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La Mare Rouge - Page 14

  • La dernière Clodette

    Hier, j'ai rêvé que la dernière Clodette était morte. J'essayais d'organiser des funérailles nationales mais cela n'intéressait personne.
    Je me retrouvais seule à suivre le corbillard sur un boulevard désert. Les haut-parleurs de la ville crachaient Magnolia for ever.

  • Mardi matin

    Elle se rongeait les ongles tous les mardis matin devant la photocopieuse de la fac. Quand j’entrais dans le local, elle répondait à peine à mon bonjour tout occupée à des pensées qui semblaient lui faire vivre de vifs tourments. Étaient-ce ses gestes saccadés ou son aura négative ? La photocopieuse se mettait systématiquement à dérailler à son contact ce qui avait pour effet d’accentuer sa panique. Car, bien que je ne lui aie jamais fait aucune remarque désobligeante à ce sujet, ma seule présence dans la pièce suffisait à créer en elle un surcroit de tension et d’émotivité.

    J’avais du mal à imaginer que le ronron des cours et la fréquentation des étudiants puissent être la cause de sa nervosité. Il ne se passait jamais rien de bien inquiétant au cours de nos journées universitaires. Peut-être sa vie entière n’était-elle depuis le début qu’une succession de peurs, de sursauts et d’affolement.

  • Accueil écrivains à Bron (série 1)

    Toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé n'est ni fortuite ni involontaire.

     

    Houellebecq ne veut pas quitter son imperméable fermé jusqu’au col mais il veut bien un whisky.

    Denis Podalydès est très amène et avenant. Il veut bien un café allongé.

    Philippe Jaenada est très farceur. Et un peu maladroit. Il renverse son dessert sur ses genoux au restaurant.

    Serge Joncourt est de bonne composition. Il porte ses sacs et valises dans les escaliers sur trois étages parce que je lui ai dit que l’ascenseur est en panne (mais en fait non).

    Sylvie Testud rit et parle fort. Elle dit « au secours » et me tourne le dos quand je lui tends une photo de nous deux dans un cours de théâtre datant de 1986 (j’allais lui offrir, mais non).

    Eugène Savitzkaya sait faire le poirier en récitant des poèmes.

    Lydie Salvayre est aussi élégante que gentille. Elle n’ose pas glisser « Mireille Mathieu » en guise de mot caché dans sa rencontre littéraire du lendemain comme lui a suggéré l’auteur farceur.

    Philippe Djian semble faire la tête mais non, il est juste fatigué (la gare de la Part-dieu, c’est déprimant).

    Chloé Delaume a l’air de moyennement aller. Il parait qu’il y a de l’eau dans le gaz entre elle et Medhi B.K.

    Jean-Bernard Pouy est drôle et bavard. Il veut bien un whisky, puis un autre.

    Virginie Despentes est exquise et tellement attentive aux autres qu’on a l’impression que c’est elle qui accueille.

    Anne Wiazemsky est charmante et blagueuse. Elle raconte des anecdotes sur Françoise Hardy (que je n’ai pas le droit de dévoiler).

    Serge Joncourt me dit le lendemain de l'épisode de l'ascenseur : J'ai cru que vous l'aviez fait exprès parce que vous ne m'aimiez pas.

  • Saint V.

    A observer la composition des vitrines des boutiques de lingerie annonçant la Saint-Valentin on pouvait en déduire que toute femme amoureuse avait pour mission ce jour-là de se métamorphoser au mieux en gogo danseuse d’une boîte de semi-luxe au pire en actrice d'un porno cheap.

  • tarte tatin

    Il y a trente-huit ans, quand je dansais le Sampa et que j’étais amoureuse de Charles Ingalls, j’écrivais dans mon journal intime :

    "Un jour, dans très longtemp, un homme deviendra mon mari. Où est-il ? Que fait-il ? C’est drôle de pensé que ce garçon vit une vie paralèle à la mienne en ce moment sur Terre et qu’un jour, ce sera le moment de le rencontrer. Mais pas avant."

    Je ne suis plus amoureuse de Charles Ingalls et je ne sais plus danser le Sampa.

    Il est dans la cuisine et je n’ai pas le droit de rentrer car il prépare une tarte tatin endives-fromage de chèvre dont lui seul à le secret.

