Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

La Mare Rouge - Page 13

  • Inspiral carpets

    Il était sourd et muet. Elle était aveugle. Ils tombèrent amoureux un soir d’orage et de tempête. Il la serra dans ses bras au moment où elle trébuchait sur le pavé mouillé. Elle le remercia mais il n’entendit pas. Il souriait mais elle ne le vit pas.
    Il était peintre, elle lisait ses toiles avec la pulpe de ses doigts. Elle était violoncelliste, il se laissait caresser par les ondes aériennes de la sonate en la mineur de Schubert tandis que les tomettes de la chambre frissonnaient sous ses pieds.
    Il tenait sa main dans les jardins, elle mimait pour lui les chants du bouvreuil pivoine et de la grive musicienne.
    Rien ne leur manquait dans le silence et la lumière blanche. Leur vie était aussi harmonieuse qu’une mélodie de Inspiral carpets. La terre tournait sur elle-même dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, le soleil la réchauffait et les éléments étaient à leur place partout dans l’univers.

  • Karaoké

    Le jour où tout le monde chantera juste dans les bars à karaoké, nous assisterons à l’achèvement de la vacillation et du trouble, à la fin du flottement, à la mort de la grâce.
    Et sans doute, cela ne fera sourciller personne. Personne même ne s’en rendra compte. Cela passera comme une lettre verte à la poste.
    On chantera juste dans les karaokés et rien ne bougera. La terre ne branlera pas, aucune pancarte ne sera levée, aucune révolution n’aura lieu. Et l'on continuera à vivre. Comme d'habitude.

  • Le trou noir et la cathédrale (petite fable bancale)

    Un trou noir et une cathédrale

    s’aimaient d’amour fou et faisaient,

    en conséquence, bien des jaloux.

    Ne vois-tu pas que l’on se moque ?

     pleurait la cathédrale.

    N’écoute donc ni les aigris ni les froussards,

     répondait le trou noir,

    et viens faire un câlin avant mon grand départ.

    (il avait des affaires à régler dans l’univers)  

    La fière cathédrale, grande sentimentale,

    tournait comme une cinglée, en rond sur son parvis,

    cogitant et cherchant le moyen idéal

    de crier son amour, aux yeux de la patrie.                                                 

    Certes sentimentale, mais bien mégalomane, 

    la belle à force de s’enflammer toute seule

    de s’échauffer, de s’enfiévrer comme une folle

    soudainement s’embrasa

    sous les regards ébaubis

    de l’entière galaxie.

    Le trou noir affolé, ruina les éléments,

    engloutit dans l’espace, les lunes, les océans,

    les planètes, les monts, les terres et les mers

    sans pour autant sauver, sa dingue téméraire.

     

    Aucun humain ne résista.

    De chacun, ce fut le trépas.

     

    Quid de la moralité ?

    On ne sait.

    Car notre pauvre siècle, n’en a rien à cirer.  

     

     

     

     

     

     

    Brilliant convulsive tension’... Anselm Kiefer’s Rorate Caeli Desuper, 2016. Photograph: © White Cube 

     

  • Le France

    J’aime bien quand mon père fume à la maison. Il pose sa Gitane sans filtre dans le trou du cendrier et la fumée blanche sort par la cheminée rouge et noire du paquebot Le France. Je stationne au-dessus du bateau en émail, je hume et je tousse.
    Mais ce n’est pas grave, parce que dans les années 1970, tout le monde tousse joyeusement, partout et tout le temps. Dans les maisons, dans les voitures, dans les bistrots, dans les restaurants, dans les salles d’attente et les bureaux, dans les trains, dans les métros et les bus.
    La cigarette est une grande sœur, un personnage central de nos vies.
    On fume dans les salles de cinéma et sur les écrans de cinéma. Dans les films de Claude Sautet : quand Rosalie apporte les whiskies lors de la partie de poker de César, quand Pierre roule comme un fou, cigarette à la bouche, sur la route qui l’éloigne d’Hélène, quand Reggiani la clope au bec en bout de table se fait engueuler par Piccoli dans la scène du gigot de Vincent, François, Paul et les autres.
    A l’épicerie du coin, mes copines et moi achetons des cigarettes au chocolat Jacquot sur lesquelles nous tirons avec application dans la cour de récréation sous le regard complice des maîtresses d'école.

