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La Mare Rouge - Page 17

  • aquadynamique

    Une fois qu'elle eût pu faire abstraction de la musique zumba en fond sonore, elle eut soudain la vision repoussante de toutes les sueurs féminines et des peaux mortes mêlées dans l'eau du bassin d'aquagym et brassa à toute allure vers l'échelle.

     

    Son psy allait encore la gronder - ses amies lui assuraient qu'un psy "ne grondait pas", mais le sien, si, et il fronçait souvent les sourcils, ce qui la perturbait beaucoup - son mari secouerait la tête et lui dirait : "Tu ne finis jamais ce que tu commences", ses enfants se moqueraient de son poids et l'appelleraient "bouboule" toute la soirée .

     

    Quand elle revint chez elle, seul Paquito, le chien de la famille, l'attendait. Il lui fit la fête. Elle lui donna une friandise canine au fromage à laquelle il n'avait pas le droit car il était au régime lui aussi.

     

    Puis, il et elle firent une balade dans le parc à chiens voisin jusqu'à l'heure du retour des autres.

  • épaule tatoo

    Ils me tiennent à quatre par les chevilles et les poignets (avec ma capsulite rétractile, ça fait super mal). Ils m'obligent à choisir entre un tatouage tribal et un papillon. Ils me demandent : le bas des reins ou la cheville ? Comme je ne réponds pas et tente de leur cracher au visage, ils tatouent un dragon entouré de doigts qui forment un cœur sur mon biceps gauche. Je suis bien punie de mon indocilité.

    Je savais pourtant qu'être le seul être humain non tatoué sur terre finirait par me causer des problèmes...

  • L'immanquable

    Où es-tu ? que fais-tu ? toi, le jeune garçon que je ne connais pas encore mais dont le prénom va être tatoué à coups de gourdin dans mon cerveau dès le jour de la rentrée parce que tu vas te révéler instantanément rebelle, pénible, agressif, agité, provocateur.
     
    C'est ton prénom que je répéterai le plus souvent durant les prochains mois d'année scolaire, le prénom qu'entendront le plus souvent mes proches. Ils prendront, d'ailleurs, régulièrement de tes nouvelles quand je rentrerai de cours :
     
    Alors, Y, il était comment, aujourd'hui ?
     
    Eux non plus ne te connaissent pas mais tu feras bientôt presque partie de la famille. On t'évoquera aux veillées et même pendant les vacances.
     
    Tu seras la star de la salle des profs, aussi. Le champion toutes catégories des procédures disciplinaires, des conseils de régulation, des conseils de discipline. Ton nom sera sur toutes les bouches de l'équipe pédagogique.
     
    Peut-être seras-tu exclu définitivement pour un "Ta chatte !" au professeure d'art appliqué, un tabassage de camarade de classe en sortie scolaire au musée de l'imprimerie, une menace de mort sur un surveillant "ce bâtard".
     
    Au bout de combien de jours, de semaines, de mois ?
     
    Dans quelques années, je te croiserai dans un supermarché et tu me diras en souriant :
     
    Je vous aimais bien, Mme Wiart. C'était bien le lycée, vous vous souvenez ?
     
     
     
     
     
    Photo : Les Quatre Cents Coups de François Truffaut
     
     

  • Vivre ensemble

    C'est quand même drôle cette obsession de vouloir inculquer le "vivre ensemble" dans les quartiers dit "sensibles" à des gamins qui ne font que ça,
    VIVRE ENSEMBLE depuis leur naissance.
     
    Ben oui, ils n'ont pas trop le choix de toute façon. On ne peut pas vraiment se payer le luxe de faire son bégueule et de choisir son voisin et sa belle masure dans certains espaces de vie. Tu te poses là où on te dit et tu vis avec le décor et les gens. C'est tout.
    Et, je te jure que ça vit ensemble sans se poser trop de questions (parce que, parfois, y a de quoi devenir fou, si on s'arrête un peu).
     