  • guano

    Les petits êtres humains lèchent les cailloux, mangent la terre, croquent l’écorce, mâchent les fleurs, boivent l’eau de mer, sucent les galets, goûtent la glaise, la flaque, la neige, la glu, le guano.


    Plus tard, ils avalent des steaks ou des graines germées (c’est selon).

  • Transport en commun

    Ce matin, dans le métro, tout le monde avait la même tête :  les hommes, les femmes, les enfants, les jeunes gens, les vieux, les contrôleurs et les bébés.
    J'ai sorti mon miroir de poche avec inquiétude pour vérifier : j'avais les mêmes traits que tout le monde.
    Je n'aurais pas aimé dépareiller.

  • L'élu

    Une fois, pourtant, il s'en souvient comme si c'était hier, il avait été l'unique vainqueur, l'élu parmi des centaines de millions. Un vaillant combattant, le premier des premiers, le chef de file d'une armée tumultueuse, un guerrier héroïque à la flagelle vive, à l'esprit brave et frondeur tout entier tendu vers une seule aspiration : conquérir et faire acte de création avant de se jeter nu et brut dans la grande épopée tragico-lyrique.

     

     

     

     

     

     

    Illustration : Pili pok, Laurent Heller (http://laurent.heller.free.fr/peinture/peinture4.html)

  • Songe de c...

    Entre 1995 et 1998, je déjeune de temps en temps avec elle dans la petite brasserie de la rue des Quatre chapeaux qui se situe juste en bas de chez moi à trois pas de la boutique "Songe de cuir" et en face du Sex Shop "Euroshop". Elle s’appelle Irène, elle a cinquante-trois ans, elle est mère d’une fille de 25 ans qui vit à Toulouse. Elle habite un petit appartement de la rue Ferrandière et se prostitue depuis 20 ans dans ce quartier du 2e arrondissement. Elle a commencé tard comparé à ses copines de travail. Question de survie après "un divorce difficile". Elle est l’une des dernières prostituées de rue de Lyon. Elle tapine à l’angle de la rue des Quatre chapeaux et de la rue Ferrandière et emmène ses clients dans son appartement qui contient une pièce aménagée pour son travail.
     
    Elle a ses habitués, "ses hommes fidèles" comme elle les appelle. Certains d’eux ne demandent qu’à être dorlotés, câlinés comme des enfants tristes durant le quart d’heure de passe. Elle les berce et caresse leurs cheveux ou leurs crânes lisses. Ils se connaissent depuis si longtemps que parfois il n’est même pas besoin de parler. Les autres hommes, ce sont des gens de passage (de plus en plus rarement) ou de vieux immigrés. Parfois des jeunes de toutes nationalités qui veulent s’amuser. Ceux-là, elle les craint. Ils lui parlent mal pendant la transaction, "des chiens" elle dit. Ça les excite de se taper "une vieille pute". Ils ne sont ni élégants ni gentils. Mais c’est rare. De toutes façons, les hommes maintenant, jeunes ou âgés, préfèrent aller dans les bars américains, des endroits clos et discrets dans lesquels on trouve des jeunes filles de l’Est très jeunes, très belles et très dociles. Des esclaves sexuelles à bas prix, prisonnières de réseaux mafieux. Ou encore dans les caravanes du périphérique, vers Perrache pour trouver des Africaines encore moins chères. La compétition est alors telle qu’Irène se contente de ses quelques clients habitués pour vivre.
     
    Son âge, aussi, devient un handicap. C’est pourtant une belle femme. Rousse brasillante, les yeux verts maquillés de violet, la bouche grande et dessinée. Sûr qu’elle devait être la reine du quartier, il n’y a pas si loin. Quand elle entre dans la brasserie vêtue de son manteau impression léopard (toujours le même) et de ses accessoires de théâtre (des talons aiguilles, un sac à main en croco et des foulards savamment mêlés à ses boucles rouges), elle en jette. Une actrice de cabaret à jarretelles. Tout le monde se tait.
     
    Elle est toujours attablée seule, mais choyée par le patron. Je lui adresse la parole un jour et on prend l’habitude de se retrouver quelques fois par mois sans se donner vraiment rendez-vous. Je suis déjà là, elle vient s’asseoir, ou c’est le contraire.
     