  • Nos lundis

    On est comme ça,

    on voudrait que tous nos lundis soient fériés,

    que nos amours soient fiables,

    que nos nez ne gouttent pas,

    que nos peaux restent nettes,

    que nos activités rapportent,

    que les autres comprennent ce qu’on raconte

    que les autres sachent avant même que

    sans mot dire

    alors que nous-mêmes

    hein

    est-ce que l’on sait vraiment

    est-ce que l’on se donne la peine

    d’aller jusqu’au bout

    je vous le demande

    de faire œuvre de

     

    On marche à reculons

    en s’étonnant que l’horizon se dérobe

    à chaque pas

     

     

  • Little Bob

    Ça se passe dans l’œil de la dernière chanson de Little Bob. L’Italie du Piémont, les sheds de Tréfimétaux, le quai à charbon du port du Havre, la scène punk-rock londonienne des années 70, la Story, les embruns de la mer océane.


    Et Mimie, morte, trois semaines auparavant. La rose de The Bull and The Rose.


    Ça se passe quelque part entre l’ardeur rock d’un solo de guitare et la mélancolie blues d’un harmonica.


    Ça se passe à Rive-de-Gier, dans une salle de concert où l’on sert du Kir à 1 euro 50 dans des verres en plastique blanc.


    Une photo ratée. Ou peut-être pas.


    Et les larmes de Libero
    cisaillent nos cœurs.

  • Besoin de rien, envie de toi

    En 1985, l'année du tube Besoin de rien, envie de toi classé n°1 au top 50 et classé neuf semaines en tête des ventes, je croisai Peter et Sloane à la gare de la Part-Dieu. Ils se disputaient comme du poisson pourri devant des badauds accablés.

     

     

     

  • Ne joue pas avec

    Ne joue pas avec les allumettes
    Enlève tes mains de ta culotte
    Descends de là mais descends de là
    Ne cours pas comme ça
    Attends-moi
    Ne caresse pas le chat il est sale
    Coiffe-toi mais coiffe-toi donc
    Arrête de sauter partout
    Tu vas me rendre folle
    Ne mets pas tes doigts dans la prise
    On peut mourir

     

    Tu ne veux pas mourir, dis ?

  • Des chiens

    Les chiens sur les photos du 19e siècle ressemblent en tout point aux chiens sur les photos du 21e siècle. C'est parce qu'ils ne portent ni chapeaux, ni cannes, ni guêtres, ni chemises à jabot. Un chien est un chien. Dans cent ans, ils viseront encore les appareils optiques et numériques de leur regard droit tandis que les humains (ou les humanoïdes) seront à la recherche de nouveaux ornements et atours pour plaire, un tant soit peu, à qui voudra.

     

  • sosie

    En 1915, à San Francisco, Charlie Chaplin apprit dans le journal qu'un concours de sosies de Charlot était organisé.


    Il s'y rendit anonymement et finit 27ème.

     
     
     
  • Anna L.

    Je n'ai jamais su bouger comme la chanteuse de Cock Robin.
    Est-ce un regret ?
    Oui.
    Je pense que j’aurais conquis le monde.

     

    Reste à savoir ce que j’en aurais fait.

  • l'homme sur les ponts d'autoroute

    Tu le connais l’homme qui regarde passer les voitures du haut des ponts d’autoroute ? Il est immobile, droit derrière la rambarde. Bien au milieu, comme s’il avait compté les pas entre les deux extrémités. Parfois, un chien l’accompagne, à l’arrêt lui aussi.  Ils sont tous les deux comme ces personnages de The Leftovers qui existent pour rappeler aux vivants que les autres ont disparu. Ils se tiennent là, derrière la barre de fer, constants. A l’aube, à l’heure bleue, au moment du chien-loup.

    Peut-être est-ce nous qui avons disparu.

