanter)
    A part ça,
    de ce que j’en sais,
    Stéphanie Durdilly n’aime pas les chouquettes
    parce que ça n’a pas de goût
    et que c’est une pâtisserie à base de vide.
    On ne peut pas dire le contraire.
    Cependant, en y réfléchissant,
    j’aime assez l’idée de croquer
    dans le vide.
    Peut-être que je pourrai lui montrer, un jour
    Comment mâcher consciencieusement le néant
    Jusqu’à ce qu’il n’en reste rien.
    Et elle,
    en retour,
    m’apprendrait à me mettre
    de temps en temps
    EN VEILLE.
    Si on arrive à maîtriser ça :
    l’ingestion joyeuse du vide
    en même temps
    qu'une absence raisonnée et ponctuelle au monde,
    on pourra faire de grandes choses,
    Stéphanie Durdilly et moi.

     

     

     

     

    Photo : Alice Houdaer à l'Atelier des Canulars.

  • Os de seiche à vendre

    A neuf ans ans, je fais du porte-à-porte dans un lotissement de la Seine-Maritime pour vendre des os de seiche ramassés sur la plage. J’explique que l’os de seiche apporte aux canaris et aux perruches, le calcium et les oligo-éléments dont ils ont besoin, que c’est un matériau facile à graver avec lequel on peut fabriquer de petites sculptures. Je tape à toutes les portes des maisons et je présente mon panier d'os de seiche tout l’après-midi à des gens qui n'en veulent pas.

    Au même moment, à 350 km de là au Far-East, mon amoureux se donne comme défi de caresser l’un après l’autre tous les chiens de toutes les maisons de son quartier, du plus avenant au plus impressionnant.

     

     

  • Une charogne 2017

    Sur la plage, les doigts de l'un dans la bouche de l'autre, nous dévorons des tourteaux sans mayonnaise et faisons l'amour à même les galets.
    Au matin, nos peaux sont couvertes de bleus.
    Derrière les rochers, une mouette inquiète nous guette d'un œil fâché, épiant le moment de reprendre à la carcasse décapode, le morceau qu'elle avait lâché

  • Bonjour

    Une bizarrerie que ces gens qui ne vous rendent jamais votre bonjour et qui, le jour où vous ne les saluez plus par lassitude, s'en offusquent comme si vous les aviez privés d'exercer leur droit et plaisir de ne pas vous répondre.

  • Genèse

    Elle était tombée amoureuse de lui pour des raisons qu’il n’imaginait pas. On pense toujours que nos qualités physiques et conversationnelles l’emportent sur tout dans la genèse de l’histoire. Mais lors de leur premier rendez-vous dans un café de quartier, c’était la trace à peine visible du fil de l’étendoir à linge qui dessinait de petits zigzags sur son tee-shirt au niveau de la poitrine qui l’avait émue.

  • Crâne

    Nous sommes des crâneurs de la vie; notre chaos est plus noble que celui des autres, notre course moins absurde, notre vision plus neuve.

    Nous pensons que nous sommes en train de tout inventer, alors que tout est déjà là, depuis le début

    et même avant.

    Et que rien ne nous attend de plus ou de mieux. Rien.

     

    A part bien sûr.

     

    A part bien sûr.

     

    L’essentiel.

     

    Qui ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval.

     

    Qui ne se trouve pas.

     

    Que nous devons aller chercher à coups de pelle
    Dans les terrains minés

     

    Chaque jour

     

    Chaque jour

     

    Nous travaillerons à être moins crânes
    Et plus en vie.

     

     

     

     

     

     

    Illustration : Nicolas Rubinstein - Mickeyskull II

  • Lettres modernes

    La jeune fille en fleur est un produit inoxydable.
    Le vieil onaniste est un produit inaltérable.

     

    La bonne à grand-papa
    devenue étudiante en lettres modernes
    règle la webcam et se laisse trousser de loin
    un livre de Modiano entre les mains.

  • Toc toc

    Parfois les personnages de mes nouvelles viennent taper à ma porte. Je leur ouvre et j'écoute par politesse leurs doléances sur la vie qu'ils et elles mènent mais je brûle de leur dire que ce n'est plus de mon ressort, qu'ils doivent se prendre en main et que l'on est responsable de son destin mais s'il a été inventé par d'autres.

  • Larmes de...

    Une femme pleure sur la banquette voisine du bus C13 qui descend la rue Terme. De grosses larmes rondes comme celles d’un manga. Elle tient entre les mains un dialogue de théâtre dont une partie est surlignée en vert fluo. Ses yeux fixent quelque chose dans le vide, loin devant. Est-ce elle qui pleure ou son personnage ?
    Je sais des comédiennes qui ne savent plus répondre à cette question. Pour le meilleur et pour le pire.