    On discute de tout et de rien. De mes remplacements de prof dans divers collèges et lycées de Lyon, de ses clients, de sa fille. Qui n’a jamais su ce que faisait sa mère. Elle pense qu’elle travaille dans une boutique de lingerie fine. Quand elle vient lui rendre visite à Lyon, Irène s’arrange avec une amie qui l’accueille quelques heures dans son magasin où elle joue la vendeuse. C’est là qu’elle se fournit en sous-vêtements chics pour son travail. La petite retourne à Toulouse avec l’assurance que sa maman est une très bonne vendeuse de culottes de luxe.
     
    Un jour, je déménage. Je n’ai plus beaucoup l’occasion de revenir dans le quartier et je la perds de vue. Je la revois pourtant une fois. Elle n’est pas en tenue de gala. Elle porte un survêtement rose et des baskets assorties. Je la reconnais à sa chevelure montée en chignon noué dans un foulard zébré. Elle ne me voit pas. Elle est à présent une vieille dame qui va au marché du quai Saint-Antoine avec son caddie comme le font toutes les vieilles dames du quartier.
     
    Elle passe devant l’ancienne enseigne "Songe de cuir" qui a pris le nom de JACQUIE ET MICHEL.

  • Moustache

    A l'âge de 5 ans, elle se lève la nuit pour tirer la moustache de son père et pincer le bras de sa mère afin de s'assurer qu'ils sont encore vivants. Souvent, ils se réveillent en sursaut et la disputent furieusement. Ravie et rassurée, elle retourne alors se coucher et s'endort d'un sommeil imperturbable.

  • La fatigue des morts

     Parfois, je vois les morts de ma vie apparaitre au coin d’une rue. Eux non, je crois.

    Lundi dernier, place Bellecour, j’ai entrevu le long corps voûté de mon père dépasser un instant de la foule avant d’être englouti par la bouche du métro. Il semblait si las de loin.

    Comment se fait-il que les morts n’aient pas l’air plus reposés que les vivants ?

  • Erotomania

    " EROTOMANE, adj. et subst.:
    (Personne) qui est affecté(e) par l'illusion délirante d'être aimé(e). L'érotomane, persuadé de son pouvoir irrésistible de séduction (...) se trompe dès le départ sur l'objet de son dévolu, croyant y reconnaître des signes d'amour, et il le persécute dès que son erreur apparaît (Mounier, Traité caract.,1946, p. 554)."

    Tu vois bien, ça ne peut pas être moi. Moi, je suis certaine qu'il m'aime. On est amis sur F.B depuis un mois et il a déjà liké trois de mes statuts, il a posté une photo de chat le même jour que moi il y a une semaine, et il y a 3 ans, ALORS QU'ON NE SE CONNAISSAIT PAS, il a partagé ma chanson préférée de Neil Young ! Si ça c'est pas des signes !

    - Quand même, j'ai l'impression que tu t'emballes un peu, Pamela.

    - Jalouse.

  • Vogues menthol

    C’était une gosse de riches, alors ça ne serait venu à l’esprit de personne de la plaindre. Penses-tu, une petite minette sapée Sonia Rykiel et parfumée Guerlain tandis qu’on courait les fripes de Saint-Jean pour dénicher des frusques griffées et qu’on s’enduisait d’eau de Cologne bon marché.

    Mère architecte cosmopolite, père dans les affaires internationales. Ses parents, toujours en partance, lui avait loué un appartement cossu dans le 6e arrondissement juste au-dessus du leur. Ils pouvaient ainsi à leur guise aller et venir, inviter leurs amants et maitresses respectifs, organiser des soirées d’adultes au retour de leurs voyages et de leurs séjours professionnels. Ils ne faisaient tous les trois que se croiser quelques fois par mois.

    Elle fumait des Vogues menthol qu’elle écrasait du bout de ses semelles de marque italienne devant le portail du lycée. Elle ne parlait à personne. Les garçons n’osaient pas l’aborder et faisait semblant de se ranger à nos avis de jalouses.

    Si j’avais pris le temps de m’y arrêter un peu, j’aurais découvert dans son regard, sous sa couche de mascara noir, cette mélancolie sombre des enfants abandonnés et solitaires que je prenais pour de l’indifférence à notre égard. Une fille de nantis n’était pas digne d’être consolée ni aimée.

    On sait toujours trop tard.

