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Fiction

  • Marcus

    Marcus, 53 ans, mâchouille sa pizza Hut et grattouille sa guitare. Sandrine a fini par le quitter au bout de trois ans. Un peu trop alcoolo, un peu trop borderline, un peu trop mangeur de restauration rapide à son goût.
    Il sympathiserait bien avec l'une de ses copines un peu bonne : Sonia. Elle est cool Sonia, elle aime bien ses chansons et elle rit à ses blagues, elle like ses copiés-collés Wikipedia sur Facebook et ses citations de philosophes piquées sur Babelio.
     
    A propos :
    ville actuelle : Lyon
    ville d'origine : Francheville
    Emploi : chargée des relations publiques
    Situation amoureuse : C'est compliqué
     
    Ça pourrait coller. Faut voir. Il va l'inviter à son prochain concert. Si ça arrive aux oreilles de Sandrine, ça lui fera les pieds. Ça fait quoi une chargée des relations publiques ? Il a le temps de se renseigner d'ici là. Le "compliqué" ça doit être le Franck avec qui elle est venue dîner il y a trois mois. Inoffensif. On s'en fout.
     
    En attendant, il va liker les deux chansons qu'elle vient de poster sur son mur (Neil Young et Manset), laisser un commentaire sous un selfie d'elle avec son chien ("Il ressemble au beagle de Bob Dylan") et rédiger un statut signé Daniel Darc ("Je suis un Kerouac immobile").

  • barbares

    « Quel horrible ogre sexuel que ce Picasso ! Quel salaud machiste que cet affreux Beigbeder ! Pauvres femmes ! » s’indigne Chloé, 25 ans, en scrollant son smartphone. Mais elle s’est mise en retard et doit se dépêcher car elle a rendez-vous avec Marc, père de famille de 45 ans en instance de divorce, qui a abandonné femme et enfants (au nombre de 3) pour elle. Chloé doit annoncer à Marc qu’elle le quitte ce soir. Elle s’est trompée, elle n’est pas amoureuse, elle a mis trois mois pour s’en rendre compte (ça arrive à tout le monde).
    En fait, c’est Mathieu qu’elle aime vraiment. Chloé sait bien que Mathieu se remet tout juste de leur rupture - après un an de dépression et une tentative de suicide – et qu’il vient de rencontrer quelqu’un. Mais c’est elle la femme de sa vie. Il reviendra. Sinon, cela ne fera que confirmer ce qu’elle sait déjà : les hommes ne sont que de méprisables barbares.

  • Polyamour

    Comme il ne parvenait pas à entretenir une relation avec un ou une autre, et encore moins avec lui-même, Joris en conclut que le polyamour était sans doute la solution idéale pour enfin vivre un lien durable. Passer du chiffre 2 au chiffre 3 ou 4 devait permettre de multiplier les chances de survie au sein de la liaison. C’est pourquoi, quand Magali, Brahim et Léa l'accueillirent dans leur petite communauté amoureuse, son enthousiasme était grand, sa détermination à donner le meilleur de lui-même solide.

    Après trois semaines de joies du corps et de l’esprit, de complicité et de jeux érotiques pansexuels, Magali s’enfuit avec le beau-père de Léa, Léa tenta d’assommer Brahim à coup de Gaffiot après son aventure d’un soir avec une Polonaise trilingue, Brahim accusa Joris de retour à des réflexes "petit-bourgeois" quand ce dernier tenta de créer une relation privilégiée avec Léa dont il était tombé raide amoureux. Léa quitta tout le monde le même jour.  

    Suite à cette expérience, Joris adopta une chatte siamoise agressive et exclusive avec laquelle il vit encore aujourd’hui un concubinage riche en péripéties sentimentales.

  • subversif subventionné

    Un jour, le mot « citoyen.ne » finit par complètement remplacer les mots « individu » et « personne » qu’on ne trouvait même plus dans les dictionnaires. L’homme qui ramassait un papier gras sur la plage ne se désignait plus comme « humain », « bipède », « mammifère » mais comme « citoyen responsable au service de la collectivité ». Les programmations des théâtres ne proposaient plus d’œuvres à visée artistique mais des objets idéologiques édifiants propres à éclairer le/la « citoyen.ne-républicain.e ». Les musées croulaient sous les expositions « pédagogiques » et les seuls livres vendus en librairie n’étaient plus que des essais sentencieux destinés à donner des clés pour accéder à un monde meilleur. Chacun agissait pour sa paroisse identitaire et communautaire et l'artiste se voyait peu à peu remplacé par le gentil animateur culturel. La subversion était subventionnée.
     
    Bref, tout cela avait bien commencé à complètement foirer à un moment de l’Histoire de l’humanité, mais quand précisément, Marcus n’était pas en mesure de répondre ; il était déjà né quand la poésie elle-même n’était devenue qu’un ramassis de textes conformes aux valeurs normatives de l’époque : érotisme poseur et blabla sociétal. Seule certitude : l’art et la littérature étaient morts depuis longtemps et tout le monde semblait très bien s'en porter.
     
     
     
     
     
     
     
     
     
    Illustration : « Minuit, l’heure blasonnée » (1961), de Toyen, huile sur toile.

     
     
     
  • Paie ta révolution

    Dans les années 2020, "le monde du mannequinat" vit poindre des tentatives de rébellion sporadiques qui consistaient à glisser des femmes âgées, des filles à formes, des filles à poils, des filles handicapées, des filles brûlées, des filles souffrant de vitiligo, des filles naines, dans les défilés de haute couture. Ces profils atypiques commençaient même à apparaitre dans les publicités télévisées et sur les couvertures de magazines féminins.
     
    Moi, bêtement, j'attendais le moment où ces nouvelles héroïnes se mettraient à vomir sur le tapis rouge, à cracher sur les créateurs de mode, à agonir d'insultes les spectateurs, à pisser sur le jury, à atomiser le décor de ceux qui les avaient si ostensiblement ignorées durant des décennies. Je pensais qu'une révolution sourde était en germe. Que tout allait exploser à la gueule des sales pourvoyeurs de "beauté" qui, soudainement, pour répondre à une "nouvelle éthique commerciale incluante" organisaient des castings "anti-discrimination" partout sur la planète.
     
    Mais que dalle. Je finis par comprendre que les nouvelles recrues voulaient elles aussi faire partie du système. Après avoir craché avec violence sur les grandes gigues stéréotypées qui peuplaient l'"univers de la mode" et, ce faisant, "trahissaient leurs sœurs", elles voulaient "en être" elles aussi. Oui, depuis le début, c'est ce qu'elles voulaient. Bien sûr, interrogées, elles déclaraient avec solennité : " Il faut faire bouger les choses de l'intérieur ". Mais la vérité c'est que des armées de filles de tous genres, de toutes formes, de toutes tailles, de tous âges, jouaient du coude pour offrir leurs corps au Grand Capital qui, tout surpris - n'en demandant pas tant - prenait ce qu'il y avait à prendre. Comme toujours.

     

     

  • La guêpe

    La piscine pue la piscine. C’est normal, nous sommes en fin de journée et le chlore ne libère son odeur qu’au contact des bactéries humaines, des sueurs et des urines des nageurs. Et, il y a encore beaucoup de monde en ce début de soirée lourd et orageux. Les baigneurs évoluent tranquillement dans le grand bassin de la piscine du Creusot, nagent au milieu de leurs résidus de peau et de poils.

    Quand je descends la petite échelle, elle est là, posée sur l’eau. Bien sûr, elle m’a retrouvée.

     La première fois que je l’ai chassée, nous petit-déjeunions, Céline et moi dans le salon, près de la fenêtre de son appartement qui donne sur la rue des Moineaux. Comme je ne suis pas phobique, je suis restée calme, je n’ai pas fait de gestes excités ni poussé de cris, j’ai juste ouvert la fenêtre pour l’aider à sortir puis je l’ai refermée sur elle.

    Quelques minutes plus tard, elle est revenue par la porte du salon et s’est dirigée droit sur moi sans hésiter une seconde, sans pratiquer sa danse volante de guêpe qui cherche un endroit pour se poser. Elle a tourné plusieurs fois autour de ma tête. Son bourdonnement furieux semblait me dire : Tu ne te débarrasseras pas de moi comme ça. Qu’est-ce que tu crois, minable créature ? Où tu iras, j’irai.

    Céline voyant mon irritation – car je n’avais pas encore peur, c’est venu plus tard – m’a fait remarquer qu’il y avait beaucoup de guêpes cet été et qu’elles étaient particulièrement agressives.

    - Mais tu ne vois pas que c’est la même que tout à l’heure ?!

    Elle m’a regardé un peu étonnée et nous n’en avons plus reparlé. J’ai réussi une nouvelle fois à m’en séparer quand elle s’est posée sur une serviette en papier pour lécher une tâche de confiture à l’abricot. Je l’ai emprisonnée sous un verre puis l’ai relâchée à une autre fenêtre de l’appartement afin de la désorienter.

    Je ne l’ai pas vue durant quelques heures.

    C’est au restaurant où nous déjeunions qu’elle est réapparue.

