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La Mare Rouge - Page 9

  • Les drôles

    Elle avait rapidement compris que si elle voulait gagner autant d’argent que sa copine lors de son effeuillage dans ce bar à strip-tease, elle devait arrêter de se fendre la poire devant la clientèle. Elle avait un caractère trop enjoué pour être gogo danseuse lui avait dit son amie, étudiante aux Beaux-Arts. Il fallait qu’elle s’habitue à faire la gueule, ou au moins, à en avoir l’air. Son sourire à la Julia Roberts durant ses numéros de pole dance faisait débander tous les hommes.

    Elle s’était donc entrainée à prendre des airs sévères ou indifférents tandis qu’elle dégrafait son soutien-gorge devant la glace de son studio, le soir après les cours de philo.

    Plus elle faisait des mines de boudeuse et de bougonne, plus les clients se montraient généreux. Quand elle se mordait la lèvre pour ne pas rire, ils prenaient ça pour une moue sexy et ça marchait encore mieux. Les pourboires avaient triplé en une semaine.

    On ne plaisante pas avec le strip.

  • l'âge de nos parents

    On a l’impression qu’on n’a jamais connu nos parents que vieux.

     

    Pourtant, la première fois que j’ai rencontré ma mère, elle avait vingt ans. Pas tout à fait. Pour être exacte, elle avait dix-neuf ans et neuf mois. Une petite fille. Quand j’ai eu quinze ans, elle en avait trente-quatre, une jeune femme.

    Mais, peu importe, elle était vieille, pour mes cinq ans, comme pour mes vingt ans : une dame.

     

    Aujourd’hui, mon fils à vingt ans. Quand je dis aujourd’hui, ce n’est pas une expression, c’est vraiment aujourd’hui : mercredi 5 février 2020. Vingt ans. L’âge auquel ma mère a porté son premier regard sur moi.

    Je le regarde : vingt ans, c’est donc ça, vingt ans. Elle avait les mêmes vingt ans que lui quand je l’ai découverte la première fois. Si jeune, si neuve dans la vie.  Puis, j’ai connu ses vingt-cinq ans, ses trente ans, ses quarante ans.

    Elle a été jeune si longtemps, en vérité.

    Pendant tant d’années, sous mes yeux, sa jeunesse invisible, sa jeunesse comme snobée.

  • Etc.

    A force de fréquenter sa maitresse, il était redevenu amoureux de sa femme.

    Sa femme, alors, était devenue l’amante qu’il devait cacher à sa maitresse qui n’allait plus tarder à devenir son ex-maitresse jusqu’à ce qu’il se lasse de nouveau de sa femme et qu’il ne jette son dévolu sur une nouvelle maitresse qui lui ferait momentanément oublier sa femme.

    Etc.

  • Soir autorisé

    Paul fixe longuement le verre de bière posé sur le zinc comme s’il recelait la solution à un problème dont il ne connait pas le nom. Pauline lui demande si c’est son "soir autorisé". La serveuse du Troc connaît tous les jours de résidence alternée, les tours de garde et de sortie des habitués du comptoir. Elle sait qu’elle ne verra jamais Julien les vendredis impairs car il récupère ses jumeaux à 16h30. En revanche, elle verra débarquer Sylvain avec ses deux pseudo-artistes de potes car c’est son "week-end free". Kacem sera attablé chaque mercredi soir pair avec des copines rigolotes et sexys devant une planche fromage-charcuterie et Francky viendra se consoler sur son épaule un samedi par mois car son ex n’aura pas respecté, une fois de plus, son droit de visite.
     
    Pour Paul, l’organisation est plus compliquée avec ses quatre enfants de deux premiers mariages et ceux de sa nouvelle compagne, plus jeunes que les siens et 24h/24 à la maison. Elle lui a donné le droit à un "soir autorisé" par quinzaine dont il peut faire ce qu’il veut. Le plus souvent, il se retrouve seul à 19 heures au comptoir du Troc devant une ambrée, l’air un peu absent. Il dodeline de la tête sur No more Heroes des Stranglers.
     
    Pauline ressert un bol d’olives mélange méditerranéen et ajoute, "parce qu’elle l’aime bien", un supplément "chips au vinaigre".