  • 18h45

    Ils firent connaissance le jeudi 5 février 1998 à 18h45. Il avait composé le numéro de téléphone d’un ami perdu de vue depuis quelques années qu’il avait soudainement eu envie de revoir après avoir entendu une chanson de jeunesse à la radio. La personne qui décrocha était une femme. Il demanda à parler à Victor mais aucun être humain ne répondait à ce prénom dans cet appartement. En revanche, ce qui était amusant, et c’est sans doute ce qui ne les fit pas raccrocher immédiatement tous les deux, c’est que le chat de la voix féminine s’appelait Victor. Sans cet effet du hasard, l’histoire se serait arrêtée là, précisément, et chacun serait reparti à sa vie et à ses occupations quotidiennes. Le lecteur aussi. Il n’en fut pas ainsi. L’existence du chat Victor agit comme un déclencheur du destin. Les deux humains plaisantèrent quelques instants à propos de cette insolite coïncidence (mais toutes les coïncidences ne le sont-elles pas ?) puis se présentèrent l’un à l’autre : Florence, 32 ans, bibliothécaire spécialisée en littérature jeunesse, Christian, 29 ans, commercial chez Orange. Tous deux étaient plus ou moins célibataires. Ils parlèrent ainsi la première fois durant près d’une heure et décidèrent, à l’issue de cet échange de se rappeler le jeudi de la semaine suivante.

     Ce qu’ils firent.

     Pendant 20 ans.

     Chaque jeudi de chaque semaine de chaque mois de chaque année, l’un composait le numéro de l’autre à 18h45 précises. Aucun événement ne vint jamais rompre ce rituel sacré. Ni les réunions de travail, ni les activités sportives ou culturelles, ni les amours respectives. L’heure quotidienne de conversation téléphonique était un sas vital pour chacun d’eux. Bien sûr, ils étaient passés par les phases conventionnelles du rapprochement humain de deux êtres sentimentalement et sexuellement compatibles. Ils tombèrent amoureux l’un de l’autre dans les premiers mois de leurs échanges, guettant avec fébrilité la sonnerie du téléphone. Ils badinèrent et créèrent les conditions propices à des entretiens érotiques qui eurent pour effet de booster pendant quelque temps leur libido. La banalisation du commerce des téléphones portables au début du 21e siècle facilita la correspondance vocale hebdomadaire pendant les déplacements et les séjours à l’étranger.

    Puis, ils passèrent naturellement à une sorte d’amitié amoureuse non dénuée d’attirance sensuelle, cependant. Leurs voix étaient l’unique chemin pour accéder au corps et à l’esprit de l’autre. Pourtant, aussi surprenant cela soit-il, jamais, même après le développement des moyens techniques que l’on connait aujourd’hui, ils ne voulurent se voir. Ni en image, ni dans la vie réelle. Ils ne se rencontrèrent pas. Florence vivait à Nantes, Christian à Lyon. Jamais, ils ne firent le trajet pour se rejoindre, quoique la tentation fût parfois grande. C’était leur pacte.

     Ils turent leur histoire, ne se confièrent à personne. Leurs compagnons et compagnes respectifs ne surent jamais rien de cette fidèle liaison téléphonique qui était leur secret jaloux. Prirent-ils ombrage des relations amoureuses de l’un et l’autre ? Oui. Mais ils se gardèrent bien de manifester une quelconque acrimonie. Ils n’auraient pas pris le risque vain et orgueilleux de porter un coup funeste à la solidité de leur lien.

     Le chat Victor mourut au mois de juillet 2013. L’ami Victor ne fut jamais recontacté.

     Quand Florence s’effondra le jeudi 18 janvier 2018, elle était seule chez elle. La rupture d’anévrisme qui lui fut fatale l’empêcha de répondre à l’appel de 18h45.

     

    Christian regretta, plus tard, d’avoir toujours répondu aux appels de Florence pendant ces vingt années. Si cela n’avait pas été le cas, elle aurait, un jour, laissé un message sur sa messagerie et il aurait pu se consoler un peu, un peu seulement, de son absence au son de sa voix.