    Peut-être n’existons-nous plus dans nos voitures.

    Alors que lui, l’homme immortel qui regarde passer le trafic, est bien présent au monde, en suspens, juste au-dessus.

  • Je suis morte pendant dix ans

    Chant 1

    Je suis morte pendant dix ans
    Je ne me souviens plus ce que j’ai fait
    de tout ce temps que j’étais morte
    Sans doute, pas grand-chose
    Je revois les ombres qui s’agitaient autour de moi
    à cette époque de ma mort
    On pourrait penser que les ombres sont toujours lentes
    celles-ci se mouvaient avec vélocité
    et de manière désordonnée
    je me rappelle
    elles tiraient mes membres à elles
    Je crois qu’elles auraient voulu que je participe à leur danse
    sans but
    Je crois qu’elles m’ont fait danser alors que j’étais morte
    un peu comme dans Elephant man
    quand Ils le forcent à boire et à valser
    et qu’Ils rient de son incapacité à
    s’enivrer
    et que sa tête trop lourde l’empêche de tout

    Voilà

    Les ombres voulaient que je danse moi aussi
    que je participe en quelque sorte
    que je sois dans le cercle
    que j’y mette du mien
    J’étais morte
    Mais ce n’était pas une raison pour gésir
    Elles étaient mortes elles aussi
    mais semblaient le savoir moins que moi
    puisqu’elles gesticulaient
    comme pour contrefaire les vivants

    Cependant, tout cela est très confus
    aujourd’hui
    que je ne vis plus parmi les ombres
    Elles m’apparaissent derrière un voile presque mat
    elles continuent de gesticuler en tous sens
    mais je n’entends plus leurs voix
    et la prochaine fois que je mourrai
    ce sera la bonne

    Elles ne seront plus là

     

     

    Illustration : Anselm Kiefer

  • Fugue

    Un matin au réveil, il prit ses jambes à son cou et courut droit devant lui sans s’arrêter. Il traversa la ville si vite que ni les chiens ni les humains ne le virent passer. Il slaloma entre les arbres d’une forêt noire et verte puis continua sa fuite dans les vallons et les plaines sans halte. Parvenu à un grand lac couleur glauque, il poursuivit son échappée en bondissant sur l’eau. En vingt-quatre enjambées il se retrouva devant une montagne colossale qu’il gravit d’un pas alerte et régulier de la base au sommet. Arrivé au point culminant, il interrompit sa course, regarda autour de lui, la main en guise de visière, et tenta de se rappeler pourquoi il était parti si loin de chez lui. Il n’en avait plus aucune idée et se demanda même s’il l’avait jamais su car, du premier pas de la fugue au dernier pas à la cime, aucune pensée agréable ou désagréable n’était venue faire obstacle à son élan.

    Il entreprit alors quiètement le chemin inverse.

    Au retour, il trouva sa femme assoupie devant un dîner froid et des chandelles consumées. Il la porta jusque dans leur lit, la coucha et s’allongea contre elle, paisible et bienheureux.

  • Alarme

    Les sirènes d’alarme du premier mercredi du mois qui retentissent entre 11h45 et 12h15 servent à tester l’efficience du système d’alerte de la population en cas d’attaque terroriste, de catastrophe industrielle ou naturelle.

    Mais.

    Si la catastrophe, la vraie, la fatale décidait justement d’advenir le premier mercredi du mois entre 11h45 et 12h15 ? (Chacun sait que le désastre et le chaos choisissent toujours de surgir au moment le moins opportun dans nos vies et que l’ironie du sort est partie intégrante du mécanisme régissant la comédie humaine.)

    Ce jour-là, insouciants, nous continuerons de nous affairer à nos occupations de mortels tandis que la tragédie fera œuvre silencieusement sans que personne ne s’en inquiète.

    Les sirènes retentiront dans l’indifférence générale.

    Les déclencheurs de l’alerte s’époumoneront pour rien.

