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La Mare Rouge - Page 11

  • système

    Le système anti-reflet de mes nouvelles lunettes de vue modifiera-t-il ma perception du réel ? Le dispositif anti-lumière bleue de mes nouvelles lunettes de vue aura-t-il un impact sur mon appréhension des événements terrestres ? Mes connexions neuronales s’en trouveront-elles affectées ? Connaîtrai-je alors des expériences sensorielles inédites ? Le vendeur-conseil en magasin m’a assuré que non. Peut-être subirai-je une légère modification de ma sensation des couleurs a-t-il avancé sans sourciller, comme si cette subtile transmutation de mon discernement des teintes du monde et des écrans était un détail sans conséquences sur mon schéma interne opérationnel, sur mon évolution psychique et, par ricochet, sur ma disposition à être au monde. Vraiment, il n’est pas étonnant que tout parte à vau-l’eau. Les gens ne se rendent pas compte.

  • Quai Claude-Bernard

    De retour dans les jardins de Lyon 2, sur les quais, département de lettres modernes et classiques. Rien n’a changé. Les hauts murs n’ont pas bougé, le grand arbre est toujours là, le parterre de fleurs est semblable à lui-même. Les jeunes filles de ma jeunesse n’ont pas quitté la pelouse, elles sont assises en cercle, discutent, fument, échangent des fiches de cours, plaisantent, mangent des sandwichs, se racontent des histoires de garçons, de profs. Sur les marches, un couple flirte. Deux jeunes hommes participent aux discussions sur l’herbe. Homosexuels, romantiques-écorchés-vifs-à-tendance-suicidaire comme l’étaient les quelques garçons inscrits en lettres dans les années quatre-vingt-dix ? Ou des malins qui se foutent bien de la littérature mais savent que l’amphi est presque exclusivement composé de filles. Ou de vrais passionnés qui, par conséquent, ne moisiront pas en fac de lettres, ils auront mieux à faire.
    Tout est à sa place en cette journée. Les mêmes visages, les mêmes mains passées dans les cheveux, les mêmes cigarettes aux lèvres, les mêmes rires de vingt ans. La scène a les couleurs d’un polaroid du passé sur lequel je serais la seule à avoir vieilli.

  • Chab le renard

    Chab le renard !
    s'exclame l'élève
    en cours d'E.P.S.
    au parc de Parilly
    en voyant
    grimper
    le long d'un tronc
    d'arbre
    (est-ce un chêne ?
    est-ce un platane ?)
    un joli
    écureuil.

  • Doudou

    Les élèves disent « Vous nous avez manqué, madame ». Oui, à n’en pas douter. Comme le doudou manque au petit chien qui jappe tout à sa joie de le retrouver, commence par lui faire un gros câlin, puis s’excite par palier, faisant alterner coups de langue et petites morsures, finit par le secouer avec une frénésie brute, neutralisé fermement par les maxillaires, et l’abandonne couvert de bave et loqueteux dans un coin de la pièce jusqu’aux prochaines retrouvailles.

  • Mon visage en terre glaise

    Mon visage en terre glaise est manipulé par des doigts inconnus qui préparent une grande farce.
    Ils ont dit : ferme les yeux, tu les rouvriras quand on te le dira, ne triche pas.
    A présent, je les sens qui pétrissent l’argile, qui malaxent la matière, la tirent vers le bas, tentent des effets, se ravisent, pressent mes paupières, creusent, creusent des rigoles, des fosses dans le terrain mou, enfoncent leurs phalanges jointes dans mes deux joues, façonnent, créent des accidents, taillent au ciseau des tranchées partant de la base de mes narines à ma bouche, incisent le front, le menton, plissent le cou, modèlent le tout sans trêve avec un enthousiasme sauvage.
    Le travail dure si longtemps que je m’endors. Ils sont partis. Je ne sais pas si j’ai le droit d’ouvrir les yeux. Je ne sais pas si le travail est achevé, si la blague a pris fin ou s’ils font une pause déjeuner. Peut-être faut-il que mon nouveau visage sèche avant d’être regardé. Je préfère ne pas les contrarier. J’attends.