    Mais ce qui est encore plus drôle (c'est une matinée à se gondoler) c'est de penser que ces gens qui prêchent à tout vent le VIVRE ENSEMBLE dans les textes officiels, eux, ne savent pas. Non seulement ils ne savent pas, mais ils ne font pas même semblant de le faire.
     
    Ils ont fait des études PAS ensemble, ils ont des maisons PAS ensemble, ils ont des vacances PAS ensemble, ils se déplacent PAS ensemble. Ou alors, si, mais un tout petit "ensemble" de rien du tout. Un tout petit ensemble tout rabougri. Un petit entre-soi racorni qui les éloigne de jour en jour un peu plus du GRAND ENSEMBLE.
     
    Alors on peut toujours jouer à qui vit le plus ENSEMBLE aujourd'hui et compter les grands inadaptés d'un côté et de l'autre mais je crois que le résultat ne plaira pas à tout le monde.

  • Septum

    Ça y est. Ça lui refaisait. Chaque fois qu'elle rencontrait une personne avec un anneau au septum, elle avait envie de tirer dessus. Une pulsion irrépressible s'emparait d'elle et elle devait se concentrer avec intensité sur les pupilles de son interlocuteur pour s'empêcher de loucher sur le bijou de nez durant la conversation.
    Ne regarde pas. Ne regarde pas. Ne regarde pas.
    Sa main droite se crispait dans la poche, retenue par la gauche.

    Un jour, elle le savait, l'instinct morbide prendrait le dessus et elle tirerait. C'était fatal.

    Sera-ce alors un soulagement infini ? La fin d'un désir assouvi ?
    Ou la genèse d'une série tragique.

    Cela l'inquiétait un peu, quand même.

  • Goldorak

    Quand les deux enfants, qui font la manche au feu rouge d'une sortie d'autoroute lilloise, voient la dépanneuse arriver pour embarquer la vieille Ford sur l'aire de stationnement, ils accourent pour observer les manœuvres du gros engin. Ils jettent de temps en temps, dans notre direction, un coup d’œil qui ressemble à un haussement d'épaule compatissant devant le spectacle. La petite finit par s'approcher de moi pour me demander des sous. Je lui donne le peu de monnaie que j'ai. Elle me remercie dans un français approximatif et rejoint le garçon. Ils comptent les pièces, mais c'est le spectacle du tractage de la voiture qui les intéresse. Je comprends. Quand j'étais enfant et que je collectionnais les petites voitures, j'avais une affection particulière pour les véhicules de chantier et de génie civil : la grue, le bulldozer, la pelleteuse, la chargeuse, le rouleau compresseur... J'imaginais qu'en les conduisant on devait faire corps avec la machine et qu'on devenait la tête pensante d'une sorte de robot géant. Comme dans Goldorak.

    Goldorak ne devait certainement rien évoquer aux deux enfants à côté de moi, mais ils avaient d'autres Transformers en tête.

    Je les ai vus, là, pris dans leurs pensées de gosses et j'ai eu envie de les photographier avec mon polaroid. Pas pour moi, mais pour leur laisser, à eux deux, une trace de l'instant. Une mémoire de la dépanneuse, de la vieille Ford, de leur bout d'enfance à la sortie d'une autoroute du Nord de la France. De nous quatre sur cette aire de stationnement.

    J'ai sorti mon appareil et je me suis posée devant eux en leur faisant comprendre que je voulais les prendre en photo et que cette photo serait pour eux.  Ils n'ont pas compris. Ils ne voulaient pas être pris en photo. Mais j'ai quand même appuyé sur le bouton. La petite a tourné le dos à cet instant. Le cliché est sorti, je leur ai donné. Ils se sont demandés ce que je leur tendais. Le polaroid était encore blanc. Le garçon le tournait entre ses doigts en levant les épaules pour manifester son incompréhension. Je leur ai fait signe d'attendre. Et, l'image est apparue, progressivement. Ça les a fait sourire, puis rire. Moi aussi. Ils m'ont demandé dans une langue que je ne comprenais pas, un peu coupée de français, si je pouvais faire un autre cliché car la fille était de dos. Mais c'était la fin du film, je n'ai pas pu (j'avais pris en photo, juste avant, la Ford qu'on ne reverrait peut-être jamais). Ils n'arrêtaient pas de se chamailler le polaroid en riant. La petite regrettait d'avoir tourné le dos, ça se voyait. Mais ça donnait à la photo un truc en plus dans l'empreinte du moment.

