Quand j'avais 7 ans, j'étais entourée de célébrités.
Mon père ressemblait au cow-boy des Village people, Monique Crampon à Bonnie Tyler, Philippe Delarue à Eddy Mitchell, ma mère à Joan Baez, Martine Bonnet à une Miou-Miou brune et Michel Fugain, qui était dans mon jardin en juin 1977, ressemblait en tout point à Michel Fugain.
La Mare Rouge - Page 15
-
Dans mon jardin
-
La peau du monde.
Sophie est très gentille, c’est toujours elle qui s'occupe de mon shampoing me dit Christiane. Elle commence par presser mes tempes de ses doigts puis produit des mouvements de rotation amples et continus. Elle enserre, ensuite, ma boîte crânienne de ses deux paumes et fait glisser ses pouces pour atteindre la nuque. Du bout des doigts, elle frictionne mon cuir chevelu avec douceur. Au début, j’avais du mal à fermer les yeux. Il me semblait impudique de me laisser aller à un tel plaisir sensuel en public.
Il y a dix ans encore, le passage au bac se faisait rapidement. Une formalité. Shampoing, eau, mousse, frottement, eau de rinçage. Soin qui reposait cinq minutes si on le souhaitait. Puis, est venu le temps du shampoing-massage. Cela a coïncidé avec le décès de Lucien. Il est mort à soixante-dix-huit ans. J’en ai quatre-vingt-cinq aujourd’hui. Sophie masse mon cuir chevelu et ses doigts sur mon crâne sont un retour vers le privilège d’être touchée. Elle ne sait pas à quel point ses mains sur ma tête sont un moment exquis de proximité avec un autre humain. Les mains de Lucien me manquent. Lorsque j’étais jeune, je pensais à la vieillesse avec dégoût. Je n’imaginais pas que l’on puisse continuer de caresser, d’avoir du désir pour un corps chiffonné et abîmé. Mais ça ne se passe pas comme cela. Lucien et moi avons continué les caresses, les mains dans les cheveux, la pulpe des doigts sur les peaux, jusqu’au bout. Après sa mort, l’absence de contact physique m’est apparue aussi violente que la privation de lui. Plus personne pour toucher mon corps, pour effleurer mon visage, pour masser mes pieds douloureux.
Je ne peux pas dire à Sophie l’importance de ses gestes au moment du shampoing, la dimension sacrée de ce rendez-vous avec le corps d’un autre être. Les vieilles dames comme moi, le savent, elles. Quand je les vois fermer les yeux au bac, je sais. Je sais le bercement charnel auquel elle s’abandonne quelques minutes. Parfois, je demande une manucure avant le shampoing, pendant la couleur. Fabienne transforme mes ongles en petits boutons de nacre. J’en oublierais presque la disgrâce de mes doigts arthrosés et difformes.
Elles sauront, elles aussi, un jour, le doux instant. Celui où revient à nous l’amour perdu, la jeunesse déchue, le corps vivant. La peau du monde.
Image : Anselm Kiefer, Lilith au bord de la mer Rouge
-
Salon du livre
Un jour, j'écrirai sur la petite mélancolie dans l’œil de la compagne de l'auteur quand elle attend la fin de la signature dans l'arrière salle d'un quelconque salon du livre de Paris ou de Province.
-
Le Cri
Imagine,
si notre système compassionnel faisait soudain accéder l'humanité entière à la clameur des frayeurs de la terre, aux sanglots des terreurs enfantines, aux pleurs des endeuillés, aux plaintes des bêtes aux abattoirs, aux hurlements des martyrs du viol, aux gémissements des torturés...
Nous incarnerions en un seul corps muet le Cri de Munch figé dans une sidération sans fin.
Qu'en serait-il des bourreaux ?
-
de dos
Un jour, j'ai arrêté de poser de dos sur mes photos de profilUn jour, j'ai arrêté d'utiliser un pseudo mystérieux sur les réseaux sociauxUn jour, j'ai arrêté de dire "c'est une image/un texte plein.e d'humanité"Un jour, j'ai arrêté de vouloir aller à la rencontre de l'Autre quand l'Autre me mineUn jour, j'ai arrêté de faire des anaphores faciles pour raconter des choses pas trèspassionnantes(mais ça m'a pris du temps) -
Pieux mensonges
Il finit par se demander si son extrême timidité qu'il avait toujours associée à un sentiment d'humilité et de modestie ne révélait finalement pas un orgueil démesuré. Le fait de ne pouvoir ni s'exposer ni s'exprimer en public n'était-il pas le signe d'un caractère présomptueux ? N'était-ce pas accorder une importance disproportionnée à sa parole ? Lui octroyer un statut déraisonnable ?
Plus tôt dans la journée, il s'était fait la réflexion qu'on se leurre beaucoup sur soi, avec une grande conviction aveugle. Son ami Bruno, par exemple, n'avait toujours pas compris que le grand altruisme et le dévouement aux autres qu'il portait en étendard avaient pour fonction principale de sauver sa propre peau. Il pensait aider les malheureux, ce sont eux qui le tenaient à bout de bras pour qu'il ne chute pas.
-
là
Par pur égoïsme, je décide que je mourrai avant toi. Je sais, ce n'est ni gentil, ni généreux, ni courageux de ne pas vouloir te survivre. Mais que veux-tu. Que veux-tu que je fasse là, sans toi, dis-moi ? -
Gnossiennes
Aujourd’hui, j’ai serré tous mes CAP maçons dans les bras. Enfin, façon de parler.