  • Joie de chien

    Tu auras gagné ta journée si tu parviens à vivre au moins une fois cet instant de la joie du chien qui court après un bâton. Un instant plein, vivant, sans arrière-pensées, entièrement tendu vers son objet et sans autre but que la saisie du bout de bois dans la mâchoire.
    C'est l'instant que j'appelle "joie de chien" (et qui est renouvelable à loisir, si tu t'y exerces avec sérieux).

  • Rencontre

    La méduse Irukandji est la plus petite méduse du monde. La plus ravissante aussi : ses longs filaments lumineux ressemblent à de graciles cils de biche frissonnant dans l’onde océane. Et la plus dangereuse, car si ses cheveux d’ange effleurent le baigneur, il subira, au mieux, d’insupportables douleurs de brûlures dans tout le corps qui le laisseront éveillé et presque fou pendant des jours, au pire, il mourra.

    La petite méduse n’est pas agressive, elle n’attaque pas, elle se contente de se mouvoir avec élégance dans l’eau salée, elle n’est ni méchante ni gentille, si tu meurs, ce ne sera pas sa faute, ce ne sera pas la tienne, ce sera comme ça. Une rencontre, un temps, un espace, la vie.

  • Verum, Nil securius est malo poeta

    - Et pourquoi ne poétises-tu pas, Judith ?


    - Parce que j'ai lu Montaigne.


    - Oui ?


    - Oui. Tu as un instant ? Je cite :

     

    "Je ne puis supporter mes vers. Il est permis de faire le sot ailleurs, mais non dans la poésie, mediocribus esse poetis/non dii, non homines, non concessere columnae. [Ni les dieux ni les hommes ni les colonnes où s'affichent leurs livres ne permettent la médiocrité aux poètes.] Plût à dieu que cette phrase se trouvât au fronton des boutiques de tous nos imprimeurs pour en défendre l'entrée aux versificateurs, Verum/Nil securius est malo poeta. [mais rien n'a plus d'assurance qu'un mauvais poète].

     

    Dans Les Essais, Livre II, chapitre XVII, Sur la présomption.

     

    - Ah, d'accord.


    - Voilà. Une autre question ?

  • Vergetures et cicatrices

    Nos corps en maillot de bain sur les serviettes de plage sont tranquilles et modestes. Ils ne demandent rien à personne. Ils contemplent leurs vergetures et leurs cicatrices avec révérence. Ils ne sont plus jeunes, pas tout à fait vieux encore. Quand d’ailleurs ? Ils attendent. Et pendant l’attente, ils prennent le soleil, le vent, l’embrun. Le retour au sable, ils y pensent, parfois, mais l’idée se mêle bientôt au roulis de l’eau sur les galets et finit par se confondre avec la mer océane.

    Alors, nos corps finissent le paquet de chouchous et se donnent un baiser.

  • Lectures

    C’est à la façon qu’il avait eu de se saisir d’un livre, d’en toucher la couverture, de l’ouvrir, de le feuilleter, d’en parcourir quelques pages et de s’arrêter précisément sur une ligne pour la lui lire, qu’elle avait soudainement vu en lui non plus l’ami mais l’amant.

  • Tout à sa place

    Avec tous les galets de la plage du Havre, j’ai construit notre maison, notre jardin, nos ponts, nos puits, nos montagnes et nos plaines, nos barrages et nos grandes allées, nos cabines de plage. Avec toute la Manche, j’ai fabriqué nos pluies, nos sources, nos mares aux canards, nos flaques et nos torrents, nos marées hautes et basses, nos mers, nos océans.
    Puis, je t’ai dit que tu pouvais ouvrir les yeux.

     

    Après, bien sûr, j’ai tout remis à sa place. Je suis une fille ordonnée.

     

     

     

     

    Photographie, polaroid OneStep2, plage du Havre, août 2019.

  • Texte à message

    C’est un message qui cherchait un texte dans lequel se glisser. Il a tapé à ma porte, sûr de son fait, convaincu de sa légitimité, assuré de son pouvoir de séduction.
    Je l’ai laissé sur le palier sans lui proposer un café et l’ai invité à aller voir ailleurs si mes écrits y étaient. Il est reparti très vexé.
    Depuis, il boude.