     

     

     

     

     

     

     

  • Le cercle

    Reste à ta place

    Pour qui tu te prends ?

    Reste à ta place, on te dit

    Tu crois qu’on ne le voit pas

    Ton pas de côté

    Tu essaies de bifurquer

    Dans un coin qu’on ne connait pas

    Tu t’éloignes

    Tu prends la tangente

     

    Reste à ta place

    Reste à ta place, on te dit

    Même si pas très beau là,

    même si c’est pas très exaltant,

    même si c’est pas très enthousiasmant

    Reste avec nous

    Reste là

     

    Ils ne t’aiment pas

    comme nous on t’aime

    Là-bas

    Tu vas le regretter

    Tu ne pourras t’en prendre qu’à toi

    Tu ne viendras pas pleurer

    On t’aura prévenue

     

    Tu crois que tu as mieux à faire

    On n'est pas assez bien pour toi ?

    Tu te prends pour qui

    A essayer des trucs

    A vouloir parler à des gens

    Qu’on ne connait pas

    Reste à ta place

     

    Ta place ?

    C’est celle où on est

    tu ne le vois pas

    le tracé par terre ?

    tu fais semblant de ne pas le voir

    ou quoi

    t’es aveugle ?

     

    ou alors t'es conne

     

    Si tu sors du cercle

    t’es plus avec nous

    Si t’es pas avec nous

    t’es contre nous

     

    Va

    Va là où on ne connait pas

    On t’a déjà oubliée

    Qu’est-ce que tu crois

    Va

    Va

    Rira bien qui

     

     

     

  • Le pain et l'eau

    Je ne vois jamais les oiseaux manger le pain et boire l’eau que je laisse sur le rebord de la fenêtre de ma cuisine. Leur passage est uniquement signifié par l’absence des choses.

     

    De même, qui sait à quel moment mes élèves se saisissent de ce que je laisse au bord, pour eux ?

     

    A quel endroit précis s’acte l’ingestion, l’assimilation ? Sans doute quand nous sommes hors de portée les uns des autres, séparés depuis longtemps. Quand nous sommes devenus des disparus.

     

    Toujours à mon insu, c’est la seule certitude.

     

     

     

     

     

     

    illustration : niao-xy-yanzi

  • Moi, j'aime l'amour qui fait BOUM.

    Mon premier spectacle vivant en tant que spectatrice a lieu dans l’unique salle d’un petit centre de loisir et de culture dans le quartier du Mont-Gaillard au Havre (devenu depuis « quartier prioritaire »). J’ai six ans et je suis assise au premier rang sur un coussin. La scène est figurée symboliquement car il n’y a pas d’estrade, pas de distance entre le public et les artistes. La chanteuse, une grande brune altière enveloppée dans une robe-fourreau rouge, prend lascivement la pose adossée à un beau piano noir. 

     

    Tandis que mes pairs commencent leur vie de spectateur en chantant "La Baleine bleue" en chœur avec Steve Waring ou "J’ai une maison pleine de fenêtres" avec Anne Sylvestre, j’entonne, pour ma part, joyeusement après les deux premières strophes de la chanson, le refrain :

     

    Fais-moi mal Johnny Johnny Johnny

    Envoie-moi au ciel

    ZOUM 

    Fais-moi mal Johnny Johnny Johnny

    Moi, j’aime l’amour qui fait

     

    BOUM !!

  • Le mur

    Pansant les plaies de ses poings ensanglantés et meurtris, elle lui dit :

     

    Ne vois-tu pas que le mur, lui, est toujours debout ?

     
     
     
     
  • la carte

    Cette nuit, j’ai relié tous les grains de beauté de ton dos du bout de mon index et j’ai vu apparaitre la carte d’une île que je ne connaissais pas avec, au milieu, une malle au trésor que je n’ai pas osé ouvrir de peur de voir s’échapper des souvenirs qui ne me regardent pas.

  • De la mélancolie

    Ne pas s’autoriser à recevoir avec la même gravité et la même profondeur la mélancolie émanant d’une chanson de ABBA et celle prenant sa source dans un texte de Verlaine, n’est-ce pas contraindre et borner inutilement sa sensibilité ?

    Il y a assez de prisons au dehors ; bien fou qui crée ses propres chaines.