  • l'acteur populaire

    L’acteur populaire séduit tout le monde sur le plateau de Thierry Ardison. Il est drôle, charmant, il a une voix grave qui plait aux femmes et une chevelure poivre et sel qui rassure. Les hommes, eux, lui envient sa prestance décontractée. Pourtant, le téléspectateur avisé percevra ce soir-là dans l’œil du comédien des ombres inquiètes. La petite costumière de la pièce dans laquelle il joue depuis un mois et qui remporte un petit succès parisien commence à s’amouracher un peu trop. Leur aventure ne dure que depuis trois semaines mais elle a déjà failli gaffer deux fois en présence de sa femme. Ce matin, il a demandé au metteur en scène de s’arranger pour le débarrasser d’elle rapidement. Et l’autre l’a envoyé se faire foutre. Cette fois, VA TE FOUTRE, il a dit, et démerde-toi pour nous épargner des scènes hystériques dans les loges.
    L’acteur populaire ne sait pas à quelle blague graveleuse de l’animateur il est en train de rire. Le public applaudit, Laurent Baffie dit à une jeune chanteuse à la mode qu’elle est bien bonne contrairement à sa dernière chanson. Le public rit et applaudit.

  • fête des reums

    Ma maman, c'est la plus rock’n’roll

    Ma maman, c'est ma meilleure amie

    Remercions les grandes enseignes de cosmétique
    de rendre visible et lumineuse
    la déchéance irréversible du système éducatif occidental contemporain
    en deux slogans de fête des mères.

  • En l'attendant

    Françoise Hardy roule la pâte à tarte sous ses doigts. Elle aime le contact de la texture molle et farineuse. Elle ne se saisit du rouleau qu'après avoir longtemps malaxé la préparation. Au préalable, elle ajoute toujours un peu de jus de citron dans l'eau afin de ralentir le développement du gluten et pour que la pâte soit bien moelleuse et plus digeste. C'est le petit secret que lui a confié sa copine Jane B. En échange, Françoise lui a montré comment éviter que le fond de tarte ne soit gorgé de l'eau des fruits ou des légumes : il suffit de le badigeonner d'un blanc d’œuf non battu et d'enfourner la tarte cinq minutes avant de poser la garniture.

    Jacques devrait déjà être là, il doit encore traîner avec Serge... Il faudra qu'elle en parle à Jane car ses retards répétés commencent à l'inquiéter. Et puis, il tourne en ce moment avec Romy S... Il a beau répéter qu'il ne sera jamais attiré par une femme qui fume trois paquets de cigarettes par jour, elle sait l'ambiance érotique qui règne sur les tournages. Jane et Serge ont assez évoqué cet aspect du métier devant elle.

    Elle ne doit pas penser à cela, elle doit se concentrer sur la pâte et ne pas oublier de graisser le plat. Jacques sera heureux de sentir l'odeur de la tarte au potimarron en rentrant.
    Elle lui servira un verre de Côte-Rôtie, il allumera un cigare et elle ne posera aucune question sur sa journée.

  • 17873

    Je vis depuis 17873 jours sur Terre. Fred Astaire y chante Cheek to Cheek en enlaçant Ginger Rogers et sa robe blanche à plumes tandis qu'un bébé hippopotame se fait dévorer par cinq lionnes sous les yeux de sa mère.
    Je ne saurais en dire plus et mieux pour le moment.

  • Ligne 14

    Que fait cet homme avec cette femme qui le maltraite du regard dans la voiture n°2 de la ligne 14 du métropolitain ?
    Le rictus de la femme était-il déjà perceptible au moment du « oui » devant le maire de la bourgade ?
    Quelqu’un l’a-t-il perçu ?
    Quelqu’un aurait-il pu prévenir l’homme alors ?
     
     
    Car cette sorte de grimace n’apparait pas en un jour sur le visage. Elle s’installe en amont de la fixation, se cherche, se demande durant de longues années si elle va se crisper sur sa droite ou sur sa gauche. Tel le termite qui ronge son bois de l’intérieur, grignote la poutre consciencieusement jour après jour, seconde après seconde et fait œuvre de destruction à l’insu de tous jusqu’à l’effondrement de la structure, le rictus a dû lui aussi préparer son surgissement spectaculaire pour être enfin là, visible, ostensible, manifeste un matin de mai dans le voiture n°2 de la ligne 14 du métropolitain fixant l’homme qui regarde ailleurs.
     
     
    Qui sait comment ces choses arrivent.
    Qui sait combien de temps on peut rester marié à un rictus.