  • 10 août

    Je prends le soleil, allongée sur le ventre, j’entends les vagues, je perçois les cris joyeux des jeux de plage, une mouette à dix pas vient chiper les miettes des baigneurs, il me demande si je veux encore un peu de chouchous où s’il peut finir le paquet, et là, comme chaque 10 août de chaque été, je la sens qui rampe dans mon dos comme un asticot blanc. Ce n’est pas une goutte d’annonce d’orage, ce n’est pas une goutte d’eau de mer, ce n’est pas une goutte de sueur due à la chaleur, non, c’est « la goutte de rentrée ». Celle qui creuse un petit sillon d’anxiété quasi imperceptible, furtif mais manifeste, le long de ton échine. Celle qui dit que tu es encore en vacances mais qui en prédit déjà la fin. Celle qui jette un grain de sable sur ta boule de glace coco.


    Tu peux finir le paquet, mon amour, tu peux…

  • Y a-t-il un Français dans la salle ?

    Non, 12 ans n'est pas un âge pour découvrir son premier Mocky au cinéma avec Y a-t-il un Français dans la salle ? 9 ans, non plus (c'était l'âge de ma sœur).
    Non, papa et maman ne savaient pas. Ils ont lu "comédie" et ont oublié "dramatique". Ça arrive.
    Aujourd'hui, le film ne serait même pas interdit au moins de 12 ans, sans doute ne pourrait-il même pas exister.
    N'empêche que, après ça, quand mes copines m'ont invitée à voir La Boum 2, j'ai trouvé ça très fade. Allez savoir pourquoi.

  • Nu

    Sur les réseaux sociaux, il accompagnait chacun de ses poèmes d’une photographie de femme nue comme un bonus à son texte au cas où il n’aurait pas suffi à lui-même.

  • En super 8

    Séquence 1 :
    Je monte sur ses pieds pour danser
    Je m’accroche à ses jambes
    Il fait des petits pas pour que je ne tombe pas
    Je souris
    Séquence 2 :
    Il tient ma mère dans ses bras
    Ils dansent un slow
    J’essaie de les séparer en tirant sur la robe de ma mère
    pour la repousser loin de mon père
    Ça les fait rire
    Séquence 3 :
    Mon père tourne sur lui-même avec une chaise
    Ma mère rit
    Je pleure
    Séquence 4 :
    Je suis dans les bras de mon père qui valse
    Je défie ma mère du regard
    J’exulte

  • la guerre, c'est atroce

    La guerre, c’est atroce, dit-elle
    les humains sont si méchants
    comment peut-on ?
    comment peut-on ?
    la vie est injuste
    la vie est cruelle
    se désole-t-elle
    il faut s’aimer
    Il faut
    Il faut
    scande-t-elle
    sinon je pleure
    sinon je pleure
    tu as vu comme les hommes tuent ?
    tu as vu comme les enfants sont battus ?
    alors que la paix
    c’est beau la paix, non ?
    la paix, dis-moi,
    c’est mieux que la guerre non ?
    l’amour, c’est mieux que la haine
    hein, dis ?
    Il faut
    Il faut
    les camps de concentration, c’est mal
    tu te rends compte, les génocides
    et le racisme
    qu’est-ce que tu en dis du racisme ?
    tu ne dis rien ?
    tu ne dis rien ?
    tu t’en fous, c’est ça ?
    tu es là, tu écris tes petits textes et tu ne dis rien.
    t’es une putain d’égoïste en fait.
    Pendant que moi, je poste des images sur les réseaux sociaux
    pour conscientiser le monde,
    toi, tu es là,
    avec tes petits textes
    et tu me dis que je ferais mieux de prendre le temps

    d’aller regarder pousser un radis.

     

     

     

     

     

     

    illustration : Jelly Cloux.

  • Grain

    Non, le grain de sable coincé entre mes orteils ne m’enjoint pas de me rappeler pas que la vie allie plaisir et contrariétés, il est juste là parce qu’il y a la mer, le sel, la plage et que je n’ai toujours pas trouvé la douche pour rincer mes pieds avant de les glisser dans mes sandales.
    Pour une fois, laissons les allégories fondre comme glace italienne au soleil.