    Cette fois, elle n’a pas tournoyé autour de moi, n’a émis aucun son. Elle est restée durant tout le repas sur le goulot de la carafe d’eau sans bouger une aile, juste comme ça, à m’observer, à me fixer du regard. Je faisais comme si de rien n’était pour ne pas alerter Céline qui semblait ne pas avoir remarqué sa présence mais je gardais un œil sur l’insecte, méfiante. Son impassibilité m’a fait penser aux attitudes des parrains de la mafia dans les films de Scorsese quand ils veulent impressionner leurs adversaires par des silences très longs et une absence de mimiques, juste avant le coup fatal. C’est à cet instant que j’ai commencé à avoir peur. Son calme forcé était autrement plus inquiétant que son ire matinale.

    Plus tard, elle m’a attendue dans la cabine d’essayage de la petite boutique dans laquelle j’achetais un maillot de bain, puis elle m’a suivie chez le glacier complètement excitée cette fois, virevoltant comme une folle au-dessus de mes boules coco-citron, ne me laissant aucun répit, suçotant ma glace, revenant toujours plus déterminée quand je la chassais. Il y avait des dizaines de coupes sur la terrasse, c’est la mienne qu’elle avait choisi de harceler. Pas une autre guêpe à l’horizon.

    A ce moment-là, j’ai eu des envies de meurtre, je regrettais de l’avoir relâchée le matin-même et j’en étais venue à imaginer des scénarios de torture, des pièges au sirop de grenadine dans lesquels je la regarderais agoniser jusqu’à son dernier battement d’ailes et même des mutilations savantes dans le but de séparer ses ailes de son corps et son corps de sa tête dans laquelle j’aurais, dans un dernier geste vengeur, enfoncé son affreux dard.

    - Tiens, ta copine est revenue on dirait ? a plaisanté Céline en dégustant sa menthe-chocolat.

    Ça n’avait rien de drôle. Qui sait si le gouvernement n’avait pas lancé des prototypes de drones pour espionner certains citoyens ? Il ne devait pas être difficile de créer de petits insectes volants munis de micro-caméras guidés par un système GPS. Ils en étaient sans doute à l’étape des essais et avaient choisi au hasard des cobayes parmi la population vacancière. Complètement au hasard. Ma vie ne présentait rien d’intéressant à espionner. Ni celle de Céline a priori (mais peut-être était-ce elle qui était visée, au final ?).

     

     Retrouver ma guêpe à la piscine est un soulagement. J’ai besoin d’elle comme preuve. Ma thèse tient. Personne ne nie la prolifération de l’espèce cet été, pas plus que le caractère agressif de leur comportement.

    - Y a de sacrés bourdons, aujourd’hui.

    Les gars sont là, au bord du bassin. Choisissant entre Céline et moi, nous comparant. Le mâle alpha prend la parole. Pas longtemps. Il s’interrompt au milieu de sa seconde phrase. Il part dans un petit cri ridicule.

    - Pute de guêpe, elle m’a piqué !

    Je repars en dos crawlé, souriant au ciel. Céline me parle « d’ange gardien ».

    Ma guêpe m’accompagne dans mes longueurs. Je jurerais presque qu'elle m’encourage. Du moins, je ressens sa présence ainsi en cette fin de journée. C’est comme si elle et moi étions en communion à présent. L’espionne est-elle aussi une protectrice ? Ces petits robots ailés ont-ils vocation aussi bien à épier et qu’à protéger le citoyen lambda ?

    C’est en l’observant à mon tour que j’en saurai plus, me dis-je, lors de la dernière longueur de brasse coulée. Mais à la sortie de la piscine, je ne la retrouve pas et nous passons la soirée sans elle. Plusieurs fois, je pense entendre sa petite musique mais il s’agit d’une mouche puis d’un moustique.

     

    La nuit-même, je fais un rêve. Céline, saisit un livre de Christian Bobin, La Plus que vive, et s’en sert pour écraser violemment ma guêpe posée sur une flaque de glace fondue.

    Je me réveille en sursaut. Je suis en nage. C’est la dernière fois que je la reverrai.

     

     

    Illustration : Céline Papet

  • Vie d'auteure...

    Constatant que beaucoup d’hommes accompagnaient leurs textes littéraires ou poétiques de photos de jeunes filles sexy (mais touchantes), je me suis dit que je serais sans doute avisée de faire la même chose : joindre à mes textes des photos de jeunes hommes sexy (mais touchants). Cela les rendrait sans doute plus attractifs (mes textes).
     
    C’est en me rendant compte que je passais plus de temps à sélectionner des images qu’à écrire que j’ai finalement abandonné cette idée pourtant brillante.
     
    Le problème, c’est que, depuis, les algorithmes m’envoient tous les jours des photos de calendrier de pompiers ou du club d’aviron voisin. Pas facile la vie d’auteure…
     
     
     
     
     
    (merci à Joséphine Caraballo pour le prêt d'image)

  • Boule à neige

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    Je vis dans une boule à neige. Il n’y fait ni chaud ni froid. J’ai un époux, qui porte une chemise à carreaux, et un enfant qui tient un chien avec une laisse. Ils sont à côté de moi, à ma droite. Mon mari ne tient pas ma main mais une hache dont il ne se sert pas. Nous sommes debout devant un chalet en pin nordique sur lequel est inscrit le mot « CHALET ». Le chien semble à l’arrêt comme s’il guettait une proie. Si vous approchez votre visage du plexiglas, vous verrez un petit lapin blanc au pied d’un sapin situé derrière le chalet. Le chien ne l’a jamais attrapé. Mon enfant ne sourit pas, il tient la laisse. Mon mari tient une hache. Moi, je ne fais rien de spécial. Mes mains sont posées sur un tablier vert posé sur une robe rouge. Nous ne sommes ni heureux ni malheureux. J’attends que la neige tombe. C’est de plus en plus rare.

  • Bad boys

    A presque 45 ans, Pamela fantasmait encore sur les bad boys, les mecs rock'n'roll comme elle disait, un peu poètes un peu trash (elle kiffait les mots fuck et éjaculation dans la poésie), mais, en cachette, elle lisait avec une grande assiduité son horoscope guettant tous les signes d'une romance à l'eau surannée de rose. Elle voulait "qu'on l'aimât pour ce qu'elle était" (comme Bridget Jones dans Le Journal). En fait, elle rêvait secrètement l'avénement d'un Mark Darcy tout en passant son temps à tenter de séduire tous les Daniel Cleaver de passage.

    Où cette quête contradictoire allait-elle bien la mener ?

  • Allô

    En 2022, on ne distinguait plus les personnes qui parlaient toutes seules dans la rue de celles qui parlaient à un téléphone invisible - grâce à des oreillettes invisibles. Et, quand on prenait le temps d’écouter ce que ces locuteurs-là disaient, on se rendait rapidement compte qu’eux aussi ne faisaient que se parler à eux-mêmes, quand ils semblaient s’adresser à un interlocuteur. De longs, indigents, ennuyeux, pénibles soliloques se faisaient écho dans les avenues, les centres commerciaux et les transports en commun. Y avait-il quelqu’un au bout du fil ? Rien n’était moins sûr. Peut-être le récepteur de l’appel avait-il déjà posé depuis longtemps son smartphone dans un coin de la pièce et vaquait à ses occupations sans prêter l’oreille au discours sans fin de l’appelant, mais le plus probable était que l’appelé lui-même déroulait en réponse un monologue interminable sans attention pour le galimatias de son correspondant.
    2022 correspondait à une acmé de l’ère du blabla ; et ceux qu’on considérait à présent comme les fous ancestraux – les causeurs solitaires - étaient beaucoup moins inquiétants que la nouvelle engeance de jacteurs automatisés qui avait zombifié la ville.

  • c'est signé

    Joe sentit son portable vibrer dans sa poche. Sa femme lui envoyait le dialogue entier de la conversation amoureuse qu’il venait d’avoir avec Barbara à la terrasse de ce café sétois. Tous les mots étaient presque exactement retranscrits. Il tendit l’écran à Barbara qui regarda paniquée autour d’elle. Elle ne tarda pas à découvrir Bénédicte, deux terrasses plus loin qui leur fit un petit geste de la main : « Coucou ! » et signa un : « A ce soir, mon chéri !» avant de re-suçoter la paille de son Schweppes.
     
    Les couples adultères ne sont jamais assez prudents ; les couples adultères sourds et muets doivent redoubler de vigilance…

  • Zébulon

    L’homme se dévisse la tête pour regarder la fille assise derrière sa femme, son cou s’allonge comme le corps de Zébulon dans le manège enchanté, penche en alternance à droite à gauche, pour voir la fille dans le dos de sa femme. L’homme se fout de ce que la femme raconte et elle se fout de ne pas être écoutée, elle continue de produire une logorrhée sans fin, les mots accrochés les uns aux autres, sans pause, sans attente de réponse ou d’assentiment. Le cou de l’homme s’étire tant et si bien qu’il va finir par s’enrouler autour du corps des clients du café qui passent à côté de la table, la femme continue de parler, l’homme continue de ne pas écouter, une absence mutuelle à l’autre vécue sans drame, une habitude de vie commune solitaire, deux corps juxtaposés comme deux phrases sans lien logique.

    La fille quitte le bar, le cou de l’homme reprend une forme normale, il est surpris de se retrouver devant sa femme qu’il avait oubliée :

     

    - Tu m’as posé une question ?

     

    - Non.

     

     

     

    Photo d'une oeuvre de Céline Cléron

  • Du rififi en forêt


    - Chérie ! Qu’est-ce que c’est que cette horreur ?

    - Quelle horreur ?

    - Ça !

    - Ah, ça ! Un être humain empaillé. Foxine Renard en a acheté un la semaine dernière. Je l’ai vu lors de notre réunion des Carnassières Libertaires. Un superbe ouvrage. Elle a choisi une femelle européenne. Pour l’anniversaire de son aîné.