     

     

  • Armelle

     Je pousse ma cousine Armelle dans sa chaise roulante très vite dans les rayons de la galerie marchande d’un centre commercial. J’ai 12 ans et elle 13, mais elle se fout de son âge : elle aime les chansons de Sardou et de Nana Mouskouri et adore L’Ecole des fans de Jacques Martin. Comme elle est « lourdement handicapée », elle n’a pas le réflexe de déglutition, elle bave beaucoup, ne mange pas toute seule, ne marche pas toute seule, ne se lève pas, ne se tient pas droit, ne sait ni parler ni lire ni écrire. Elle fait ses besoins dans une couche et fout de grands coups pieds avec ses chaussures orthopédiques à tous ceux qui passent à sa portée quand elle est énervée. Elle crie très fort aussi, des éclats pareils à des cris de guerre de chef indien ; on nous chasse des restaurants quand on ne nous en interdit pas l’accès.

    Dans ce marché « de la beauté et des loisirs » notre joie ne semble pas communicative. Les gens jettent sur Armelle des regards inquiets tandis qu’on avance hilares, moi poussant comme une folle sa chaise et elle, bouche grande ouverte avec tous ses doigts dedans, sa salive dégoulinante et son rire à faire stopper les escalators.

     

     

    A Armelle, ma reine déglinguée en carrosse de métal.

    (1969- 2015)

  • PRAG

    Dans cet établissement, les agrégés ont une table de travail à l’écart en salle des professeurs, leur espace réservé à la cantine, leur titre affiché sur le casier avec la spécification " lettres modernes " ou " lettres classiques " (qui crée un autre système hiérarchique tacite). On les regarde de loin, avec une curiosité mêlée de déférence. On ne leur adresse la parole qu’en cas de nécessité extrême et certainement pas pour leur demander où est la salle D207 parce qu’on est nouvelle et que les dédales du bâtiment nous sont encore étrangers. Je l’apprendrai à mes dépens.

    En tant que " maitre auxiliaire académique " fraichement débarquée, j’ai à peine l’autorisation d’inspirer le même air que mes collègues titrés. Ne témoigné-je d’ailleurs pas d’une grande effronterie en les nommant " collègues " puisque le terme laisserait entendre que nous sommes des égaux ? Ce qui n’est absolument pas le cas : la structuration socio-spatiale du lycée en est un signe probant.

    J’apprends donc assez rapidement à m'adapter aux conventions liées à l'exercice de la communication au sein de l'équipe pédagogique : je baisse la tête quand je suis amenée à croiser l’une des créatures au hasard d’un couloir, je me retiens de parler de la pluie et du beau temps ou de plaisanter devant la machine à café pour ne pas passer pour une superficielle petite tête de linotte et je marche sur la pointe des pieds pour ne pas gêner les réunions de travail des hellénistes.

    Un jour que je lis un ouvrage des Éditions de Minuit dans un fauteuil de l’espace réservé aux professeurs certifiés, moins réfractaires à se mêler à la populace des vacataires et autres rebuts de l’Éducation nationale, une "professeure agrégée de lettres classiques" se penche vers moi :

     

    - Tiens, tu lis du Claude Simon, toi ?

     

    Dans son regard une grande incrédulité superposée à une légère, une once, une minuscule, une imperceptible et fugace lueur de respect.  Mais, elle se reprend vite. Et ne m'adresse plus une seule fois la parole sur la période de mes deux mois de remplacement.

     

     

     

     

     

     

    Illustration : La chute d'Icare de Pieter Bruegel

  • tu parles de moi ?

    - J'ai bien compris que tu parlais de moi dans ton texte sur l'homme à la bicyclette.


    - Ah non, je t'assure Roger, je n'ai pas écrit ce texte en pensant à toi.


    - Allez, arrête ! Ton personnage, c'est moi tout craché.


    - Non, vraiment, pas dans celui-là. En revanche...


    - Quoi ?


    - Non, rien.


    - Quoi, mais quoi ?!


    - Le texte sur l'homme au yoyo...


    - Ah oui, ça c'est Bernard ! ça m'a bien fait rire. Bien vu. Pile dans le mille !


    - Oui, voilà, c'est... Bernard.

  • 507 heures

    - Tu dois marcher en ayant conscience de l’espace de ton corps, refais-le. 