  • dictaphone

    Dans le dictaphone retrouvé, la voix de mon père mort il y a sept ans. Pendant 5 minutes et 4 secondes, il allume sa cigarette, tire sur le filtre, expire la fumée, pose le briquet sur la table, dialogue avec un agent immobilier, évoque la rue des Bouleaux et la rue de l’Ambre à Douai, répète le nom de maître Allard, règle des détails pratiques. Puis la conversation s’arrête. La voix n’existe plus. La tonalité de fin d’appel résonne comme une suite de points de suspension ouverts sur son absence. On est le 3 août 2019 et il sort une deuxième fois de ma vie.

  • phare sans mer

    Il me dit qu’il veut être grutier
    pour être en haut
    tout en haut
    là-bas
    montre-t-il
    dans une cabine
    au-dessus d’un chantier
    seul
    surtout
    seul
    loin de la cité
    et des hommes.

     

    Il a 16 ans
    et c’est ce qu’il veut
    une grue à lui
    comme un phare sans mer
    qui n’aurait vocation à guider personne
    et dans laquelle
    finit-il par dire
    personne
    non
    personne
    ne viendrait plus

     

    le faire chier.

  • Evanescente

    Moi aussi, un jour, je serai une fille évanescente.

    Une de celles qui disent : « Je reviens de Sète, tiens, regarde… » et qui font apparaitre du sable fin du fond de leur poche Levi’s et le laissent couler entre leurs doigts graciles quand on leur demande ce qu’elles deviennent. Telle cette Colargole, croisée un jour alors que j’étais en ville avec un ami comédien. Elle avait accompagné son geste d’une citation poétique et d’un mouvement de tête comme dans les pubs pour shampoing doux. J’ai cru que du sable allait aussi glisser de ses cheveux.

    Je me suis dit : Cette fille est sacrément évanescente. Et en plus, elle connaît des vers par cœur. Bon... des vers avec les mots « ciel, bleu et âme » mais quand même.

    J’avais du boulot.

  • Impermanence

    Tout bouge, tout fuit, l'impermanence est un pied de nez à toutes tes tentatives de fixité.

    Chaque portrait sur Instagram est une face de mort. 

    Chaque photo est le témoin précaire de ton passage :

    le selfie dans la salle de bain,

    la main sous le menton,

    le chat sur l’épaule,

    la petite fille en robe rouge qui pleure devant le portail de la maison,

    le couple d’amoureux qui s’enlace sur la grève…

     

    Milliards de clichés flottant dans le vide. Toutes nos légendes sur les chemins, nos sourires à peine punaisés déjà biffés.

     

    Mais demain te retrouvera dans les cascades, les pierres, la boue, les souches et les marées.

  • Vestiaire

    Dans ce vestiaire de salle de sport, tandis que la jeune fille de vingt ans se contorsionne dans sa serviette pour ne pas laisser paraitre un sein parfait de vingt ans, la vieille femme déambule nue une brosse à la main, allant et venant du casier à la douche, leste et légère dans son corps de vieille femme, peau molle et tranquille, fesses nonchalantes, seins paresseux, cheveux gris et poils blancs.
    Elle se déplace, ici et là, nue, dans son corps de vieille femme qui n’a rien à nous dire de plus ou de mieux.

  • Fifi

    Mon temps n’est plus à
    la tragédie,
    aux cris,
    aux plaintes,
    à l'élégie.
    Phèdre me fait bâiller.
    Fi de ses lamentations
    de sa passion fatale,
    de sa machine à deux balles.
    Fi des dieux et des prophéties.

     

    Grave faute de goût
    que le goût du malheur.

     

    Fi des images complaisantes
    des formules toutes faites
    piquées au dos

    des quatrièmes de couverture
    et jamais ingérées,
    juste recrachées.

     

    Crachat dans le néant.

     

    Tu dis Amour
    Tu dis Paix
    Tu dis Âme

     

    Tu gonfles des ballons
    tout prêts à éclater.

     

     

     

     

     

     

     

     

    Illustration : Sarah Bernhardt dans le rôle de Phèdre, 1874.

  • Part-Dieu-Perrache

    A chacun sa gare, mon Amour.
    La tienne, c’était Perrache.
    La mienne, c’était Part-Dieu.

    Même pas des gares qui riment.

    Toi aussi, tu les as eus
    tes joueurs de djembé,
    tes plans Vigipirate,
    tes caméras de sécurité,
    tes fumeurs de tout,
    tes lignes de fuite,
    tes valises piégées.