    - Tu parles d’un cadeau… Et nous, on a quoi là ?

    - Un mâle asiatique. J’ai longtemps hésité, mais j’ai pensé que celui-là irait bien à côté de la cheminée. Tu vois, à côté de la griffe de ton grand-père.

    - Mais, ça va faire peur aux enfants !

    - Tu rigoles ? Au contraire, les enfants vont A-DO-RER. D’ailleurs, je pensais organiser une sortie pédagogique chez un taxidermiste pour les petits quadrupèdes de la forêt.

    - Hein ?

    - Ils verront toutes les étapes, de la conservation à l’empaillage. Et c’est en lien direct avec le cours de Cycle 3 sur Les domaines naturels & Les domaines techniques.

    - C’est encore une idée de la folle Renard, ça ?

    - Et voilà ! Tu détestes mes copines !

    - La semaine dernière, c’était quoi ? De la peau d’humain en guise de descente de lit !

    - C’est distingué.

    - Tu parles ! C’est moche, c’est lisse, ça glisse et c’est froid. Y a même pas de poils !

    - C’est pas de leur faute, aux humains…

    - Mais, eux, quand ils achètent notre fourrure, c’est parce que c’est doux et chaud et beau ! Tu comprends le concept ?

    - Pfff, ce que tu es vieux jeu… Les concepts, c’est fait pour être bousculé !

    - Je te jure que si tu me ramènes une tête décorative pour noël, je demande le divorce.

    - Justement, je voulais te…

    - JE M’EN VAIS !

    - Nounours... Reviens ! NOUNOURS !!

     

     

     

     

    Photo : Elise Mansot

  • Clémentine et Banane

     

    Clémentine, assistante d’éducation (terminologie qui a pris le relai de « pionne » dans les années 2000) a créé un atelier d’ « éducation au féminisme et à la sexualité » dans un lycée professionnel du bâtiment et des TP de la banlieue lyonnaise.

    12h30, salle du foyer. Des élèves autour de plusieurs tables en U : Cynthia, Marion et trois autres adolescentes.

     

    Cynthia

     

    Hé ! Clémentine, ça va ça, comme slogan ?

    ME TOUCHE PAS PELO OU JE TE DEFONCE LE CERVO

     

    Clémentine

     

    Oui, c’est bien Cynthia, pas mal… Peut-être un peu agressif…

     

    Cynthia

     

    Quoi agressif ? T’as dit que les mecs y z’ont pas le droit de nous toucher sans qu’on soit d’accord, le message il est clair là, non ? Le premier qui me touche, je lui dézingue sa mère.

     

    Les trois filles en chœur

     

    Ouais, les Cailleras !  JEAN-JO en force !

     

     Clémentine

     

    Oui, bon, les filles, calmez-vous. Il faut qu’on avance. Vous n’avez fait que deux affiches, ça fait deux semaines qu’on est dessus, il faut qu’on soit prêtes pour le 8 mars… Marion, tu me laisses lire ta proposition ? … (Marion tend sa feuille Canson, Clémentine lit) « Les garçons et les filles, main dans la main à Jean Jaurès »…

     

    Cynthia

     

    « main dans la main » ? T’es dingue toi ? T’as entendu ce qu’on a dit la dernière fois à l’atelier ? On fait des slogans pour que les gars ils comprennent que notre corps y z’y ont pas accès, c’est NON ; et toi, tu veux qu’ils nous tiennent la main ? T’es à la ramasse comme d’habitude !

     

    Clémentine

     

    Cynthia, Marion a le droit de s’exprimer. Son message est une invitation à la pacification des relations entre garçons et filles. C’est ça, Marion ?

     

    Marion

     

    Oui, c’est ça… Dis, Clem, Je peux te dire quelque chose ? Ça me gêne des fois ce qui se dit dans l’atelier, ce qui s’y passe…

      

    Clémentine

     

    Tu veux dire que parler de sexualité te gêne, c’est ça ? Tu penses que ce qui a trait à la sexualité est tabou… sale ?

     

    Cynthia

     

    Ouais, c’est dég le sexe, grave !

     

    Clémentine

     

    Cynthia, c’est pas à toi que je m’adresse.

     

    Marion

     

    Non, non ; c’est pas du tout ça. A la maison on parle de tout ça, j’ai pas de problème avec ça, au contraire, je participe à cet atelier parce que je sais que tout le monde n’a pas cette ouverture et que c’est la source de beaucoup de malentendus entre garçons et filles justement. C’est bien que cette action ait lieu dans un lycée du bâtiment où les filles sont minoritaires.

     

    Cynthia

     

    Allez, vas-y, elle refait son intelligente et blablablabla… C’est bon, dégage avec tes grands mots…

     

    Clémentine

     

    Tu n’es pas choquée alors ?

     

    Marion

     

    Non, pas du tout. Je voulais te parler de l’action que tu as proposée la semaine dernière… que tu as appelée : « Commando Banane ».

     

    Cynthia

     

    C’est quoi ça ? J’étais pas là, Clémentine ! Clémentine-Banane, haha, la vie de ma mère, morte de rire les gars ! (rire des trois filles)

     

     Clémentine

     

    Alors, oui, pour les absentes, je rappelle : des filles m’ont rapporté que quand elles mangent des bananes à la cantine, des garçons font des gestes déplacés. Du coup, elles n’osent plus en manger.

     

    Cynthia

     

    Quels gestes ?

     

    Clémentine

     

    Ben, vous savez, des gestes avec une banane dans la bouche… comme ça…

     

    Cynthia

     

    Des gestes de grosses pipes, quoi !

     

    Clémentine

     

    Oui, voilà des gestes mimant une fellation.

     

    Cynthia

     

    Sales chiens ! Le mec qui me fait ça, je le défonce à coup de plateau cantine.

     

    Clémentine

     

    Oui, donc… je proposais que le 8 mars, lors de notre journée de sensibilisation au respect des filles et des femmes dans la société, les filles prennent toutes des bananes à la cantine et les mangent bien en évidence devant les garçons en disant : humm, c’est bon les bananes, j’aime manger des bananes en prenant le temps de les déguster longuement devant eux. Comme un message, vous comprenez, une réappropriation du fruit et du plaisir qu’une fille peut avoir à le manger sans arrière-pensée. Quelque chose te gêne là-dedans, Marion ?

     

    Marion

     

    Tu ne trouves pas que c’est une provocation un peu… puérile ?

     

    Cynthia

     

    Putain, mais dis des mots qu’on comprend !

     

    Clémentine

     

    Puérile… Que veux-tu dire par là, Marion ?

     

    Cynthia

     

    Tu vois, même Clem, elle comprend pas quand tu parles.

     

    Marion

     

    Je veux dire que ça n’aura pour effet que de rendre les garçons plus agressifs, non ? Ils vont se sentir mal et vont réagir violemment. Et puis, tous les garçons à la cantine ne se conduisent pas comme ça, on met tout le monde dans le même panier, ça risque de gêner ceux qui n’y sont pour rien… Enfin, je sais pas, je trouve que c’est pas une bonne idée…

     

    Clémentine

     

    Décidément, Marion, aucune de mes idées ne te plait, c’est comme ça depuis le début. Tu rechignes à tout. Tu penses qu’on peut faire évoluer les mentalités avec des slogans tout mous comme les tiens ? « main dans la main ». Cynthia a raison, ça manque de… poigne !

     

    Cynthia

     

    Ça manque de couilles ! Clem, passe-moi une banane, je vais lui montrer comment on fait sa chaude … hummmm ouiiii… BANANAAAAA !

    (rire des trois filles)

     

    Marion

     

    C’est comme les badges…

     

    Clémentine

     

    Quoi ? Les badges maintenant. Ils ne te plaisent pas non plus ?

     

    Marion

     

    Je ne me vois pas porter un badge sur lequel est inscrit en gros JE SUIS UNE PUTE.

     

    Clémentine

     

    Et pourquoi donc ?

     

    Marion

     

    Je comprends bien que tu veux reprendre les phrases que les filles entendent de la bouche des garçons, jouer sur l’effet miroir, mais je pense que ce sera contre-productif au lycée.

     

    Clémentine

     

    Tu prends les autres pour des imbéciles en fait, Marion ? Tu penses que toi seule es apte à comprendre l’ironie, le second degré, l’humour mais que les autres sont des truffes, c’est ça ?

     

    Marion

     

    Je crois que je vais quitter le projet, en fait, Clémentine. C’est pas contre toi, hein, tu fais ce que tu peux mais…

     

    Clémentine

     

    Je fais ce que je peux ?! Non, mais tu t’entends petite sainte nitouche ? Je suis en master de sociologie, je suis en train de rédiger un mémoire sur les discriminations genrées dans les sociétés occidentales et tu viens me donner des leçons de pédagogie ?!

     

    Marion

     

    Non, pas du tout… je…

     

    Clémentine

     

    Très bien, vas-y, la porte est grande ouverte.

     

    Cynthia

     

    Ouais, dégage, l’intello ! Va sucer les CAP maçons !

     

    Clémentine

     

    CYNTIA ! SHUT UP !