  • Inspiral carpets

    Il était sourd et muet. Elle était aveugle. Ils tombèrent amoureux un soir d’orage et de tempête. Il la serra dans ses bras au moment où elle trébuchait sur le pavé mouillé. Elle le remercia mais il n’entendit pas. Il souriait mais elle ne le vit pas.
    Il était peintre, elle lisait ses toiles avec la pulpe de ses doigts. Elle était violoncelliste, il se laissait caresser par les ondes aériennes de la sonate en la mineur de Schubert tandis que les tomettes de la chambre frissonnaient sous ses pieds.
    Il tenait sa main dans les jardins, elle mimait pour lui les chants du bouvreuil pivoine et de la grive musicienne.
    Rien ne leur manquait dans le silence et la lumière blanche. Leur vie était aussi harmonieuse qu’une mélodie de Inspiral carpets. La terre tournait sur elle-même dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, le soleil la réchauffait et les éléments étaient à leur place partout dans l’univers.

  • Karaoké

    Le jour où tout le monde chantera juste dans les bars à karaoké, nous assisterons à l’achèvement de la vacillation et du trouble, à la fin du flottement, à la mort de la grâce.
    Et sans doute, cela ne fera sourciller personne. Personne même ne s’en rendra compte. Cela passera comme une lettre verte à la poste.
    On chantera juste dans les karaokés et rien ne bougera. La terre ne branlera pas, aucune pancarte ne sera levée, aucune révolution n’aura lieu. Et l'on continuera à vivre. Comme d'habitude.

  • Le trou noir et la cathédrale (petite fable bancale)

    Un trou noir et une cathédrale

    s’aimaient d’amour fou et faisaient,

    en conséquence, bien des jaloux.

    Ne vois-tu pas que l’on se moque ?

     pleurait la cathédrale.

    N’écoute donc ni les aigris ni les froussards,

     répondait le trou noir,

    et viens faire un câlin avant mon grand départ.

    (il avait des affaires à régler dans l’univers)  

    La fière cathédrale, grande sentimentale,

    tournait comme une cinglée, en rond sur son parvis,

    cogitant et cherchant le moyen idéal

    de crier son amour, aux yeux de la patrie.                                                 

    Certes sentimentale, mais bien mégalomane, 

    la belle à force de s’enflammer toute seule

    de s’échauffer, de s’enfiévrer comme une folle

    soudainement s’embrasa

    sous les regards ébaubis

    de l’entière galaxie.

    Le trou noir affolé, ruina les éléments,

    engloutit dans l’espace, les lunes, les océans,

    les planètes, les monts, les terres et les mers

    sans pour autant sauver, sa dingue téméraire.

     

    Aucun humain ne résista.

    De chacun, ce fut le trépas.

     

    Quid de la moralité ?

    On ne sait.

    Car notre pauvre siècle, n’en a rien à cirer.  

     

     

     

     

     

     

    Brilliant convulsive tension’... Anselm Kiefer’s Rorate Caeli Desuper, 2016. Photograph: © White Cube 

     

  • Le France

    J’aime bien quand mon père fume à la maison. Il pose sa Gitane sans filtre dans le trou du cendrier et la fumée blanche sort par la cheminée rouge et noire du paquebot Le France. Je stationne au-dessus du bateau en émail, je hume et je tousse.
    Mais ce n’est pas grave, parce que dans les années 1970, tout le monde tousse joyeusement, partout et tout le temps. Dans les maisons, dans les voitures, dans les bistrots, dans les restaurants, dans les salles d’attente et les bureaux, dans les trains, dans les métros et les bus.
    La cigarette est une grande sœur, un personnage central de nos vies.
    On fume dans les salles de cinéma et sur les écrans de cinéma. Dans les films de Claude Sautet : quand Rosalie apporte les whiskies lors de la partie de poker de César, quand Pierre roule comme un fou, cigarette à la bouche, sur la route qui l’éloigne d’Hélène, quand Reggiani la clope au bec en bout de table se fait engueuler par Piccoli dans la scène du gigot de Vincent, François, Paul et les autres.
    A l’épicerie du coin, mes copines et moi achetons des cigarettes au chocolat Jacquot sur lesquelles nous tirons avec application dans la cour de récréation sous le regard complice des maîtresses d'école.

  • Nos lundis

    On est comme ça,

    on voudrait que tous nos lundis soient fériés,

    que nos amours soient fiables,

    que nos nez ne gouttent pas,

    que nos peaux restent nettes,

    que nos activités rapportent,

    que les autres comprennent ce qu’on raconte

    que les autres sachent avant même que

    sans mot dire

    alors que nous-mêmes

    hein

    est-ce que l’on sait vraiment

    est-ce que l’on se donne la peine

    d’aller jusqu’au bout

    je vous le demande

    de faire œuvre de

     

    On marche à reculons

    en s’étonnant que l’horizon se dérobe

    à chaque pas