    De gare à gare,
    on n’avait qu’un arrêt.

    Si on avait su…

    Le Lyon Part-Dieu-Lyon Perrache.
    Pris sur le tard.

    Mais à l’heure.
    Terminus.

    31 536 000 minutes d’arrêt.

  • Fève tonka

    On guette, on est sur le qui-vive, on protège ses arrières mais ça se passe ailleurs. Le champ qu’on croyait miné est vierge. Le champ qu’on pensait sauf est piégé. On s’attend au pire : on a raison. Et on a tort. Car rien n’arrivera comme on l’a imaginé. Parce qu’on n’est pas dieu. Parce que la vie est un grand fracas de tout et qu’on est le centre de rien. Parce que le sens nous dépasse. Parce que la vie n’a pas vocation à être juste. Les bourreaux s’en sortent. Les plus méritants ne sont pas ceux qui arrivent. Les pauvres restent pauvres. Et puis, les agios, les subprimes... Et puis, les guerres et les chaos... Le grand cri universel inouï.

     

    Il n’y a qu’une chose à faire, qui tient en un mot que je ne dirai pas mais qui ressemble au parfum de la fève tonka mêlé à une vision de mer.

    Entende qui pourra.

  • Dans le smartphone

    L'enfant de quinze mois pleure
    la mère le prend en photo
    l'enfant pleure
    sur une plage d’Hyères
    la mère le prend en photo
    devant la mer
    clic
    il pleure
    clic
    il pleure
    clic
    il pleure
    il tend les bras
    clic
    il appelle maman
    clic
    clic
    j'écris clic
    mais les smartphones ne font pas de bruit
    ils ne prennent pas non plus les enfants dans les bras
    ils prennent des photos
    d'enfants qui pleurent devant la mer
    parce que la mer verte
    les cheveux blonds
    et le ciel pastel
    c'est joli en photo
    dans le smartphone
    l’enfant est sans doute heureux aussi
    quelque part
    dans le smartphone
    il mange sa première glace
    il regarde un pigeon
    il applaudit
    il rit
    dans le smartphone
    de sa mère.

  • il y a plusieurs façons d’exister
    il y a plusieurs façons de ne pas exister
    de ne rien faire exister
    vivre en statue de pierre
    les yeux creux
    ou faire des moulinets avec les bras
    en parlant très fort
    c’est pareil
    si tu ne sais pas
    si tu ne sens pas
    que tout se passe

    que tout se passe
    que tu le veuilles ou non
    au moment où tu lis
    ces mots
    que tout se passe
    au même moment
    pour toutes les bêtes du monde

  • Pickled egg

    Juillet 1989, pour Hervé, a un goût d’œuf au vinaigre. Il couche pour la première fois avec une fille. Elle ressemble à la chanteuse des Bangles. Elle s’appelle Rosemary. C’est l’année de Eternal Flame. Il avait imaginé ça autrement. Le lendemain au pub elle ne lui adresse pas la parole, elle rit avec ses copines - qui ressemblent aux autres Bangles - et elle passe la soirée à jouer aux fléchettes avec un allemand à la tête rouge qui porte un t-shirt Gun’s and Roses.

    La veille, sur une plage de Broadstairs, ils avaient mangé des pickled eggs et du fish & chips à même le papier graisseux avec les doigts. Rosemary lui avait fait lécher ses phalanges qui avaient un goût de poisson pané et de vernis à ongle. Puis, plus tard, l’amour sur une couverture impression cachemire sous des posters de stars du hit-parade. Elle l’avait guidé de manière très directive un peu énervée comme quelqu’un qui apprendrait à conduire à un novice en lui indiquant sans patience les panneaux de direction et les sens interdits. Elle l’engueulait quand il loupait un embranchement, elle riait au moment où il réussissait une manœuvre. A la fin, il ne savait plus s’il faisait bien ou mal. Sa maitrise de l’anglais n’était pas encore très fluide. Il ne savait pas non plus si elle avait joui. Elle s’était rhabillée prestement en disant que ses parents allaient rentrer, du moins, c’est ce qu’il avait compris. De dos, devant la fenêtre tandis qu’elle rattachait à la va-vite son soutien-gorge, elle lui avait paru si petite, si frêle... Une fée Clochette sous speed.