  • mea culpa

    Après avoir diffusé pendant deux ans des vidéos de propagande anti-épilation, prôné la liberté de s’émanciper du joug des diktats qui pèsent sur le corps féminin et exhibé ses poils d’aisselles avec une assiduité militante, la Youtubeuse annonce aujourd’hui à ses 125 K abonné.e.s d’un air grave et solennel sa décision mûrement réfléchie de se raser de nouveau et déroule pendant quinze minutes un argumentaire visant à expliciter les raisons qui ont conduit à ce revirement qui ressemble à un dédit.
     
    Quinze minutes d'un mea culpa argumenté et étayé à l'attention des regards du monde entier tournés vers ses poils et ses dessous de bras puisque, sans doute, de l’existence ou de l’absence de ces poils d’aisselles dépend l’évolution des conflits mondiaux, des luttes armées, des suicides planétaires, des famines, de l’esclavage moderne, du chiffre d’affaire d’Amazon, de la faille de San Andreas, de l’équilibre du système cosmique.
     
    Elle se lève pour saluer ses fans en joignant ses deux mains en signe de contrition. La dernière image de la capsule s'éternise quelques secondes sur un joli nombril percé.

  • APPRENDRE AUX GARCONS A BIEN SE TENIR

    Bérénice lut le titre de l’article : Au collège de Vermenton, interdiction de porter des shorts, ou jupes et bermudas au-dessus du genou, puis la légende de la photo : « Pour certains enseignants, ce sont les filles qui sont stigmatisées, AU LIEU D’APPRENDRE AUX GARÇONS A BIEN SE TENIR ». Elle était tout à fait d’accord avec cette assertion qui cependant n’allait pas assez loin dans son projet pédagogique.

     

    Elle se demandait depuis un moment déjà s’il n’était pas temps de créer des centres de rééducation en vue de désexualiser tous ces petits obsédés qui passaient leur temps à vouloir violer les filles dans les cours de récréation dès l’âge de 10 ans (cela commençait par des nattes tirées mais on savait comment cela se terminait quelques années plus tard). Si on les prenait bien assez jeunes, il était certainement possible d’obtenir des résultats probants. Pour cela, on pourrait s’inspirer du dispositif de conversion proposé dans le film Orange Mécanique. Faire défiler pendant des heures des images de filles en mini-jupes, shorts moulants et décolletés tout en injectant dans les veines des ados mâles un sérum toxique qui les rendrait physiquement malades au point d’être pris de nausée plus tard à la vue de la moindre jeune fille qui se présenterait à eux, lui semblait une idée pertinente. Ainsi, les jeunes filles pourraient poursuivre leurs études en toute quiétude - en bikini même si elles le désiraient - sans être inquiétées ou agressées par leurs petits camarades. Il faudrait juste prévoir dans chaque classe un agent de service délégué au seau et à la serpillère afin de prévenir les éventuelles glissades sur les inévitables traces de vomi qui parsèmeraient les salles de cours. Du moins, dans les premiers temps de l’expérience, puisqu’ensuite les élèves seraient naturellement amenés à se concentrer sur le professeur et le tableau blanc pour ne plus avoir à subir les affreuses crises de haut-le-cœur. Boucle, bouclée. Petits pervers bien attrapés.

  • Cuenta de ahorro ou Livret de développement durable

    FRACAS, revue littéraire bilingue franco-argentine publie l'une de mes nouvelles traduite en espagnol par Ines Alonso Alonso.
     
    Pour accéder à la version française, cliquer sur FR.
     
    CUENTA DE AHORRO : l'histoire de Michel ou une parabole politique sur l'asservissement consenti ? A vous de voir !
     

  • CLIC CLIC

    CLIC CLIC
     
    Nicolas Violant qui sera quelques années plus tard commissaire de police, mais il ne le sait pas encore - il n’a que 20 ans pour le moment et qui peut penser sans rire qu’un homme portant le nom de « Violant » puisse devenir commissaire - marche sur un trottoir du 6e arrondissement de Lyon en compagnie d’une jeune fille blonde qu’il rêve de conquérir.
    Il vient de s’acheter une paire de Richelieu marron foncé et a demandé à la vendeuse d’ajouter des fers à ses semelles pour les protéger mais surtout pour entendre résonner leur son métallique sur le bitume. Durant toute la promenade, Nicolas Violant fait claquer ses talons sur le pavé et à chaque pas, il se sent plus homme. Chaque pas le rapproche des cheveux de la fille, de sa bouche et de ses seins.
     
    Bénédicte qui deviendra sa femme en 1998 lui avouera six ans après ce premier rendez-vous que le cliquetis insupportable aurait pu avoir raison de leur idylle dès le premier quart d’heure. C’est au moment où il avait chaussé à contrecœur ses lunettes de myope qu’elle lui avait trouvé un air mignon et avait décidé de lui accorder une chance.

  • Mignardises

    Jacqueline et Nicole se réunissent tous les mardis pour parler des maladies et des malheurs qui affectent leurs connaissances communes. Gourmandes, elles grignotent des mignardises achetées chez Bouillet et dégustent du thé Earl Grey tandis qu’elles énumèrent leurs maux, du plus bénin au plus tragique : la varicelle du petit Barnabé, le durillon récidivant de Marie-Cécile, le troisième divorce de Jean-Nicolas et son remariage avec « une arabe », la chute de Simone dans les escaliers de la maison de retraite et sa fracture du col du fémur, l’agression sexuelle de la fille du voisin du cinquième étage par un chauffeur Uber, la démence dégénérative de Mme Rioux qui lui fait dire des mots orduriers et se déshabiller devant des gens, le cancer du sein de Mme Richard, le cancer du rein de M. Bonin, les métastases aux poumons et au cerveau de M. Langlois. Quand elles ont fait le tour des malades et des victimes, elles passent aux morts tout frais. Cette semaine, Ginette, la pauvre, a été retrouvée morte chez elle dans un état de décomposition avancée. Personne ne s’était inquiété de son absence car elle devait partir en voyage organisé. Il faut dire aussi qu’elle ne décrochait jamais le téléphone quand on l’appelait et qu’elle est un peu punie de son manque de civilité. Comment pouvaient-elles savoir ? Enfin, elles lisent les derniers titres de la revue Détective à laquelle Nicole est abonnée : Le couple qui enlève les enfants, Tuée en pleine nuit dans le lit conjugal, La mort au bout du rêve, Violée par l’amant de sa mère et feuillètent les numéros en commentant les images « c’est pas dieu possible, mourir si jeune » « on ne peut plus faire confiance à personne » « les hommes sont si cruels » « on n’est plus en sécurité nulle part ». Après leur petit goûter hebdomadaire, au moment de se quitter, elles médisent une dernière fois de leurs meilleures amies encore vivantes et se donnent rendez-vous à l’enterrement de Ginette pour voir la tête des descendants qui ne seront là que pour l’héritage « les gens sont sans cœur, c’est affreux ».

  • théorème

    Ma prof de maths a des yeux incroyables. Quand elle se penche au-dessus de mon bureau pour éclairer les nombres premiers et les identités remarquables, je suis dévoré par la contemplation de ses iris verts-or et de ses paupières poudrées de mauve. A l’acmé de démonstrations logiques passionnées, ses pupilles se dilatent complètement. Je ne vois plus qu’elles. Elles deviennent le trou noir de mes pensées. Je suis absorbé tout entier. Je disparais comme au moment de l’orgasme - il parait. Puis je suis de nouveau éjecté dans la classe où je reviens à son regard mordoré, prisonnier, lié à lui, captivé et impuissant.

     

    Mais je devrais mettre tout ce texte au passé. Jusqu’à hier, c’était ainsi.

    Pour la première fois depuis le début de l’année, Mme Blondeau a retiré son masque après l’explicitation d’un théorème, pour reprendre son souffle et boire une gorgée d’eau.

    J’ai été déçu. Bien au-delà de ce que l’on peut imaginer. L’éclat de son regard n’a d’égal que la fadeur du reste de son visage. Un nez quelconque, une bouche mince, sans relief, un menton fuyant. Tous les fantasmes élaborés depuis des mois à partir d’un simple échantillon de son visage se sont soudainement évaporés.

     

    Pffiouttt.

     

    Elle a repositionné rapidement le tissu vert-jaune assorti à ses yeux mais c’était trop tard. Les cours de maths sont instantanément redevenus aussi ennuyeux à mourir qu'en classe de 3e avec M. Girard.

     

    Je sais qu’elle sait. Elle n’ose plus me regarder dans les yeux.

  • play-list

    Hier, dans le métro, j’écoutais une chanson dans mon casque, une chanson extraite de ma play-list « post journée de travail » et soudain, j’ai tout compris. Je veux dire, j’ai tout compris à la chanson que j’étais en train d’écouter. Tout compris comme s’il s’agissait d’une chanson en français alors qu’il s’agissait d’une chanson en anglais. Le texte m’est arrivé limpide, clair, comme en traduction simultanée, comme si mon cerveau faisait totale abstraction de l’obstacle de la langue. D’habitude, comme beaucoup de monde, je saisis deux-trois phrases, je comprends le refrain quand il est simple et la mélodie fait le reste. Mais là, tout était différent. Pendant quelques minutes, j’ai vraiment entendu la chanson pour la première fois. Elle n’avait rien d’exceptionnel, ses paroles étaient un peu bêtes comme le sont souvent les paroles des chansons pop mais je les voyais nettement défiler en synchrone dans mon cerveau. Comme quand on appuie sur la touche « traduction » sous un clip sur youtube, les erreurs grossières en moins. Trois minutes. Puis retour à la normale. Ma play-list, des chansons anglo-saxonnes et américaines qui se suivent et que j’appréhende approximativement. Comme avant.