    Des trombes d'eau se sont mises à tomber.

    Quand on est passés sous le pont de l'échangeur, en direction de l'agence de location de voitures, j'ai aperçu une dernière fois leurs petites silhouettes penchées sur la photo. Je leur ai fait signe, mais ils ne m'ont pas vue.

  • Le caddie de Sophie Marceau

    Le 3 août 2018, Sophie Marceau en eut assez de faire ses courses sur internet. Elle avait envie de parcourir comme tout le monde les rayons frais des supermarchés pour acheter ses yaourts grecs en direct live. A 13 h 15, elle mit une perruque rousse à longue frange et partit à l'aventure. Elle s'amusa beaucoup, dans les premiers temps, à pousser le caddie et à y déposer des denrées alimentaires variées des marques Repère et Eco +, elle se réjouit encore un peu devant les produits cosmétiques soldés de la marque Nivea (3 crèmes Q10 achetées, la 3e remboursée grâce au bon d'achat), elle commença à s'ennuyer un brin au rayon fruits et légumes, s'étiola à vue d’œil dans l'allée Petit déjeuner-céréales-biscottes et abandonna son chariot à une caisse, à 14 h 23. La file d'attente était trop longue et elle avait rendez-vous avec son masseur à 15 h.

    La prochaine fois, elle demanderait à Juliette Binoche - qui n'avait pas trop le moral en ce moment - de l'accompagner. Ce serait plus rigolo avec une copine.

  • Boris Bradiev

    Boris Bradiev ne voulait plus écrire. Il s'était rendu compte avec effroi que tout ce qu'il jetait sur l'écran de l'ordinateur finissait par advenir dans sa vie. Il s'était spécialisé dans le récit fantastique et la prose courte noire durant ces dix dernières années. Il faisait vivre à ses personnages des situations cauchemardesques, des angoisses primitives qui devenaient la réalité de son quotidien quelques mois après l'écriture.

    Il avait ainsi en l'espace de  cinq ans contracté deux maladies orphelines incurables comme Titus Clément dans Le Sacre de Titus, perdu un bras au cours d'un accident de la circulation comme Bérengère Didon dans Passages protégés, perdu dans le même temps sa femme Jackie partie avec un vieux poète concupiscent comme la femme d'Apollon Gratius dans La vie n'est pas un poème. Comme son malheureux personnage hypocondriaque, Versus Milan, dans La machine déraille, il voyait des bleus et des cicatrices apparaitre et disparaitre sans explication rationnelle sur tout son corps et avait fini par accepter de vivre avec un œil suintant de pus.

    Le moindre mot tapé sur son clavier lui donnait à présent des suées froides. Ses lecteurs friands d'horreur et d'épouvante s'étonnaient de la frilosité progressive de ses écrits. Ils finirent par ne plus le lire.

    Il se sentait aujourd'hui comme Job sur son tas de purin et son athéisme ne lui permettait même pas d'invoquer la clémence divine ou de trouver en la foi une quelconque consolation aux événements.

    Il eut l'idée, pour conjurer le sort, de n'écrire que des récits héroïques dans lesquels le personnage principal se sortait avec gloire des circonstances les plus périlleuses mais cela n'eut aucune retombée positive sur sa vie et cette prose n'intéressait personne.

    Il orchestra alors sa mort dans une nouvelle horrifique extraordinaire, le meilleur de tous ses écrits selon ses anciens lecteurs qui revinrent vers lui à cette occasion, mais un peu tard.