     

    Je me concentre sur l’expression « l’espace de ton corps » et je traverse la salle pour la deuxième fois devant le groupe de profs inscrits à la formation : La conscience du corps et de la voix dans l’espace-classe.

     

    - Tu n’as pas bien entendu. Je te demande de marcher « dans ton corps ». Traverse l’espace en étant « dans ton corps »,  tu comprends ? répète la comédienne quadra, bras croisés, sourire de traviole, ruban doré emmêlé dans une chevelure rouge et bouclée d’où jaillissent d’énormes boucles d’oreilles en plastique jaune.

    Je recommence, docile, un pas devant l’autre, tentant de saisir les limites de mon corps dans l’espace, de l’espace de mon corps, de l’espace en dehors de mon corps, de mon corps traversant l’espace.

    J’entends les bâillements d’un stagiaire à mon troisième passage.

     

    - Non, décidément, tu ressembles à une enveloppe vide.

     

    Je me demande si c’est parce qu’elle a été virée dès le premier tour du casting de la dernière pièce de Schiaretti au TNP ou si c’est parce qu’elle n’est pas arrivée à atteindre ses 507 heures ou si c’est parce que sa carrière de comédienne commence à se limiter à des formations en direction de fonctionnaires de l’Education nationale qu’elle me parle comme à une merde depuis le début du stage.

     

    Elle traverse la pièce avec ses cheveux rouges et ses boucles jaunes, les bras le long du corps, les épaules basses, la tête droite :

     

    - Vous voyez, c’est ça : « marcher dans son corps ».

  • Quentin

    Quentin, 16 ans, sait bien que les règles sont rouges et non bleues comme dans la pub, mais il est quand même un peu troublé de les découvrir sur la serviette périodique de son amoureuse lors du premier rapport sexuel. Il sait aussi que le clitoris est un organe essentiel du plaisir féminin (il a observé des schémas en coupe très détaillés), il se concentre donc pour l’atteindre et l’exciter avec application car il a conscience des ramifications nerveuses internes qui sont censées amener son amie à l’orgasme. Il s’applique à une caresse buccale car il sait que la variété des stimuli contribue à la montée du plaisir mais prend également soin de laisser sa partenaire prendre des initiatives car il veut que l’acte d’amour se déroule sur un plan d’égalité : les femmes ne sont pas des objets sexuels à manipuler comme des pantins dociles.


    Malgré toute sa bonne volonté et les heures passées à écouter des émissions de radio féministes consacrées au plaisir féminin, Quentin se fait engueuler par Coralie car « il n’est pas à ce qu’il fait » et que « c’était mieux avec Joris qui, sait, lui, ce que c’est, une femme ».
    Quentin passe sa langue sur le coin de sa bouche qui a le goût métallique du sang menstruel.

     

     

     

     

    Tableau : Marie Vinouse

  • PARUTION de PING-PONG

    OYEZ, OYEZ !

    PARUTION DU RECUEIL PING-PONG écrit et photographié à quatre mains par Judith Lesur et Judith Wiart.

    Nous serons très honorées de vous rencontrer

    le JEUDI 6 FÉVRIER

    à l’ATELIER ROYAL (28 rue Paul Chenavard, Lyon 1er)

    à 19h30 pour une LECTURE-PING-PONG-EXPOSITION éphémère.

    Le recueil sera en vente (18 euros).

    Vous pouvez dès à présent le réserver grâce au bon de commande ci-dessous (tirage limité à 80 exemplaires).

    Bien à vous tous.

    J&J

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  • les gens

    Les gens, c’est pas moi.
    Les gens, c’est les autres.
    Mais, ça,
    les gens ne le savent pas.
    Ils pensent que c’est moi, Les Gens.
    C’est pourquoi ils disent :
    les gens sont tous des imbéciles
    ou bien
    les gens ne se rendent pas compte.
    Mais moi, je sais bien que les gens
    c’est eux,
    sans moi.
    On ne me la fait pas.

  • Perdre

     Sur la route, allège-toi. Quitte tes valises trop lourdes. Ne sens-tu pas qu’elles altèrent ton pas ?

    Déleste-toi. Les êtres qui soustraient avancent plus loin et plus sûrement que ceux qui ajoutent. Avance à ton rythme. Rien ne presse. N’aie pas peur.