     

    Woman I can hardly express My … emotions … After all, I'm forever in …

     

    Trois minutes d’éveil. Puis plus rien. Il parait que ça se passe souvent comme ça et que le plus dur, ensuite, est de ne rien attendre.

  • Acqua in bocca

    Lundi 15 avril 2019

     

    Ça y est, je pars demain pour Florence. Ma mère me serine que c’est « la plus belle ville du monde ». On verra bien… Je sens qu’elle meurt d’envie de me raconter ses propres souvenirs dans cette ville, elle et mon père en auberge de jeunesse, etc. Heureusement, elle se retient.

     

    Mon correspondant a un prénom de vieux : Alfonso. Enfin, quand je dis « correspondant », on a échangé deux phrases sur le blog du lycée. Je sais juste son âge, 16 ans comme moi, et qu’il habite un quartier du centre-ville un peu stylé. Je suis dég parce que Maxime ne sera pas là. Ses parents l’ont obligé à faire allemand en deuxième langue. Il se tape Mme Picaud en cours, une vraie folle, on l’entend gueuler de l’autre bout du couloir. Les profs d’allemand et de latin, c’est toujours des femmes un peu vieilles, un peu moches genre leurs vêtements datent des années 80 et elles portent des lunettes pourries. Notre prof d’Italien, c’est M. Barki. Ça va, c’est pas le pire. Il fait des blagues en italien qui font rire que lui, et Marina aussi, qui est d’origine italienne par sa mère et parle français et italien chez elle. Du coup, il lui fait des gros clins d’œil pendant tout le cours, c’est super lourd. Enzo dit que Barki veut se la faire. Mais bon, c’est normal parce que Marina, tout le lycée veut se la faire et c’était la même chose au collège.  C’est pas très original. Bon, je vais faire mon sac. Ma mère m’a tout préparé comme si j’étais pas capable de mettre 5 boxers, 3 jeans et des t-shirts dans une valise. C’est le printemps et je ne pars pas pour la Mongolie, c’est bon. Heureusement sinon on aurait jamais retrouvé Mélanie parmi tous les mongoliens ! Ouais, je sais, je suis trop drôle. Bon allez. A domani.

     

    P.S : je suis censé écrire mon journal en italien mais je sais encore moins écrire que parler. Barki a dit : vingt lignes chaque jour (rapport avec une citation de Stendhal, son auteur préféré, qui en mordait tellement pour la pizza qu’il a demandé que sur sa tombe soit gravé son C.V. en italien, ou un truc comme ça).

     

    « Vingt lignes par jour ». Tu parles… je traduirai tout avec google trad en rentrant, basta ! Enfin pas tout. Vu comme c’est parti, je vais devoir un peu censurer.

     

    Mardi 16 avril 2019

     

    Quel putain de boulet, Mélanie. La mongolito a vomi pendant tout le trajet. 12 heures de car, ça puait, c’était dégueulasse. Elle était à côté de Juliette qui, du coup, a vomi aussi. Ça a fait une chaine de vomi pendant les 3 dernières heures de trajet. Moi, c’était limite, mais j’ai réussi à me retenir. On est arrivé à 22 h 30 à la gare de Florence-Santa-Maria-Novella où les familles d’accueil sont venues nous chercher. J’avais l’impression de sentir la sale odeur de moisi du car. Alfonso m’a regardé bizarrement quand je lui ai serré la main, avec un air un peu véner ou dégoûté, je sais pas. Je savais pas comment expliquer en italien que des gens avaient été malades dans le car. Le père d’Alfonso, lui, était sympa et faisait exprès de parler lentement pour que je comprenne dans la voiture. Il m’avait préparé un sandwich super bon avec du jambon sec et de la mozzarella mortelle. Je sais que la mère n’est pas là en ce moment mais j’ai pas bien compris pourquoi. Alfonso n’a pas parlé de la soirée. Dans la cuisine, il m’a regardé manger. J’ai essayé de lui parler en italien, deux-trois phrases, histoire de, mais il répétait « non capisco » (je ne comprends pas). Son père, un moment lui a mis une grosse tape sur la tête et m’a dit en souriant : « Parli molto bene l’italiano, Lucas » (tu parles très bien italien, Lucas) puis il a engueulé son fils qui est parti se coucher en faisant la tronche. De toute façon, je suis naze, j’ai pas réussi à dormir dans le car. Ce qui est cool, c’est que j’ai une chambre à moi, j’avais peur de devoir partager. Je n’aime pas dormir dans la même pièce que quelqu’un. Buena note (y a un ou deux t ?). Je vérifierai plus tard.

     

    Mercredi 17 avril 2019

     

    Dans les voyages, les séjours à l’étranger, les trucs les plus dingues se produisent toujours au tout début, dès les premières 24/48 heures. Après, soit ça se calme, soit on s’habitue aux trucs trop chelous. Enfin, c’est pas moi qui le dit, j’ai pas assez d’expérience pour l’affirmer, mais ma grande sœur si. Et là, je vérifie à quel point c’est vrai. Sans pouvoir accuser le décalage horaire ou ce genre de connerie.

     

    Donc, là, je m’inquiète pas de faire mes vingt lignes. Je vais les exploser.

     

    Ma journée a été chelou du début. Dès le réveil. Dans l’appart, on n’était plus que deux. C’est Alfonso qui m’a réveillé en… J’ai d’abord cru que c’était le chat de la maison qui venait me réveiller, pas en grattant à ma porte mais en la défonçant (en essayant de la défoncer) à coup de tête ou d’épaule. Je me suis levé, j’ai ouvert la porte pour m’apercevoir que c’était Alfonso qui lançait son chat contre le mur (en prenant son élan !). Quand je lui ai demandé s’il avait pas peur d’esquinter son gatto, il m’a dit que c’était pas le sien mais celui de sa mère. Que si c’était le sien, il lui ferait un truc pire. Enfin, c’est ce que j’ai pigé. Sympa…

     

    Le père était parti laborare. La mère, toujours aux abonnés absents.

     

    Ensuite, Alfonso m’a présenté Emmanuella Iorimini. Il m’a répété son nom pendant plusieurs minutes, puis il a allumé l’écran de l’ordi familial. Direct, Youporn en italien. J’ai pas été surpris. Emmanuella Iorimini était une star du porno, elle suçait des trucs énormes, elle n’arrêtait pas même si on lui pinçait le nez, pas de quoi être choqué.

     

    Mon absence de réaction a énervé Alfonso (il croit qu’on a pas Youporn en France ?). Le coup du chat m’avait plus gêné, mais je n’ai pas voulu lui faire plaisir en en reparlant. J’ai pensé que j’étais parti pour une journée-test, et je n’aimais pas trop la sensation.

     

    L’après-midi, on avait rendez-vous avec nos deux classes pour visiter La Galleria di Uffizi dans le centre de Florence. On a fait la queue cent ans alors qu’on avait un passe. Mais franchement, ça valait le coup. Le prof nous a présenté un power-point avec les tableaux de Botticelli avant le départ, mais les voir en vrai, c’est autre chose. D’abord, la plupart sont super grands, il faut s’asseoir et les regarder de loin pour vraiment les voir. La Naissance de Vénus, c’est mon préféré. La fille a quelque chose que j’aime bien, un air romantique (je me ferais engueuler par la prof d’Art parce que c’est pas du tout l’époque Romantique, mais bon, je me comprends) et des cheveux de malade qui couvrent juste son sexe. C’est trop sensuel. Bien sûr, Enzo a passé son temps à faire le con dans la salle en commentant tous les tableaux : Putain, elles avaient des gros bides de femmes enceintes les femelles à l’époque ! Regarde, celle-là, on dirait la grand-mère de Mongolito ! Pendant ce temps-là, Barki était collé à Marina et lui expliquait des trucs en italien en faisant des grands gestes avec les mains comme les mecs dans le coin. Les correspondants italiens avaient l’air un peu blasés parce qu’à mon avis, ils ont déjà visité tous les musées de la ville mille fois depuis leur naissance. Alfonso, lui, ne parlait à personne, même pas aux gars de sa classe mais je voyais bien qu’il arrêtait pas de zieuter vers Marina.

     

    Elle a quand même raison sur une chose ma mère : c’est une ville qui tue tout d’un point de vue esthétique. Stendhal s’évanouissait à chaque coin de rue, il parait. C’est pas pour rien.

     

    En fin d’après-midi, on est rentrés chez Alfonso. Le père n’était pas revenu du boulot. Je suis allé aux toilettes et j’ai entendu la porte de sa chambre claquer. Je ne l’ai plus revu. Je suis allée me servir dans le frigo à 21 h parce que j’avais faim, j’ai trouvé des bouts de fromage et un yaourt aux fruits et je suis allé les manger en solo dans ma chambre.

     

    Je vais me coucher, demain c’est quartier libre dans les familles. Ça ne me fait vraiment pas triper vu l’ambiance.

     

    Dodo.

     

    Putain. J’ai trouvé un oiseau mort sur mon oreiller. Une sorte de moineau. Son corps était raide. La tête penchait sur le côté. J’ai eu un haut-le-cœur. J’ai viré la taie, je me suis allongé et j’ai essayé de dormir. Je me suis relevé pour écrire, parce que j’y arrivais pas.

     

    Ce mec est complétement pété. Il a commencé la journée avec le chat, il l’a finie avec un oiseau.