     

     

     

     

    image  : détail de La chute des anges rebelles de Pieter Brueghel l'Ancien, 1562.

  • TOC

    Cette autre fille à la fac, réputée pour sa maniaquerie de la propreté et ses tocs (elle passait une solution désinfectante sur chacun de ses stylos avant de les utiliser) fut portée absente pendant 15 jours au mois de novembre 1990. Elle avait chopé la gale.

  • rentrée 2018

    L'été, à la Croix-Rousse, des pères aident leurs filles à porter des cartons d'emménagement desquels dépassent des ours en peluche et des épluche-légumes rouges.

  • A chacun sa recette

    Elle dévorait ses amants. Ceci n'est pas une métaphore. Elle les mangeait réellement. Mais pas tous de la même façon. Elle avait une vision culinaire pour cuisiner chacun d'eux selon l'histoire vécue. Si le prétendant lui avait donné du fil à retordre et s'était montré particulièrement rustre, elle le grillait à point et l'agrémentait d'une sauce très pimentée parfumée au whisky Jack Daniel's sur son barbecue Alice's garden. Si le bien-aimé s'était révélé doux et dévoué, elle le laissait mijoter amoureusement pendant quatre heures, parfumant le bouillon d'aromates variés (graines de fenouil, curcuma, coriandre, citron séché, cumin noir... ) qu'elle prenait soin de commander en ligne sur le site d'une boutique bio engagée dans l'agriculture durable. La viande était alors fondante et les arômes explosaient successivement en bouche au moment de la dégustation. Elle retrouvait alors la tendreté de l'homme qui l'avait serrée dans ses bras durant  quelques mois.

    Elle n'avait eu de cesse, les vingt dernières années de sa vie, de perfectionner ses recettes les plus savoureuses et avait créé des plats inédits dignes des plus grands chefs. Les clients du restaurant qu'elle avait fini par ouvrir glorifiaient les dons exceptionnels de la cuisinière sur les blogs et les sites de gourmets. Elle s'attira une clientèle riche et gourmande et élit même quelques amants parmi les gastronomes en visite.

    Le petit livret que l'on découvrit sous son matelas après sa mort contenait toutes les recettes consignées depuis le début de son entreprise. Chaque plat était baptisé d'un prénom masculin. On ne sut jamais quelle viande elle utilisait. C'était le secret qu'elle n'avait jamais dévoilé à la presse. 

    Le manuel de l'ogresse se vendit aux enchères à prix d'or.

  • les petites femmes de Pigalle

    Chanter à tue-tête Les petites femmes de Pigalle dans une voiture avec trois adolescent.e.s de l'année 2018 devient compliqué.

    L'un affirme que c'est la chanson la plus sexiste qu'il ait jamais entendue,
    l'autre proclame qu'elle est pour l'abolition de la prostitution,
    le dernier déclare que le chanteur n'a qu'à mieux choisir ses amis et, qu'en règle générale, on doit être moins prompt à créer des liens avec le premier venu, que cela lui serve de leçon.

    Du coup, on hésite à passer à la plage suivante :

    La Java de Broadway

  • une chic fille

    Qu’est devenue cette fille de la fac à qui son petit ami (un grand blond fade, riche, étudiant en Droit qui se constituait un book « pour devenir mannequin à Paris ») offrait régulièrement des soins esthétiques ?

    Pour ses 20 ans, un chèque pour un gonflement des lèvres, pour sa fête, un bon pour une liposuccion, pour sa réussite aux partiels, une augmentation mammaire…

    Elle était sortie un été avec Patrick Bruel qui l’avait baladée quelques jours sur un scooter à Saint-Tropez puis sautée quelques nuits dans une chambre d’hôtel de luxe. Elle s’en souvenait avec nostalgie.