     

    Les gens ne se rendent pas compte, éditions le Clos Jouve, 2022.

    https://editions-leclosjouve.org/all_page.asp?page=62&article=187

     

     

  • Poisson d'avril

    Recette pour savoir dans quelles dispositions sont vos CAP maçons à votre égard :

    1- attendre le 1er avril

    2- leur annoncer que compte tenu de leurs notes et de leur attitude le proviseur a décidé de vous congédier dès le lendemain matin car vous êtes un mauvais professeur de français incapable de faire progresser ses élèves

    3- SÉRIEUX ??!

    4- les laisser s'indigner avec force, pester contre la direction, promettre qu'ils vont 1- aller manifester leur fureur dans la cour à la récréation,2- écrire une pétition, 3- boycotter le cours du nouveau prof, 4- CASSER LA G...

    5- calmer le jeu en criant très fort POISSON D'AVRIL ! dans le CDI avant qu'ils ne descendent avec des barres de fer

    6 - passer les deux heures suivantes à leur servir comme d'habitude de punching-ball, mais au moins, vous le savez maintenant, un punching-ball qu'ils aiment un peu bien.

     
     
     
     
  • Betterave rouge

    Ma petite sœur est inconsolable. Nous emménageons dans notre nouvelle maison à Saint-Jouin-de-Bruneval et nos parents viennent de nous annoncer que le terrain à perte de vue en face de la maison est un champ de betteraves. Elle est persuadée que cela va devenir notre principal moyen de sustentation et qu'elle est condamnée à en manger tous les jours de sa nouvelle vie rurale.
    Je parviens à peine à la rassurer quand ma mère apporte le repas du dîner et qu’il n’y a pas trace d’une chénopodiacée sur la table.
    « Ils n’ont pas eu le temps d’aller en ramasser à cause des cartons, mais tu verras demain…» me dit-elle.

  • serin à tête rouge

    Il avait pourtant atteint l’âge avancé de 51 ans mais il s'obstinait à penser que ses aspirations humaines valaient mieux que celles d’un berger en transhumance ou d’un pêcheur en haute mer. Il était convaincu que ses actions quotidiennes étaient plus remarquables que celles d’un enfant de deux ans ou d’un félin en chasse. Il imaginait que ses rêves de nuit étaient plus intenses que ceux d’un bouledogue français ou d’un serin à tête rouge.

  • Comme un pou

    Comme je ne sais pas comment l’on quitte un garçon parce que c’est la première fois et que je ne veux pas le blesser, j’invente une histoire tragique : on m’a découvert une grave maladie cardiaque inopérable, je vais mourir dans le mois, les médecins ne me donnent aucune chance. On doit se quitter car je vais finir mes jours dans un hôpital où je ne pourrai recevoir aucune visite à part celle de mes parents. C’est notre dernier jour.
    Guillaume pleure toute la journée.

    Je l’aperçois quinze jours plus tard tenant la main d’une jeune fille au deuxième étage du centre commercial de la Part-Dieu. Il a l’air heureux, il rit alors que je suis morte. Je suis vexée comme un pou.

  • Thon en gelée

    Aujourd’hui, il m’est apparu très clairement que mon chat se comportait comme ces hommes très rustres qui, une fois leur désir comblé, alors qu’ils ont fait une cour effrénée à une femme pendant des mois, l’étouffant de cadeaux et de flagorneries en tout genre, se détournent d’elle de manière abrupte du jour au lendemain.

    Sa guérilla séductrice opiniâtre pour obtenir son sachet de thon en gelée Félix n’a d’égale que sa profonde indifférence d’après conquête.

     

  • Las !

    Las ! Las ! mon mari,

    J’ai perdu mon corps

    Le retrouveras-tu ?

    J’ai perdu mon cheveu

    J’ai perdu mon sein

    J’ai perdu mon visage

    J’ai perdu ma hanche

    J’ai perdu mon sexe

    Las ! Las !

    Le retrouveras-tu ?

    J’ai perdu ma corne

    J’ai perdu ma morve

    J’ai perdu ma salive

    La retrouveras-tu ?

    J’ai perdu ma peau

    J’ai perdu ma chair

    J’ai perdu ma fesse

    Las ! Las ! mon mari

    La retrouveras-tu ?