     

     

     

     

     

     

     

    Image : VLADIMIR DUNJIC

     

     

     

     

  • cancrelate

    Aujourd'hui, je serai méchante comme une teigne. Une cancrelate sans foi ni loi. Fuis-moi toute la journée et prends garde à ton assoupissement. Peut-être me faufilerai-je dans ton oreille tel ce cafard qui pénétra l'orifice auriculaire d'une amie une nuit de décembre.
    Ce ne fut pas une mince affaire de l'en débarrasser au lever du jour. Le personnel de l'hôpital s'y reprit à plusieurs fois.
    Elle en perdit à jamais le sommeil.

  • Cléopâtre

    A 6 ans, je sniffe avec une grande délectation ma colle en pot Cléopâtre saveur amande. En classe, chez moi, partout.
    Non, seulement, je la hume du plus profond de mes petits naseaux mais je la lèche aussi passionnément grâce au très utile bâtonnet joint au couvercle.
    Et, chaque jour, je bénis l'existence de la grande personne auteure de cette merveille.

  • Ghost

    Je suis un adepte du ghosting, dit-il.

    Mais, je t'assure, avant de fuir à travers les aubes mauves, avant de ne plus jamais donner signe de vie, je prends soin de mes petites fiancées d'une nuit. Aucune d'elle ne pourra dénoncer un moindre manquement à la galanterie, le moindre impair aux règles de la courtoisie. Sans doute même suis-je le seul homme de leur vie qui leur aura témoigné autant d’ardeur et d’attention. Circonscrites dans le temps, certes, mais intenses et entières, je le certifie. Car je me rends indisponible au monde extérieur durant ce temps de fusion fiévreuse. Elles sont mon sacre de minuit.

    Non, je ne suis pas un prédateur, je suis un prestidigitateur de la vie. Je pénètre les destins mous, je crée l’accident enchanteur.

    Crois-moi, dans leurs grands lits froids, elles en rêvent encore.

     

     

     

     

     

     

     

     

    illustration : Anselm Kiefer

  • Paddy's Corner

    A 16h30, les nourrices croix-roussiennes agréées se donnent rendez-vous au Paddy’s Corner. Bébé 1 astique consciencieusement la table graisseuse à l'aide de son doudou-lapin tandis que bébé 2 remet à la bouche sa tétine tombée trois fois à terre dans une flaque de bière. Nounou 2 fait semblant de gronder.
    La nouvelle serveuse maladroite se laisse dragouiller par le prof de philo à gomina et catogan qui fait semblant de corriger ses copies. De vieux beaux désœuvrés font semblant de lire au bar - Michaux, Bukowski - et côtoient de joviales jouvencelles anglo-saxonnes qui ne font semblant de rien.

  • Les cannibales

    De vrais cannibales. Ils vous dévoreront tout crus les poumons, le foie, les reins, les boyaux, si vous n’y prenez garde.
    Celui-ci se pourlèche les babines. Dieu que ses dents sont affutées. De petites lames incisives, tranchantes. Un morceau de votre cervelle est encore pris entre ses canines. Vous le voyez quand il sourit. Il a commencé son œuvre de dévoration et ne compte pas s’arrêter là. Le goût de la chair appelle la chair. Il grignotera d’abord votre matière grise puis suçotera avec délectation votre substance blanche.
    Vous aurez beau vous calfeutrer pour échapper à leur appétit d’apprentis ogres, ils sauront vous trouver. L’odeur du sang, de la pulpe et du muscle, ils savent. A cet âge, on a de l’appétit. On dévore. Remarquez que ceux-là sont bien nourris. A chaque heure, son bout d’homme, son morceau de femme.
    Ils lacèrent la peau, les anthropophages, ils déchirent le cœur, ils fendent la boîte crânienne avec toute la fureur et la frénésie de la jeunesse. Sans méchanceté, non.
    Sans méchanceté.

  • Algorithme

    Je suis très déçue par le nouvel algorithme de Facebook.

    Je ne cesse de lui confier d'une manière scrupuleuse presque professionnelle à travers mes statuts des éléments personnels concernant mes préférences, mon lieu de vie, mes fréquentations.
    Je poste régulièrement des photos, je fais de mon mieux pour me rendre la plus transparente possible à ses yeux et, malgré cette coopération consciencieuse, il continue de me localiser à VILLEURBANNE et de me suggérer de rejoindre les pages Charles Pasqua-memorium et Eugénie Bastié.

    Un peu de sérieux que diable.