    Son idéal féminin était Vanessa Paradis. Elle en imitait toutes les tenues, les coupes de cheveux, les poses et connaissait ses chansons par cœur. En fait, elle ressemblait à Caroline Cellier, mais je l’avais vexée quand je le lui avais dit. « Elle est vieille ».

    Les filles en Kickers l’avait surnommée « bébé pouffiasse ».

    Une chic fille, quoi qu’il en soit, qui usait les talons de ses escarpins griffés dans les escaliers des amphis de Lettres modernes tandis que nous y trainions nos semelles de Converse.

    Un jour, elle nous a invitées chez son copain. Il m’a engueulée parce que je m’étais assise sur une chaise qui n’était « pas faite pour s’asseoir ».  Toute chose était sa place.

  • oxymore

    La mère croix-roussienne traîne son caddie branché comme un accessoire de dressing. Elle est accompagnée de Barnabé et Capucine, tous deux en trottinettes. Gros embouteillage. Pieds de vieux pris dans les roues, chute de béquille, coups de frein sur chevilles, étals inaccessibles.
    La mère croix-roussienne ne sourcille pas. Elle n'est pas de ce monde. La trivialité du quotidien ne l'atteint pas.
    Trottinette/marché: ces deux mots dans une même phrase ne provoquent chez elle aucune réaction hostile.

    Tes antithèses ne seront jamais celles de la mère croix-roussienne, mets-toi bien ça dans la tête une fois pour toute.

  • histoire triste

     

    Il passa son existence à cultiver une grande suspicion à l'égard du bonheur. Il rejeta assidûment loin de lui toutes les possibilités de plénitude et de repos des sens et de l'esprit que lui offraient des rencontres heureuses et impromptues. Il toisa avec défiance les êtres les plus bienveillants et s'amouracha systématiquement de créatures hostiles et cyniques qui finissaient par le laisser comme mort dans le caniveau cafardeux de son destin. Quand il se relevait, toujours plus boursouflé d'amertume et d'aigreur, il maudissait les arbres, les oiseaux, les ciels d'été, les femmes et les enfants. Comme il se piquait de poésie et de littérature, il écrivait alors de méchants textes confus sur la vacuité de toute chose qui remportèrent, un temps, un honorable succès auprès de contemporains chagrins et bilieux. Chaque pouce levé nourrissait son acariâtreté.

     

    Puis, ses poses ténébreuses finirent par lasser même ses plus fidèles lecteurs.

     

    Il mourut un soir de coupe du monde et prit le temps de maudire une dernière fois, les klaxons, les chants victorieux, les cris d’allégresse et la foule humaine dans une parfaite indifférence générale.

     
    image : Les écorchés, tête d"écorché. 1964. Bernard Buffet
  • La Mare Rouge

    Et, c'est quoi l'esprit de ton blog, au fait ?

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    photo : 1984 - Les enfants de la Mare Rouge (Le Havre)

     

  • pompe à vélo

    Je frappe Nadège Fouache à trois reprises sur le crâne avec ma pompe à vélo car elle vient de traiter mes parents de "sales communistes".
    Le soir, je demande à ma mère si l'on peut mourir après avoir reçu plusieurs coups d'un objet dur sur la tête. Elle me répond que oui, on peut. J'attends lundi matin avec anxiété.

    Nadège est là qui joue à l'élastique avec Annie Crochemor et Sandrine Belin. Elle fait semblant de ne pas me voir quand je passe à côté d'elle.
    Qu'elle crève écartelée en enfer.

  • juillet 87


    Juillet 1987, Céline et moi, on passe une semaine à faire du stop en short et mini-jupe sur la route Frontignan-Sète.

    On est souvent prises par des messieurs qui pourraient être nos pères. Chaque fois, ils nous disent qu'on n'est pas très prudentes à faire du stop comme ça à notre âge, qu'on pourrait tomber sur des gens pas bien et que c'est pour ça qu'ils se sont arrêtés. On leur répond qu'on a toutes les deux dans nos poches un canif et un petit couteau de cuisine à bout pointu pour se défendre, au cas où. Ça les fait bien rigoler et ils nous grondent gentiment.