    J’ai perdu mon cou

    J’ai perdu mon épaule

    J’ai perdu mon ventre

    J’ai perdu ma dent

    J’ai perdu ma lèvre

    J’ai perdu ma paupière

    Las ! Las !

  • Chewing-gum

    Il ne viendrait à l’idée de personne de déguster une coupe de champagne en mâchant un chewing-gum.
    Nos vies sont pourtant composées d’actes tout aussi incongrus dont nous nous accommodons bien étrangement.

  • Dans l'air

    On pense à tort qu'on ne pourra jamais retrouver la sensation de la première mouillette dans un jaune d'œuf à la coque.
    C'est bien mal appréhender l'activité des molécules mémorielles qui hantent notre univers depuis le Big Bang (le Grand Boum, en français). Tout fait trace, sachez-le. La naissance de la première goutte d’eau terrestre flotte encore dans l’air et y côtoie la désagrégation lente de nos peaux mortes et l’odeur obstinée de nos soupes à l’oignon.

  • Corbehem-Nord-Pas-de-Calais

    Ça lui fait bizarre à mamie Andrée d’être braquée par le petit Jojo. Quand elle le voit entrer, elle pense d’abord à la commande de sa maman Jeanine qui a réservé une tarte aux abricots pour les dix ans de Catherine. Elle s’apprête à lui dire que c’est trop tôt, que le gâteau sera prêt pour onze heure comme prévu, mais il sort un objet de sa poche qu’il tend vers elle en disant :

    C’est un braquage, ouvrez la caisse !

    - Jojo, qu’est-ce que tu veux ?

    - Je veux que vous me donnez l’argent de la caisse !

    - Mais enfin Jojo, pose-moi ce machin, à quoi tu joues ? Et qu’est-ce qu’il fait Patrick sur la mobylette ?

    Ça, c’est ce qui l’inquiète le plus, mamie Andrée, parce que le Patrick tout le monde sait qu’il a un petit pète au casque, c’est pas rassurant de le voir au guidon d’un deux-roues.

    - Y m’attend pour qu’on part avec la caisse !

    - Mi tchiot, c’est pas sérieux, range ton pistolet, ta grand-mère serait furieuse !

    Jojo ne sait plus tellement ce qu’il doit faire. Il continue de braquer mamie Andrée tout en lorgnant du côté de la vitrine. Il voit Patrick qui secoue la tête de gauche à droite sans s'arrêter comme s’il écoutait un truc au walkman sauf que ce n’est pas le cas.

    - C’est un vrai, je vais tirer ! Il crie ça avec une voix qui déraille au milieu de la phrase à cause de la mue.

    Mamie Andrée voit bien qu’il est en train de s’exciter tout seul et que la peur pourrait le pousser à faire des bêtises. Elle ouvre la caisse. Cent cinquante francs et quelques centimes en billets et monnaie. Elle les lui tend. Il tremble tellement qu’il fait tomber des pièces qu’il ne prend pas la peine de ramasser. Le ding-ding de la porte retentit à sa sortie. Il crie à Patrick de démarrer en sautant sur le porte-bagage. Mamie sort de la boulangerie en courant.

    - Jojo ! Patrick ! Faites attention sur la route !

    La mobylette démarre sur deux roues mais ne va pas jusqu’au bout de la rue. Elle tombe sur le côté comme au ralenti et sa course prend fin dans le bosquet de Mme Prevost.

    Mamie Andrée rejoint les garçons. Ils sont amochés et sonnés mais conscients. La réplique de pistolet git en plusieurs morceaux autour de la mobylette.

    -Vous allez prendre une de ces roustes les tit' pouchins…

  • Such a shame

    En 1984, j’enregistrai Such a shame sur un lecteur-cassette audio : l’exercice consistait à caler l’enregistreur contre les baffles de ma radio, à appuyer sur les deux touches Play et Rec en même temps et à prier pour qu’un jingle de la bande F.M ne vienne pas couper la chanson en plein milieu.