     

     

     

     

     

    Image : Winston and Julia in 1984 (1956) movie

  • Paradis

    Quand mon cousin est mort à 10 ans, et que j'avais moi-même 10 ans, je me suis demandée comment il était possible de mourir si tôt.

    L'explication du prêtre ne m'a pas satisfaite : Dieu l'aimait trop, il l'a ramené à lui.

    Je me suis dit que c'était un sacré égoïste quand même, parce que nous aussi on l'aimait trop Laurent. Tellement. C'était pas une raison.

    Puis, j'ai pensé que c'était peut-être pour équilibrer les âges au Paradis. Qu'on ne se retrouve pas qu'entre vieux là-haut. Qu'il y ait de la jeunesse, de la vie, des rires, des gazouillis de bébés aussi, des farces d'enfants, des bêtises d'ados.

    Enfin, voilà ce que je me suis raconté à ce moment-là pour me consoler toute seule. Pour me dire que, si ça se trouve, il serait un peu bien là-bas, sans nous. Laurent.

  • impasse

    J'ai un problème, me dit-elle. Les hommes que je trouve les plus sexys et attirants sont les hommes amoureux de leur femme. Tu vois l'impasse ?
    - Oui, Pamela. Oui.

  • Bois de santal

    Cela avait commencé précisément le lendemain de sa 48e année. On l’avait bien prévenue pourtant, mais ça lui avait fait quand même tout drôle.  Elle s’en était rendue compte à la sortie de sa douche matinale en se regardant dans le miroir : une partie de son épaule avait disparue. Dans le reflet, du moins, car elle ressentait son corps dans son intégrité. Elle pouvait toucher ladite épaule, la caresser, elle était bien là. Une amie lui avait dit que la disparition totale prenait deux années et que, par conséquent, on avait le temps de s’y faire et même de s’en amuser en surprenant ses proches. Les parties de cache-cache avec son mari avaient même mis du sel dans leur relation intime, avait-elle confié. Il suffisait de faire preuve d’un peu d’imagination pour créer à deux une nouvelle vie dans lequel le corps invisible avait toute sa place. Elle s’était ralliée à ce point de vue. Puisque c’était le sort des femmes de devenir transparentes aux yeux de la société à partir de 50 ans, il fallait trouver des subterfuges pour continuer de vivre joyeusement plutôt que de passer son temps à se lamenter sur son sort. Plus besoin de produits cosmétiques anti-rides, plus besoin de soins coûteux ni de dépenses extraordinaires chez le coiffeur. Plus d’attente soucieuse du regard désirant de l’autre. Le corps continuait de vivre sa vie de corps sans les contraintes de l’apparence. Une libération !

    Quelle belle invention que cette invisibilité de la féminité mûre, finalement, se dit-elle en se glissant avec volupté dans un bain moussant parfumé au bois de santal, le jour de sa 49e année.

  • Sortie de cours

    Cet élève très conflictuel en cours se transformait en protecteur de trottoir dès la sortie de la classe.
    Si un autre élève du lycée me saluait dans le couloir, il se tournait vers lui furieux et menaçant :


    - Tu ne dis pas bonjour à ma prof. C'est MA prof.

  • ADN

    Un homme me raconte que son ex a couché un soir de beuverie avec Higelin. Plus tard, un autre se vante d’être sorti avec une fille qui a eu une aventure sexuelle avec Renaud. Un troisième, enfin, m’explique que sa dernière compagne, coiffeuse dans le staff d’une tournée de J.J Goldman, a fait une fellation à Michael Jones avant son entrée en scène.

    Chaque fois, leurs yeux brillent comme si cela conférait une plus-value à leur personne. Comme si la célébrité des coïteurs d’une nuit avait déteint sur eux et que, par un mystérieux effet de ricochet, ils avaient reçu un peu d’ADN d’Higelin, de Jones et de Renaud.

  • Contrariété

    Pendant trente ans, elle lui fit payer quelque chose qu’il ne savait pas. Il avait beau sonder leur passé commun, il ne voyait pas ce qui avait pu déclencher l’humeur maussade et revancharde de sa compagne. Au bout d’un certain temps, elle-même n’eut plus aucune idée de la source de sa contrariété. Cependant, certaine de la légitimité de son mécontentement, elle continua de le punir.

    Quand elle geignit sur son lit de mort, il se pencha doucement vers elle avec l’espoir de connaître enfin la cause de son déplaisir mais elle se contenta de froncer une dernière fois les sourcils afin de signifier son entière et irréductible réprobation avant de fermer définitivement les yeux.