    Perdre n’est pas se perdre.

  • murs

    Pourquoi colore-t-on toutes les façades de la ville ? Des pastels arc-en-ciel ici et là, des escaliers peinturlurés alors qu’ils n’ont rien demandé à personne. Le street-art s’aseptise dans des commandes de municipalités. Bientôt plus un pan de mur vierge.

    C’est le grand lifting général.

    Aurait-on peur de l’aspect brut des choses ?

    Craindrait-on de voir le vrai visage de la cité ?

     

    J’aime ces murs décrépis, ces surfaces grises et ocres sur lesquelles les lézardes, les fissures, la mousse et la moisissure dessinent elles-mêmes leurs propres mandalas.

     

  • Moche

    Ode à la mocherie

    A la mocheté

    A la laideur

    Ode à nos paillassons puants

    A nos serpillères fétides

    A nos semelles merdeuses

    Ode à nos difformités

    A nos membres déglingués

    A nos seins en moins

    A nos utérus disparus

    A nos jambes de bois

    A nos prothèses en plastique

    A nos cicatrices difformes

     

    Et que vivent

    nos culs bas

     

     

     

     

     

     

  • Communion

    Aujourd'hui, non seulement je suis en osmose avec les astres, la lune, le soleil, la matière terrestre, aérienne et marine ; la bise dans le cou est une caresse, la flaque de boue est une eau bénite, la pollution urbaine est une touchante trace humaine, mais je suis aussi en parfaite harmonie avec mes Frères et Sœurs. Dans la boutique Nature et Découvertes à deux jours de Noël, leurs coups d’épaule sont des messages de communion spirituelle et le brouhaha nerveux de la clientèle mêlé à la playlist Musique du monde m’arrive comme un chant divin.

     

    La réponse agacée de la dame dans la file d’attente quand je lui demande si mon sac ne la gêne pas provoque chez moi un élan de compassion vers son enveloppe corporelle. Je l’enlace de toute la tendresse dont je suis capable mais je sens une forte résistance en elle. J’essaie d’attendrir à l’aide de petits mouvements de massage circulaires ses points de tension dorsale certainement dus à un rythme de vie fatigant et à un métier contraignant mais elle se dégage furieusement et m’assène un violent coup de coude dans le nez. Les clients échauffés par l’attente ralentie me passent sur le corps pour accéder plus vite à la caisse en criant : Elle a que ça à foutre d’emmerder le monde, celle-là ?!

     

    Je repars avec un pack d’huiles essentielles relaxantes, un coussin de méditation et un CD "Paix intérieure et plénitude".

     

    - 138,50 euros, madame. Vous avez la carte de fidélité ?

  • bonheur

    Elle maintient son bonheur du bout de ses deux bras comme elle tiendrait deux murs prêts à s’effondrer. Le problème, c’est que la position est difficile à conserver et que pendant ce temps-là, elle ne peut pas faire grand-chose d’autre. Si elle relâche un peu son effort d’un côté ou d’un autre les murs tremblent et des bouts de plâtres tombent à ses pieds.

    Le sourire du début s’est peu à peu transformé en un rictus figé. Parfois, elle essaie de se rappeler pourquoi elle reste là, les deux bras écartés. Ah oui, mon bonheur, mon bonheur, c’est vrai…

  • ça va ?

    Je veux que tout le monde soit heureux autour de moi, je me coupe en quatre, je me coupe en dix, je fais des crêpes, je fabrique des guirlandes, j’organise des sorties, je fais à manger pour tout le monde, je décore la table, je prépare les voyages, je me décarcasse, je me mets en quatre, je me mets en dix, je fais des plannings, je fais des surprises, je fais des cadeaux, je fais des pâtisseries, je demande « Ça va ? Tu ne manques de rien ? », je mets la musique pour danser, je tire par la main pour danser, je pousse sur la piste de danse, je veux que mes enfants s’amusent, je veux qu’ils aiment mes plats, je veux qu’ils se réjouissent, je veux qu’ils soient joyeux, « Ça va ? Tu es sûr que ça va ? », je devance les envies, je suis dans la tête de mes proches, je sais ce qu’ils veulent, je les satisfais toujours tout le temps, je m’affaire pour que tout aille bien, je me démène pour que personne ne manque de rien, je ne supporte pas le manque d’enthousiasme, je ne supporte pas qu’on trouble ma fête, je n'accepte pas qu’on ne veuille pas être heureux avec moi, je ne comprends pas que mon plaisir ne soit pas partagé. Je suis un tyran du bonheur.