    Je ne m'explique toujours pas pourquoi la voix de Mark Hollis était la seule à pouvoir apaiser un peu des douleurs menstruelles d’adolescente qui me clouaient au lit. Les titres de Talk Talk sont, bien malgré moi, associés à ces instants de solitude et d’endolorissement.

    Sur ma table de chevet attend depuis quelques mois L’Homme-dé de Luke Rhinehart qui contient, parait-il, la clé de l’énigme de la chanson.

  • La dentellière

    Je revois le doux visage d’Isabelle H. dans La Dentellière, l’un des films les plus cruels de l’histoire du cinéma français tiré d’un roman de Pascal Lainé. Elle y incarne une jeune fille de condition modeste dont l’intériorité discrète est progressivement tuée par l’inconséquence d’un garçon de bonne famille. Le spectateur la quitte sur un regard-caméra poignant de détresse muette.
    Je retrouve aujourd’hui Isabelle H. dans la B.O d’un film à sortir. Elle y interprète une sorcière sans âge en compétition morbide avec une jeune star aux allures de mannequin qui s’ingénie à ne faire qu'une bouchée de tous les mâles de la distribution.

  • Don

    Quand je lui offrais un cadeau, elle me remerciait et le mettait de côté pour l’ouvrir plus tard alors que j’aurais aimé qu’elle déchire avec vivacité le papier afin de découvrir la chose que j’avais choisie spécialement pour elle, pour lui faire plaisir et la voir en joie. Elle me privait sans le savoir de cet instant précieux de l’union amicale qui lie deux êtres au moment de l’échange.

    Ce n’était pas sa faute. Elle n’avait pas appris à recevoir. Comme je n’avais pas appris à contenir mon enthousiasme et mon impatience. Ainsi, l’heure du cadeau qui aurait dû être une occasion de réjouissance mutuelle devenait un épisode gênant pour l’une et frustrant pour l’autre.

  • Philippe et Dominique

    Dominique A dort chez Philippe Katerine qui a la gentillesse de le loger dans une chambre d'ami.


    Il sursaute de frayeur quand, en pleine nuit, il se réveille et découvre le visage de son hôte, immobile, dix centimètres au-dessus du sien.

     

    "J'aime te regarder dormir" explique Philippe K.

     

     

     

  • Florent et Vanessa

    Parfois Florent Pagny se souvient que le jour où Vanessa l'a quitté tous ses potes sont partis avec elle. Il part alors galoper dans la Pampa pour se vider la tête.
    Azucena devine, elle ne dit rien quand il revient et lui sert juste un bon chocolat chaud en lui passant la main dans les cheveux.

  • Zone C

    La dernière image que j’aurais pu garder de Sète hier en la quittant est celle d’un enseignant prenant feu devant son collège du centre-ville aux alentours de 16h30. Mais cela n’a pas été le cas car, à ce moment-là, j’étais chez Marie-Emmanuelle et Philippe et mon ultime vision est donc composée d’amis, de petits gâteaux, de vagues vertes et de mouettes.

    De tous les actes de mort sur soi, l’immolation est le geste le plus tragique. Je ne me risquerai pas à lister une hiérarchie des formes les plus efficaces de suicides (cela a déjà été fait à travers des ouvrages à présent censurés) mais il faut bien admettre que le feu volontaire sur sa propre personne reste la manifestation la plus violente et spectaculaire de la désespérance humaine. Au contraire des habituelles mises à mort solitaires et secrètes, l’immolation se distingue par son caractère sensationnel et ostentatoire. Le monde doit être le témoin horrifié du dernier haut-le-cœur qu’il a provoqué.

    Je compte sur l’Institution pour brosser le portrait d’un professeur « très fragile psychologiquement », « cumulant les problèmes personnels et familiaux » (il revenait le jour-même d’un long congé maladie).
    Les raisons de se suicider ne manquent pas, en effet.
    Mais, il a choisi de le faire devant son établissement scolaire, devant ses élèves, devant ses collègues, devant sa direction. Il s’est aspergé d’alcool à brûler et a allumé un briquet après « une journée de travail très difficile ».

    Lundi, la zone C est en vacances.