    Un jour, on est prises par trois jeunes gars pas beaucoup plus vieux que nous. On voit bien qu'ils ne savent pas trop quoi faire de notre insouciance. Ils boivent de la bière et racontent des blagues qui nous font rire.

    La radio-cassette crache Dirty old town des Pogues.

    Les fenêtres de la voiture sont grandes ouvertes, nos cheveux dans le vent ont 17 ans et la vie est formidable.

     

  • éternel féminin

    L'ami,

    de femme à homme, n'as-tu pas l'impression qu'ils sont un peu lisses tes hommages au corps féminin, à la beauté du corps féminin, à l'éternel féminin ? N'as-tu pas l'impression qu'il manque justement de CORPS, ce corps (faussement) vénéré ? Celui que tu donnes à voir ou que tu  écris.

    Il est photogénique, désirable, politiquement correct. C'est un décor poli.

    Bon, mais ce n'est pas si grave.

    Car un jour, Reggiani a chanté ça. Et ça a suffi. C'était en 1969. Je n'étais pas née mais il disait déjà que tous les corps de la vie d'une femme sont aimables. J'ai découvert cette chanson à 20 ans. Elle m'a soulagée pour le reste de mon temps.

    Elle a balayé les vilénies de Ronsard et de sa rose.

    Et c'est elle qui me fait sourire devant ton "éternel féminin", l'ami...


     

     

     

     

     

     

     

     

  • recette

    En pratiquant quotidiennement la préparation pour coloration capillaire de mes clientes, j'améliore la qualité de ma pâte à crêpes car, pour les deux types de mélanges, le secret est dans l'élimination absolue de toute trace de grumeau
    me confie la coiffeuse du salon
    le jour de mon anniversaire.

  • The Rubettes

    Dans la rue, je compte sur mes doigts le nombre de Sugar baby love dans la chanson des Rubettes. S'il y en a autant que je croise de pigeons avant d'atteindre l'arrêt du C18, IL m'aimera jusqu'à la fin de ma vie. J'en compte neuf mais je ne suis pas sûre. Je rewind sur mon ipod. Comme j'atteins trop tôt l'arrêt de bus pour rencontrer assez de pigeons, je triche et je rallonge ma marche jusqu'à l'arrêt du C13.

    Ça y est. Les comptes sont bons.

    Ma vie s'annonce  idéale.


     

  • coupe-papier

    Enfant, elle œuvra avec obstination pour devenir la préférée de ses parents qui n'eurent de cesse de manifester leur amour inconditionnel à sa sœur cadette. Adolescente, elle tenta par tous les moyens d'attirer l'attention du père de sa copine Bénédicte qui lui préféra Katia, la petite rousse aux belles hanches de sa classe de 2nde. Jeune fille, elle consacra ses deux années de maîtrise de lettres classiques à créer une tension érotique entre elle et sa professeure de littérature comparée qui s'éprit de sa meilleure amie, Louise, moins brillante mais globalement plus spectaculaire. Adulte, elle déploya toute son énergie à conquérir, séduire, charmer un mari flegmatique qui finit par la quitter, au bout de deux ans, pour sa cousine Gabrielle. Encore femme, elle dépensa toute son ardeur vitale à devenir la favorite du gourou de sa communauté qui élit, sans surprise, la plus jeune et la plus jolie du phalanstère. Vieille dame, elle s'ingénia longtemps à séduire un charmant retraité de la Banque Postale qui lui avoua son amour pour un vieil ex-chanteur de rock qui se teignait les cheveux en acajou.

     

    A 22 heures, le 2 février 2024, elle poignarda à 18 reprises son vieux monsieur des Postes avec un coupe-papier subtilisé dans la salle des courriers de la maison médicalisée.