     

    Complètement pété.

     

    Jeudi 17 avril 2019

     

    Le fiume. C’est le premier truc dont Alfonso m’a parlé en nous servant un café dégueulasse le matin. Venir jusqu’en Italie pour boire cette merde, c’était bien la peine. Comme il en avalait également, c’était la preuve qu’il n’essayait pas de m’empoisonner avec. Pour le reste…

     

    Un café dégueulasse accompagné de rien du tout. J’ai moi-même inspecté les placards de la cuisine, sous le regard amusé de l’autre malade. Avec mon micro-diner de la veille, j’avais de quoi avoir les crocs.

     

    Le fiume, donc. Alfonso n’avait que ce mot à la bouche. On avait rendez-vous sur les quais de l’Arno, avec des potes à lui, c’était pas un truc organisé, officiel, prévu par les adultes.

     

    Mon ventre couinait salement. Cela me mettait encore de plus mauvais poil, mais je me suis dit que ça n’était pas plus mal, si des connards voulaient m’emmerder, ils allaient trouver à qui avoir affaire. Si le but de l’Alfonso, c’était de m’affaiblir en m’affamant, il avait choisi la mauvaise stratégie.

     

    J’ai reconnu aucun de ses copains de classe. De nouvelles têtes, et plutôt des têtes de gars éjectés des cours, voire de débiles jamais scolarisés. Ses parents savent-ils qu’il fréquente des freaks pareils ?

     

    Même en plein jour, les quais m’ont paru glauques. Pas aménagés, comme dans ma ville. De l’herbe, une sorte de pelouse sauvage qui pue l’urine. Des crottes de chien comme des gravats. Et, posé au milieu de tout ça, un petit sac. Je l’ai vu bouger tout de suite.

     

    L’un des jeunes tarés a dit un truc où il était question d’une française à attendre. Et qui je vois finir par se pointer, au bras d’un autre loulou (on devait bien être 7 ou 8 à ce moment-là) ? Mélanie ! La mongolito a paru soulagé de m’apercevoir. Même moi, j’étais pas mécontent qu’on soit ensemble, finalement.

     

    Le sac bougeait toujours. Alfonso a dit un truc au sujet du sac et de son contenu que je n’ai pas compris mais qui a épouvanté Mélanie. Elle captait plus de trucs que moi en italien, finalement.

     

    Puis, le coup de pied, et plouf. Plus de sac.

     

    On a bougé. Mongolito pleurait tout ce qu’elle pouvait.

     

    Je lui ai demandé ce qu’il y avait dans le sac. Des chatons. Une vraie bande de psychopathes sortis tout droit d’un épisode de South Park en moins drôles. J’ai demandé à Mongolito de se calmer parce que ça risquait d’exciter encore plus les grands malades. Mais elle continuait de chougner tout ce qu’elle pouvait. Elle m’a expliqué que l’un des mecs de la bande était le grand frère de sa correspondante. Elle est tellement con, Mélanie, que la première chose qu’elle trouve à faire en arrivant en Italie, c’est de sympathiser avec le mec le plus débile du pays. Comme elle se fait jamais draguer, elle a dû kiffer qu’un gars lui adresse la parole sans se foutre de sa gueule. Mais bon, elle aurait dû tilter : il a trois ans de plus que nous et il a redoublé au moins quatre fois, je pense. Il fait 2 m 12 et pèse 150 kilos. Je ne serais pas rassuré du tout de vivre sous son toit même pendant 6 jours. On a récupéré, elle et moi, les deux pélos les plus timbrés de Firenze, ça nous fait un point commun…

     

    Les crétins, eux, riaient derrière notre dos, trop contents de leur blague.

     

    Mélanie m’a dit qu’elle préférait rentrer retrouver sa correspondante. Si on m’avait dit un jour que ça me ferait chier de la voir partir… J’étais de nouveau seul avec les néo-nazis tortionnaires d’animaux.

     

    Bizarrement, après ça, il n’est rien arrivé de neuf. Ces mecs passent leur temps à rouiller devant un centre-commercial pas loin de la place San Marco. Ils habitent l’une des plus belles villes du monde et leur occupation favorite consiste à picoler de la bière dégueulasse devant un C.C. et à siffler les filles. Autant dire que je me suis bien emmerdé. J’ai eu le temps de faire des réserves de bouffe avec mon argent de poche et j’ai avalé quatre parts de pizza à midi, celles qui sont vendues 2-3 euros dans tous les petits snacks de la ville. Au moins, cette sortie m’aura permis de MANGER.

     

    Demain en fin d’après-midi, j’ai un rendez-vous skype avec ma sœur. 

     

    Demain soir, les vacances de Pâques de la Toscane commencent. Pour fêter ça, y a une soirée chez la correspondante de Marina. Toute la classe d’Alfonso est invitée. Même lui.

     

    Vendredi 18 avril

     

    Alfonso me fait du chantage !

     

    Pour une fois, je n’attends pas de me coucher pour tenir ce journal, je l’attaque dès le début d’aprèm’ tellement j’ai les boules depuis ce matin, tellement l’autre con me fait chier. Son sale petit jeu : me menacer de ne pas être de la soirée chez la correspondante de Marina. D’y aller seul. Sans moi. Pour qui il se prend ?

     

    On a fini par bien s’accrocher avec des injures en français, en italien, en anglais.

     

    La suite dans quelques heures. Le temps que je règle un problème de fringue… Ma mère a merdé quand elle a fait ma valise, et je me retrouve presque à court de tee-shirt. Très très strange. Je croyais avoir emmené le bon nombre, pourtant. Ça s’évapore, les tee-shirts ?

     

    La suite, donc :

     

    À 17h, j’ai skypé avec ma sœur. Je ne l’avais pas vu depuis quatre-cinq jours, j’ai eu l’impression qu’elle avait pris plusieurs années, comme si on n’était plus dans le même espace-temps. Je le lui ai dit, elle m’a cité une scène de « Interstellar », je n’avais pas vu le film, fin de la discussion. Enfin, j’ai quand même eu le temps de lui raconter, en version light, ce qui m’arrivait depuis lundi, comment j’étais traité, tout ça… Elle m’a juré de ne pas en parler aux parents. Sinon, je lui ai promis un sort pire que celui qu’Alfonso m’inflige, jour après jour.

     

    Fin d’aprèm’ : l’impression qu’Alfonso fait profil bas. Comme s’il avait eu besoin de moi pour un truc mais qu’avant, il devait se faire pardonner. Je lui ai demandé où avait lieu la soirée. Il a fait l’effort pour me faire comprendre que la correspondante de Marina créchait dans un quartier plus classe que le sien. Le sien n’est pas si mal (je ne sais plus si je l’ai déjà décrit dans ce journal, faudrait que je vérifie, mais j’ai la flemme), mais j’ai bien vu sa sale petite figure être déformée par la jalousie. On aurait dit un effet de « morphing » typique du début des années 2000, comme dans les vieux clips de Michael Jackson. Trop drôle…

     

    On décolle à 20 h. Alfonso m’a même prêté un tee-shirt. Le motif ? Une sirène à moitié croquée au niveau de la queue.  Le genre de truc qu’on porte qu’en Italie.

     

    Samedi 19 avril

     

    Pas pris le temps d’écrire au retour de la soirée d’hier car ça s’est fini à 3 h du mat… J’ai un gros mal de tête. Il y avait presque tout le monde de la classe (à part Lucie qui a chopé une gastro, il parait, et Malik qui devait rester dans sa famille pour fêter l’anniv de la grand-mère de son correspondant, meskine…).

     

    Bon, comment dire, trop bizarre la teuf… Et surtout, un truc de dingue sur Alfonso. J’essaie de raconter dans l’ordre.

     

    Quand on est arrivé, il y avait du rap italien qui s’entendait jusque dans la rue. Franchement, le rap italien, ça fait pas trop sérieux. Je sais pas, c’est pas une langue assez trash, on n’y croit pas. La corres’ de Marina nous a ouvert, elle est aussi canon qu’elle. C’est un truc que j’ai remarqué, c’est chelou mais les correspondants, dans l’ensemble sont assortis. Je sais, du coup, c’est pas une bonne nouvelle pour moi, mais en gros, c’est la loi générale. Mélanie est chez une trépanée, Marina est chez la plus bonne des filles du lycée italien, Enzo est avec un gros lourd comme lui, etc. Je dois être l’exception qui confirme la règle. Ou bien, je ne me vois pas comme je suis vraiment. Merde. Non, mais, étant donné ce que j’ai découvert cette nuit, je ne suis définitivement pas de la race d’un Alfonso.

     

    Bref, il y avait du rap à fond, on s’entendait pas parler et aussi il y avait de l’alcool, un truc de fou. Alfonso m’avait prévenu, un appart de riches très riches en plein centre de Florence, au moins cinq chambres et un salon aussi grand que mon appartement à Lyon. Pas d’adultes.