     

     

     

     

     

     

    Bernard Buffet, La femme aux crabes, 1948

  • Les goûts et les...

    A 13 ans, je me fais traiter d’antisémite car je porte un keffieh palestinien acheté place Guichard.

    A 14 ans, je suis une « sale raciste qui n’aime pas les Arabes » parce que je viens de m’acheter un bomber noir à doublure orange aux Puces du Canal.

    A 15 ans, je deviens « une sale hippie Peace & Love » car j’enfile une tunique indienne achetée à la boutique New Delhi de Saint-Jean.

    A 16 ans, je me transforme en « sale bourge du 6e » car j’entoure mon cou d’un foulard Hermès trouvé à Kilo-Shop rue d’Algérie.

    A 17 ans, je suis enfin « une sale gauchiste » quand j’arbore au revers du col de ma veste une superbe broche ornée d’une faucille et d’un marteau piquée à ma copine Stéphanie Crampon, au Havre.

  • Bardane et verveine

    Ses fans aimaient qu’il souffre. Il ne pouvait se payer le luxe d’aller bien, de manger sainement, de connaître un amour fidèle et serein. Ils lui en voudraient passionnément. Non. Il devait en baver, avoir mal, endurer et écrire des textes à la hauteur de son tourment. Ses amours devaient être aussi torturées que malheureuses, sa sexualité devait sentir le souffre, son addiction à l’alcool devait se vivre comme un suicide lucide et revendiqué. C’était le contrat tacite passé avec ses groupies. Et, ils ne lui laissaient aucun répit. Les femmes continueraient à liker ses poèmes et à acheter ses livres à condition qu’il persiste à paraitre aussi libre qu’un étalon sauvage, les hommes l’aimeraient jusqu’à la mort à condition que ses textes fassent écho à leur propre détresse existentielle. Pourtant, même Iggy Pop avait fini par confier à Paris Match qu’il ne carburait plus qu’à la tisane bio depuis 15 ans et qu’il menait une tranquille existence de petite vieille à la retraite dans sa maison des Caraïbes ! Mais lui… Il ne pouvait pas avouer qu’il allait manger à Francheville chez ses gentils parents tous les dimanches depuis 30 ans et que son enfance n’avait rien à voir avec le mythe crasseux qu’il s’était fabriqué au début de sa carrière de poète. Il perdrait tout du jour au lendemain.

    Il se mit à son bureau, « Putain, 6h du matin et l’envie de me flinguer. Ça tombe bien, l’ambulance est déjà en bas. Le petit vieux du 2e vient de clamser » puis fit chauffer la bouilloire pour goûter la concoction à base de bardane et de tilleul composée par sa mère. Dépurative et apaisante.

  • l'âge des actrices

    Judith, tu veux que je te résume les castings d'une comédienne de 50 ans qui, en toute logique, se présenterait pour le rôle d'une "femme de 50 ans, mère d'une adolescente difficile" pour le tournage d'une série télévisée rhônalpienne ?

     


    - Vous faites plus "fatiguée" que sur les photos... Vous avez des cernes...


    - Oui, en effet. J'ai le visage d'une femme de 50 ans, les traits d'une femme de 50 ans, en fait. Des cernes, quelques plis au coin des yeux. C'est bien l'âge du rôle, non ?


    - Oui... oui...


    La comédienne sélectionnée a finalement 10 ans de moins que le rôle.


    Patricia me demande si elle ne devrait pas penser au botox pour combler les petites rides, là et là. Un lifting, peut-être. "C'est ce que font la plupart des comédiennes de mon âge. Je crois que je vais devoir y passer aussi, si je veux continuer de tourner."


    Je lui suggère en plaisantant de viser plutôt les rôles de septuagénaire pour être sûre de faire assez jeune sans avoir à se retoucher.


    Mais ça ne la fait pas sourire.

  • Havre de paix

    En juin 1977, sur la place de l’hôtel de ville de ma cité natale, les colombes blanches lâchées avant un spectacle intitulé "Un Havre de paix" se jetèrent, éblouies, contre les projecteurs scéniques et tombèrent mortes, les unes après les autres.
    Le reste de la soirée fut, cependant, une vraie réussite.