  • d'humeur joviale

    L’ambiance est très bon enfant ce matin dans le bus. Le jeune homme trisomique se fout de la tête du nain. Haha, t'es tout petit, toi ! T'es drôle ! Le nain rétorque : T'as vu ta gueule, le mongolien ? Et, tout le monde rit. Encouragée par l’énergie joviale communicative, je me tourne vers mon voisin de banquette pour le tacler : Ça faisait longtemps que je voulais vous dire que votre eau de toilette sent le pipi de chat ! Mais ça jette un froid. Seul le jeune homme trisomique me tape dans le dos et continue de rire  à s’en décrocher la mâchoire.

  • femmes, je vous aime

    Le directeur de l’association artistique me dit : « Et dans mon équipe, il y aura essentiellement des femmes. »
     
    - Ah bon ? Pourquoi ?
     
    - Parce que je veux valoriser les femmes, les rendre plus visibles.
     
    - Ah.
     
    - Oui, les femmes apporteront une autre vision, elles ont un rapport au monde différent, plus sensible.
     
    - Ah ? Les femmes ont un rapport au monde plus sensible ?
     
    - Oui, c’est sûr. Et le rapport au pouvoir est différent aussi.
     
    - Vous pensez que dans une équipe essentiellement féminine les rapports de pouvoir seront atténués ?
     
    - Oui, bien sûr.
     
    - Vous êtes sérieux ?
     
    - Pardon ?
     
    - Non, rien.
     
    - Vous n’avez pas l’air convaincue. Vous ne croyez pas à la discrimination positive ? A la parité ? Aux quotas ?
     
    - Oui... et non.
     
    - Comment ça ? Mais vous n’avez pas confiance dans « la femme » ?
     
    - Autant que dans « l’homme » : je crois en l’individu responsable. Et en la mixité à tous les niveaux, sur tous les plans. Si vous donnez le pouvoir à un groupe quel qu’il soit, les mêmes mécanismes se mettent en branle, ce n’est pas une question de genre.
     
    - Hé bien moi, je suis féministe, je soutiens la lutte des femmes. Vous devriez être reconnaissante !
     
    - Pas sûre qu’elles vous aient demandé quelque chose. Mais ça part d’une bonne intention. C’est gentil de votre part.
     
    - Vous vous foutez de moi ?
     
    - Non, cela ne se peut. Les femmes sont des êtres sensibles et sans malice.
     
    - Bien, je crois qu’on va s’arrêter là.
     
    - Vous ne me voulez pas dans votre harem finalement ?
     
    - MON ASSOCIATION ARTISTIQUE !
     
    - Oui, pardon, je suis confuse, je m'emmêle encore les pinceaux, quelle gourde je suis...
     

  • zone sensible

    Tu me dis que j’enseigne dans un quartier sensible mais alors dis-moi où sont les quartiers insensibles sur la carte du territoire ? Montre-les-moi avant que je ne m’égare dans une de ces contrées hostiles. Ne me laisse pas errer à l’aveugle ; qui sait quelles créatures je pourrais être amenée à rencontrer.

    De ces bêtes aux dents longues dont l’extrémité des membres ne sert plus qu’à lacérer ? De ces idoles difformes dressées sur des piédestaux enluminés ? De ces semi-dieux modernes qui traversent le Ciel en jet privé, créent du Verbe et s’accordent entre eux le droit de désigner les êtres et les choses sans rien connaître du monde et des hommes ?

     

    Ô mon quartier sensible, garde-moi de ces pauvres fous.

     

  • La diagonale du vide

    Les gens sont égoïstes, ils meurent n’importe comment, de manière anarchique ou selon une logique qui n’appartient qu’à eux, sans prévenir la plupart du temps, à l’arrache, à des moments qu’on n’attend pas et qui ne nous arrangent jamais, alors que nous, on avait prévu de s’amuser, alors que nous, on allait bon train dans la vie.
    Les morts jouent les trouble-fête. Ils sont là, égoïstes, arrogants, avec toute leur morgue, à nous rappeler que tout a une fin, à faire la nique à nos certitudes et à nos luttes enthousiastes.
    Et, ils nous laissent seuls sur la diagonale du vide à contempler la vaste étendue du Rien à perte d’horizon.
    Les morts sont des scélérats sans foi ni loi.