     

    Au bout d’une heure, tout le monde était défoncé. Mais vraiment. A croire qu’il n’y avait pas que de l’alcool dans les verres. Un moment, j’ai cru que ça allait partir en vrille genre comme dans le film de Gaspard Machin, je me souviens plus le titre ni le nom du réal’, y a des danseurs et un méchant délire de drogue qui rend taré tout le monde et les gens commencent à s’entretuer tellement ils psychotent tous les uns sur les autres. Moi-même, je ne me suis pas senti très bien. Je suis resté à végéter sur le canapé, je sais pas combien de temps. Une italienne ni moche ni belle est venue s’asseoir à côté de moi et m’a parlé pendant une demi-heure en essayant de se faire entendre par-dessus la musique mais je comprenais pas grand chose. Elle m’a dit que ce qui passait à la sono, c’était Capo Plaza. Elle arrêtait pas de toucher mon tee-shirt en me parlant de la sirène à la queue arrachée, je crois. En temps normal, ça m’aurait fait de l’effet : une fille un peu normale qui me touche le torse en me disant des trucs en italien dans l’oreille, mais là, avec l’alcool, j’avais juste la gerbe. Puis, elle a arrêté de parler et a posé sa tête sur mon épaule. Je crois qu’elle s’est endormie. J’ai vu Enzo qui me regardait de loin en rigolant et qui faisait le geste de rentrer et sortir un truc de sa bouche avec la langue pointée à l’intérieur de la joue droite. Très fin, comme d’habitude… C’est alors que je me suis dit que je n’avais pas vu Alfonso depuis un moment. La dernière fois que je l’avais croisé, c’était à la cuisine, il buvait de la bière au goulot près du frigo, tout seul, les yeux dans le vague. Je sais pas pourquoi, mais pour la première fois, j’ai eu un drôle de sentiment, comme de la pitié pour lui. Je serais presqu’allé le voir pour lui demander comment ça allait. Mais quand il m’a vu, il a de nouveau pris son air furax et ça m’a stoppé net. Après, j’ai rejoint les autres dans le salon et je ne l’ai plus revu.

     

    Je me suis levé du canapé pour aller aux toilettes. L’Italienne s’est écroulée sur les coussins en poussant un petit gémissement et en faisant un geste comme pour me retenir.

     

    Et là, Mélanie s’est jetée sur moi en me disant : Viens, faut que je te montre quelque chose ! Elle était tout excitée et à moitié bourrée. Elle m’a tiré par le bras et m’a emmené dans une des chambres : regarde ! Elle me tend son i-phone. Je ne pige pas tout de suite ce que je vois. La tête d’un type en gros plan maintenue par deux mecs et enfoncée dans une cuvette de chiotte plusieurs fois. Le gars se débat, la tête ressort, il suffoque et ils lui replongent la tête dans la cuvette, et ils tirent la chasse d’eau toutes les dix secondes pour maintenir le niveau du glouglou, et ils rient, et ainsi de suite. On entend des applaudissements et des phrases en italien. En musique de fond, je reconnais le titre de Capo Plaza de tout à l’heure. Je demande à Mélanie morte de rire : C’est quoi ça ? C’est qui ? – Ben, c’est Alfonso, tu le reconnais pas ? Regarde-moi ce bouffon, tu savais pas qu’il se fait victimiser par toute la classe ? Là, c’est moi qui a filmé tout à l’heure, c’est la cuvette des chiottes qui sont bouchées à l’étage, mais y a plein de vidéos trop délires avec lui. C’est Julia qui me les a montrées. Attends, je t’en montre une autre. – Non, c’est bon, je veux pas voir. – Ben quoi ? Tu le détestes ce mec, non ? Tu sais quoi ? Ça fait deux ans qu’il est racketté par Fabio et Luis ! Tout à l’heure, il leur a donné des tee-shirts et du fric, au moins 150 euros. J’ai tout vu. Il s’est même mis à chialer à la fin parce que Luis lui enfonçait son poing dans le dos.

     

    Elle disait ça avec une telle joie méchante que j’ai eu envie de la frapper, de lui démonter la tête. Au lieu de ça, j’ai vomi sur la moquette en laine blanche. Elle a dit – Putain, t’es dégueu. Et elle s’est tirée.

     

    Plus grand-chose à dire de la soirée. Quand on est revenu avec Alfonso à 3 heures, il était livide mais avait les cheveux secs. Il m’a pas semblé qu’il puait. Il avait dû avoir le temps de se passer un coup de flotte sur la tronche puis de se sécher dans l’une des trois salles de bain de la corres’ de Marina. Pratique, une pièce pour torturer, une pièce pour se remettre d’aplomb…

     

    Par contre, c’est comme si ses bourreaux lui avaient coupé la langue. J’ai eu beau essayer d’échanger deux mots, en marchant : quedal, ni en français ni en italien. Arrivé chez lui, il a filé direct pioncer ou pleurer sous son oreiller.

     

    Là, on est samedi, il est 11 heures, et il dort encore. Ou il s’est pendu dans sa chambre. Je prends mon petit-déj’ au milieu de ses parents (ils existent !) qui pigent pas un mot de ce que j’écris sous leur nez. Doivent bien repérer le prénom de leur fils répété toutes les trois phrases, non ?

     

    Il leur a rien dit, of course. Est-ce que moi j’ai fait fuiter la moindre info me concernant à mes parents ? Est-ce que j’ai pas menacé ma sœur si elle tenait pas sa langue ?

     

    Le père d’Alfonso a l’air sympa, vraiment sympa. C’est presque dommage qu’on se rencontre vraiment l’avant-dernier jour. Mais dans les yeux, il a un truc que j’ai déjà repéré chez son fils. Est-ce que, lui aussi, il a eu droit au glou-glou dans les chiottes quand il était jeune ? À la façon dont sa femme lui parle (l’italien qu’elle aboie, ça sonne comme du japonais dans un film sur la WWII), il a peut-être lui aussi tiré le ticket « victime » très tôt, très jeune, et pour le restant de ses jours.

     

    Je ne sais pas si je suis clair, là… si je me comprendrai quand je relirai mon journal dans quelques temps. J’ai pas l’impression de parler mieux l’italien qu’en début de semaine, mais mon français en a pris un coup, si. Vont être ravis ceux qui m’ont envoyé ici.

     

    Dimanche 20 avril

     

    Dans quelques heures, c’est retour en France.

     

    La journée d’hier a été remarquablement vide… ou bien c’était l’effet « décompression » après la soirée du vendredi.

     

    Alfonso a fini par réapparaître, mi-fantôme, mi-Gollum. Ce qui m’a le plus surpris, c’est que ça n’a pas eu l’air d’étonner ses parents.

     

    Il ne m’a pas dit un mot de la journée, ou quasi. Ce matin, il m’a sorti une phrase. Ça m’a presque fait sursauter. La phrase était en V.O., mais j’ai capté l’essentiel. A la louche, ma traduction : « On a pas passé une trop mauvaise semaine, non ? ». J’ai failli lui répondre « Si » qu’il aurait interprété comme bon lui semblait, mais j’ai trouvé mieux. Je lui ai répondu en V.F. « Chacun voit midi à sa porte ». Il a sûrement rien pigé, mais il a acquiescé d’un air impressionné. Dingue, je lui ressors l’une des expressions favorites de ma grand-mère (ma sœur adore les balancer pour clouer le bec à qui elle veut, elle est trop forte pour recycler les expressions de mamie), et le voilà qui rampe devant moi. Heureusement qu’il ne m’a pas demandé d’expliquer ma phrase, moi-même je ne suis plus très sûr de ce qu’elle veut dire ! Un peu comme cette semaine passée avec lui, suis pas certain d’en piger le sens.

     

    Lundi 21 avril

     

    Je pensais pas poursuivre ce journal une fois revenu chez moi… Mais là, il faut, sinon l’histoire ne serait pas complète (un peu comme le Star Wars, je sais plus lequel, où ils ont retourné des scènes après la fin officielle du tournage)…

     

    On est en période de vacances scolaires et c’est au tour des Italiens de venir chez nous à la fin de la semaine. Ma sœur m’a posé des tas de questions sur Alfonso. Elle était super inquiète après notre rendez-vous Skype parce qu’on ne s’était pas reparlé. Elle a même failli tout raconter aux parents. Finalement, elle n’a rien dit. On s’engueule souvent elle et moi, mais je sais que je peux compter sur elle pour certaines choses. Elle était même là quand je suis sorti du car. Je l’ai sentie soulagée de me voir vivant. Ma mère m’a dit qu’elle me trouvait « pâlot » et m’a demandé si j’avais bien mangé dans ma famille. Je l’ai rassurée et j’ai dit que la cuisine italienne était trop bonne et que la mère d’Alfonso adorait cuisiner.  J’ai inventé des sorties familiales dans les lieux dont elle m’avait parlé. La vérité, c’est que je connais par cœur le quartier du centre-commercial de la place San Marco et basta. « Je t’avais dit que Florence était la plus belle ville du monde et que ça te plairait ! Oh, j’ai tellement envie d’y retourner… Et, j’ai hâte de rencontrer Alfonso ! ».

     

    Ma sœur aussi a hâte de le rencontrer… histoire de lui faire payer tous les traitements qu’elle s’est imaginés qu’il me faisait subir ? Histoire de lui ménager un putain de match retour ?

     

    Et moi, est-ce j’ai envie de le revoir ? Des deux Alfonso que je connais, lequel va me rejoindre sur mon territoire ? Celui qui jette son chat contre les portes ou celui qui se laisse torturer dans les salles de bain ?

     

    En ouvrant ma valise, j’ai découvert le tee-shirt à la sirène que je lui avais rendu après la fameuse soirée. Il était repassé et plié. Et dessus, un mot sur un bout de papier déchiré et écrit à la va vite : Acqua in bocca, amico francese.

     

    Ce qui me fait le plus flipper, en fait, chez lui, c’est ce genre de trucs qu’il fait derrière mon dos, sans que je sache comment.