    Pour dernière faveur, elle aurait demandé aux employés la permission de passer toute la nuit avec le corps de son amoureux RIEN QUE POUR ELLE. On lui devait bien ça.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     photo : Alex Chatelain, Shirley Goldfarb chez Lipp, 1974.

     

  • relation libre

    - Et alors là, hier soir, il me propose une " relation libre ". Il me dit comme ça : " Qu'est-ce que tu penserais d'une relation libre ? "
    - Qu'est-ce que t'as répondu ?
    - Qu'est-ce tu veux que je réponde ? Moi, je suis du genre à passer les menottes et à avaler la clé !
    - Tu l'as quitté ?
    - Non. Je lui ai dit que j'allais réfléchir. L'amour est fait de compromis, tu sais bien.
    - Je sais pas pourquoi mais je la sens pas très bien cette nouvelle histoire...
    - Judith, tu fais rien qu'à me saper le moral, comme à chaque fois. Laisse-moi gagner ma résilience comme je veux. Jalouse, va.

     

     

     

     

     

     

     

     

  • A nos amours.

    J'enfile mes Clarks, caresse mon chat Bacchus, repunaise l'affiche de La Boum. La veille, j'ai vu au cinéma A nos amours de Pialat. Suzanne m'initie précocement au sentiment de mélancolie. Je pressens avec elle que cet état n'est pas celui du regret d'un temps révolu, comme l'est la nostalgie, mais le regret d'un temps qui n'existe pas et n'existera sans doute pas. Je ne sais pas encore si c'est un poids en plus ou en moins à déposer dans mon sac US. Je vais louper le car scolaire. On verra ça plus tard.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Image extraite du film A nos amours, Pialat, 1983

  • Silences et chuchotements

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    Il était mort en s'excusant de son dernier râle, qui, peut-être, aurait eu l'importunité de gêner ses voisins de chambrée.
    A sa naissance, déjà, il n'avait pas osé le seul cri que chacun peut s'autoriser dans une vie sans craindre les froncements de sourcils de ses contemporains.
    Entre les deux extrémités de son existence, tout n'avait été que silences et chuchotements (ce dont aucun être humain ne lui sut jamais gré).
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
    image : Bernard Buffet, Le Buveur, 1948
  • absence

    J'ai attendu 47 ans pour savoir que les pivoines étaient mes élues parmi toutes les fleurs. C'est à présent une telle évidence que je ne sais pas comment j'ai pu vivre si longtemps sans même l'idée d'elles.
    La seule pensée des pivoines me suffit, parfois. Si elles ne sont pas près de moi, dans mon appartement, je sais qu'elles existent quelque part sur un marché, dans une serre, un jardin, et c'est assez.
    La semaine qui me sépare du prochain bouquet est saturée du mirage de leur fragrance et les savoir au monde est une consolation à toutes mes mélancolies à venir.

  • l'éternel retour


  • je ne te connais pas

    La déclaration

    JE NE TE CONNAIS PAS MAIS JE T'AIME

    inscrite sur un mur proche de l'hôpital de la Croix-Rousse m'apparait aussi obscène et importune que le serait une main aux fesses collée par un inconnu au coin d'une rue.

  • Corps d'inspection

    L'Inspecteur de l'Education nationale qui cache sa main depuis le début du repas sous la robe courte et rouge de sa subalterne académique soudain se lève pour quitter la petite assemblée ripailleuse précisant qu'il est tard et que sa femme l'attend.

     

     

     

     

     

     

    Illustration : Anselm Kiefer

     

  • néon

    Le néon de la cabine d'essayage H & M bégaie comme celui du sas d'attente d'un cabinet de radiologie

    même rai blafard

    même miroir sourd

    mêmes seins penauds en sursis

    L'expression "condition humaine" te semble, dans les circonstances, bien pompeuse

    Tu repars avec un maillot de bain à peine essayé dont la couleur ne te plait pas

    Tu prends le temps de chiquenauder l'ampoule clignotante

    qui s'éteint d'un coup.