  • La Mare Rouge, 1978.

    Le Havre inédit (page Facebook)

  • YEAH

    Un jour quelqu’un m‘a dit que je lisais trop. Ma première réaction a été de prendre cet individu pour un imbécile. C’était la meilleure celle-là. Pour qui se prenait-il ? J’étais surtout vexée comme un pou, car derrière cette assertion s’en cachait une autre : je ne savais pas vivre.
    Enfin si : je savais manger, boire, dormir, aller travailler, rencontrer des gens, donner mon opinion, faire la fête, aller et venir dans la société, faire un enfant même, mais est-ce que je m’étais déjà posé les bonnes questions sur la vie, sur ma relation aux autres et à moi-même ? Est-ce que je m’étais déjà arrêtée deux secondes pour me voir vraiment, voir les autres ? Est-ce que la somme de textes que j’avais lus, que j’avais ingurgités, les formules apprises par cœur, les belles citations copiées-collées, ma bibliothèque pleine, m’avaient aidée à vivre, à donner du sens, à comprendre quelque chose et à faire de moi un être en conscience ?
    Vous vous souvenez de la question de Clarisse à Montag dans Fahrenheit 451 : " Etes-vous heureux ?". Elle est bête. Elle révolutionne tout.
    Il m’aura fallu cinq années entre cette remarque et sa prise en considération progressive pour sentir s’opérer un vraiment virement en moi. Pour comprendre que l’on peut se donner l’illusion de vivre pendant très longtemps et, ce, en toute bonne foi. Qu'on peut passer une vie à se mentir à soi-même, à se voir tel qu'on a envie de se voir, à se mystifier pour rester dans une zone de confort satisfaisante pour l'égo. Qu’on peut passer toute une vie à lire, à donner des cours, à faire des conférences, à fréquenter des milieux culturels, à avoir des avis sur tout sans faire bouger un iota de sa propre humanité. Qu’on peut passer sa vie dans une recherche d’idéal, dans un fantasme, dans un rêve éveillé, qu’on peut passer sa vie « en littérature » sans jamais toucher terre.
    Ce n’est évidemment pas le fait de lire qui est problématique en soi mais l’idée de croire qu’une vie passée à lire est une vie passée à vivre. Ça peut être vrai, mais ça peut être faux. Si une autre dimension n’émerge pas à un moment donné. Pour faire passer les « carpe diem », et autres citations à tatouage, à une mise en pratique effective et réelle, pour passer du slogan mécanique « Tous ensemble, tous ensemble » à l’Essence même de la formule. Y a du sacré boulot. Y a du boulot sacré. Ô Yeah.

  • YES

    La veille de sa mort, il se rendit compte qu’il n’avait pas encore commencé à vivre. C’était à peine trop tard. Il lui restait plusieurs heures pour réparer cette faute dont il était le seul responsable même si son premier réflexe après le constat avait été de se tourner pour chercher un ou des coupables. Comme il avait toujours vécu seul, il ne perdit pas de temps à cet enfantillage.
    Il se demanda alors non pas ce qu’il aurait fait s’il avait vécu (les regrets sont aussi une perte de temps surtout à quelques heures de la mort) mais ce qu’il voulait, là, maintenant, dans l’instant. Dire à sa voisine de palier qu’il était amoureux de ses petits chapeaux à voilette de veuve et écrire une chanson pour lui déclarer son amour furent les réponses spontanées qui se présentèrent à lui. Il n’avait jamais osé adresser la parole à une femme sans manquer de s’évanouir. Il consacra quatre heures à la composition de la chanson, deux heures à sa répétition devant le miroir du salon. Les vingt minutes d’aubade devant la veuve aux chapeaux furent les instants les plus pleins et les plus intenses de sa vie. Il leur resta alors encore un peu de temps pour s’aimer, rire et s’émouvoir l’un de l’autre. Puis il mourut comme prévu, unifié et heureux dans un grand YES d’assentiment.