     

    « Acqua in bocca ». De l’eau dans la bouche ? Je me suis demandé s’il faisait allusion à l’épisode des toilettes. Mais après une recherche sur Google, j’ai trouvé. C’est une expression courante pour dire à quelqu’un « motus et bouche cousue ». 

     

    Acqua in bocca.

  • Version moderne

    http://revuenawa.fr/version-moderne/

     

     

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  • instinct de survie

    Nous tendons tous l’oreille, inquiets, dans le but de capter le minuscule filet de voix qui essaie de se frayer un chemin jusqu’à nos oreilles mais la poétesse semble réellement à bout de souffle, presque à l’agonie. COVID 19 ? Épisode de détresse respiratoire ? Qu’à cela ne tienne, je m’élance pour essayer de la ramener à la vie et la projette au sol - peut-être un peu brutalement mais je dois agir - afin de prodiguer les premiers gestes de secours. Elle se débat, c’est normal : instinct de survie. Son regard paniqué indique qu’elle ne sait plus laquelle, de la vie ou de la mort, lui tend la main en cet instant. Mes mots se meurent… mes mots… la mort… je suis là… non, je ne suis pas là… mais plus loin déjà... les mots crient, les mots pénètrent…néant ! néant... Le manque d’air la fait délirer. Ou peut-être déclame-t-elle encore son poème ? Je n’ai pas le temps de m’en inquiéter plus avant car mon corps quitte le sol. La chute est brutale. Les vigiles du festival Paroles ardentes sont de véritables colosses cette année.

    Personne pour me remercier. Pas grave, j’ai l’habitude.

    La poétesse repositionne sa mèche et reprend là où elle en était. Une vraie pro.

  • Héros

    Tandis qu'il faisait un bouche à bouche et un massage cardiaque destinés à réanimer cette vieille dame qui gisait sur le trottoir après une chute spectaculaire, l'écrivain se demandait de quelle manière il pourrait bien retranscrire cette scène dans deux heures, quel point de vue il serait pertinent d'adopter et s'il ne serait pas intéressant de faire entrer en scène un personnage secondaire qui aurait un rôle à jouer plus tard dans le récit. En levant la tête, il vit cet homme penché au-dessus de lui avec son drôle de chapeau mou et sa moustache fine ; il le nomma Gauthier, le casa dans un coin de son cerveau puis l'admonesta :

    - Poussez-vous donc, monsieur. Ne voyez-vous pas que je suis en train de sauver une vie ?

  • ta fiction

    Il est comment ce monde que tu t’es créé dans le monde ?

     

    Elle ressemble à quoi ta fiction à toi,

     

    celle sur laquelle tu as tout pouvoir 

     

    celle que tu peux écrire à ta guise ?

     

    Les pensées que tu fabriques quotidiennement t’aident-elles à vivre

     

    ou te clouent-elles sur place ?

     

    Les laisses-tu tourner dans ta tête nuit et jour

     

    comme des hamsters dans leurs roues ?

     

    Cette usine à hamsters tourne-t-elle à vide 24h/24 

     

    pour te dire que tu aurais pu mieux agir,

     

    mieux dire,

     

    mieux aimer ?

     

    Ou trouves-tu des réponses pour agir,

     

    dire,

     

    aimer mieux ?

     

    As-tu choisi les bons personnages ?

     

    Laisses-tu entrer le diable et ses comparses dans ta fiction ?

     

    Les laisses-tu te raconter que tu as tort, que tu es coupable,

     

    que tu dois payer pour ce que tu as fait

     

    ou ce que tu n’as pas fait ?

     

    Les laisses-tu saloper ton salon,

     

    souiller tes murs,

     

    vomir dans ton lit 

     

    te cracher à la face

     

    et repartir hilares au petit matin

     

    en disant : A demain !

     

    Merci pour l’accueil !

     

    Non, bien sûr :

     

    Qui voudrait se fabriquer une telle fiction ?  

     

    Cela n’aurait aucun sens.

  • Replay

    Ma fille me lâche la main

     

    Regarde maman les oiseaux de mai

     

    comme ils sont joyeux et replets !

     

    Une petite fille de trois ans ne dit pas « replet »

     

    mais c’est ma fille

     

    pourquoi s’interdirait-elle des mots 

     

    en ce jour de printemps 

     

    à quelques pas de mes cinquante ans ?

     

    Ce chiffre n’existe pas, 

     

    pas plus que n’existe celle

     

    à qui je tiens pourtant la main

     

    pour aller rejoindre son papa

     

    qui lui existe bien

     

    puisqu’il m’a fait un enfant

     

    une petite fille de trois ans

     

    qui dit « replet »

     

    et qui bat des mains

     

    en regardant s’envoler

     

    les oiseaux du printemps.

     

     

     

     

     

    Illustration : la petite fille et l'ours en peluche, Doisneau.

  • Suzie

    - Oui, Chloé ?

    - Alors, moi, je propose de couper les organes génitaux des hommes qui me regardent dans la rue et qui me sifflent comme si j’étais une chienne.

    - Chloé, tu es un peu excessive, nous en avons déjà parlé. On peut envisager quelques étapes avant l'émasculation, non ? 

    - Mouais...

    - Suzie ? Tu veux t’exprimer ?

    - Ce que je voudrais aussi, moi, c’est couper les organes génitaux des hommes qui ne me regardent pas dans la rue, ni ailleurs, parce qu’ils me trouvent moche. Depuis l’enfance. Pas un regard, pas un sourire, pas un compliment. C’est discriminant. Ils doivent payer.

    - Oui, mais là, Suzie, tu cautionnes le male gaze. Nous ce qu’on veut, c’est justement ne pas être regardées comme des objets sexuels.

    - Ah ?

    - Oui, Suzie. Tout le monde est d’accord ? Tout le monde a bien compris ce qu’on fait là ?

    - Oui, mais, alors, en quoi je suis concernée, moi ? J’ai jamais été regardée, ni draguée, ni harcelée en 30 ans.

    - Suzie, tu dois faire preuve de sororité.  Ne sois pas crispée sur ta petite personne, notre lutte n’avancera que si on est solidaires.

    - Ben, on est solidaires, non ? On a toutes envie de les émasculer.

    - Oui, Suzie, si tu veux, mais nous sommes là pour dénoncer le male gaze et la société patriarcale. Je recentre le débat. Si tu n’es pas regardée, c’est parce que les codes ancestraux régis par le male gaze consistent à limiter la femme à son apparence physique et que ce sont eux qui décident de ce qu’est un corps attirant ou pas. Dans un monde idéal, les hommes et les femmes se regarderaient avec neutralité. Personne ne serait plus « la bonne » ou « la moche ».

    - N’empêche… moi, je préfère aussi les beaux garçons aux moches.

    - Hein ?

    - Je dis que je préfère regarder les hommes beaux. Mais, ils s’en foutent de moi, ils regardent Chloé. Ce qui est nul, vu que Chloé ne veut pas être regardée, elle. Moi, juste un petit regard de rien du tout de temps en temps, ça m’irait. Je demande pas grand-chose.

    - Suzie, qu’est-ce que tu fais parmi nous ?

    - Je l’ai déjà dit. Je veux couper des organes génitaux masculins. Et dites ! Est-ce que c’est chez vous qu’on montre ses seins dans les manifs ?

    - Non, c’est chez les Femen…

    - Ah… Ah, bon, dommage… parce que y a que ça de joli chez moi, les seins…

     

     

     

     

  • Coton et dentelles

    Joe avait longtemps hésité entre une carrière de bassiste ou de poète ; chacune d'elles avait ses fans. Les groupies du bassiste étaient sans doute plus ostensiblement déchaînées et hurlantes mais les celles du poète sous des dehors plus sages étaient tout aussi ferventes et dévouées - il l'avait observé sur les réseaux sociaux.

    Finalement, il avait choisi la poésie et ne l'avait jamais regretté. L'honorable collection de petites culottes en coton, soie, dentelles et skaï qui ornait les murs de sa chambre depuis dix ans inspirait le plus grand respect à son ami Ben qui avait fait le choix de la musique. Il n'aurait jamais imaginé que le vers français ouvrait l'accès à une telle variété de lingerie fine.

  • Les vases communicants

    Ce que Natacha appréciait depuis le début du confinement, sans oser l'avouer à ses proches et à ses amis qui, eux, passaient leur temps à pester, c'est qu'à présent elle savait où trouver Jim à toutes les heures du jour et de la nuit. Lui qui avait le virus de la fuite dans le sang, qui fuguait régulièrement pour rejoindre ses camarades de foire et ses grisettes de tout poil était aujourd'hui assigné à résidence. Certes, il faisait peine à voir et devenait de jour en jour de plus en plus terne et atone - sa peau même avait pris un teint délavé - mais elle l'avait enfin rien que pour elle. Il sortait bien une fois par jour dans la limite du temps imposée mais les bistrots, les estaminets, les boites de nuit et autres lieux de débauche étant fermés, il revenait de sa promenade la queue basse et toujours avant 22 h. Elle lui préparait alors des petits plats et s'activait autour de lui aussi vive et guillerette qu'il demeurait inexpressif et inerte. Elle comptait bien jouir de son petit reste avant le retour à une vie ordinaire. Lors, lui reprendrait des couleurs tandis qu'elle s'étiolerait de nouveau dans l'attente.

     

     

     

     

     

     

    Illustration : Les vases communicants, Diego Rivera, 1938.