Après la chanson offerte du mercredi, on a fait de la géographie sur Satie. Tout de suite, un croquis du couloir de la chimie dessiné sur Gnossiennes, ça respire différemment.
Satie, c’est le partenaire numéro un de nos travaux écrits. En deuze, y a Les Nocturnes de Chopin, puis Schubert.
Ensuite, on a écrit une lettre à Magyd Cherfi pour lui demander si sa mère n’est pas trop triste quand elle lit le texte « La Honte » dans Livret de famille parce que, franchement, « ça s’fait pas d’écrire des phrases comme :
On n’aimait pas nos mères, elles étaient laides, incultes et méchantes. Chacun voyait sa mère dans la mère de l’autre, comme si elles n’étaient qu’une. Une pour tous, difforme, multicolore, vague. Dans ma tête, une plainte… ». (Moi, je suis sûre que la mère de Magyd n'est pas triste, mais j'ai rien dit)
Puis, j’ai dû rappeler à D et H que chaque fois qu’ils s’insultent, ils perdent un peu de de grandeur et de majesté. J’ai répété que la dérision, le cynisme et le sarcasme sont une lâcheté si l’on en abuse. Que la tendresse est un courage d’homme.
En revanche, je n’ai pas osé leur dire que les adultes d’un gouvernement ont décidé qu’à la rentrée prochaine les heures allouées au français et à l’histoire-géographie, en France, pour les classes de CAP allaient passer de 4hs hebdomadaires à 1h30.
J’aurais eu l’air de quoi avec mes grands principes et mes valeurs humanistes ? D’une grosse nouille.
C’est à ce moment-là de la matinée que je les ai tous serré très fort dans mes bras avant qu’ils ne repartent dans le fracas et la cohue du monde.
-
Eucharistie
Lors la messe de minuit, au moment de l’eucharistie, je reste assise sur le banc car je n’ai pas le droit de tendre la langue pour recevoir l’hostie : je n’ai pas fait ma communion. Depuis l’enfance, je suis frustrée de ce goût. A l’âge de 10 ans, je demandais déjà autour de moi : quelle est la saveur de l’hostie ? « Ça a le goût de pain sans sel » « C’est fade » « Ça colle au palais » « C’est pas bon » Aucune réponse, aussi dissuasive soit-elle, ne m’a jamais éloignée de ce sentiment de privation. Bien sûr, la solution pour combler ce manque serait de me glisser dans la file des communiés, un jour de noël. Mais une grande main invisible me plaque au sol et me stoppe dans mon élan à chaque tentative de rébellion.
On ne la lui fait pas à l’envers aussi facilement, il faut croire.
-
Mystère
Sophie se demandait pourquoi Franck s’entêtait à penser que les femmes étaient plus mystérieuses que leurs semblables masculins. Selon lui, leur sexualité était plus subtile, plus cérébrale, leur psychologie plus complexe, plus raffinée, leur esprit, plus impénétrable, plus sibyllin.
Femme, Sophie était bien placée pour savoir que cela n’était que fantasme et élucubration mais elle ne parvenait pas à l’en convaincre. Elle avait beau feindre de temps en temps la balourdise intellectuelle et la rusticité psychique, il avait décidé, une fois pour toute de sa finesse mentale. Les femmes étaient des énigmes, c’était tout.
Ce jour-là, elle n’essaya pas de le contredire. Elle le prit dans ses bras et lui signifia toute sa tendresse.
Il en fut très satisfait. « Tu vois, chérie, ce que j’aime chez les femmes, c’est qu’elles verbalisent plus volontiers leurs sentiments que les hommes ». -
Dalton
J'ai l'âge de 9 ans quand mon père m'annonce que je suis porteuse du gène du daltonisme et que par conséquent, si un jour j'ai des enfants et que ce sont des garçons, il y a de fortes "chances" qu'ils soient DALTONIENS.
Je prends cette nouvelle de plein fouet et je retourne affligée dans ma chambre. J'ai la vision de moi, 20 ans plus tard, accompagnée de quatre épouvantables gaillards répondant aux noms de Joe, William, Jack et Averell.
Ce n'est qu'à l'âge de 11 ans que je comprends enfin que ce gène ne transforme pas les enfants naissants en frères Dalton. Soulagée, je fête la nouvelle avec mon chat Bacchus. -
sauf
Ce grand cynique ne comprit pas ce qui lui arrivait ce jour-là. Il fut soudain débordé d'une émotion inconnue qui le laissait KO, stupéfait. Il avait beau sonder ses plus lointains souvenirs pour ramener à lui cette sensation, il ne parvenait ni à identifier ni à nommer cette secousse. Il tenta de l'éloigner par l'ironie et le sarcasme. Rien n'y fit. Il interrogea alors la source de l'affolement et en conclut qu'elle se trouvait dans ses bras.
Un nouveau né assoupi tenait avec fermeté son index droit dans sa minuscule main.
Pour sauver sa peau, il rendit l'enfant à sa mère et s'enfuit en courant de l'hôpital.
-
Atomium
Dans le hall de l'Atomium de Bruxelles, une mascotte géante me retient par le bras afin que je prenne la pose pour une photo souvenir. Mon refus poli mais ferme provoque chez la grande peluche une réaction aussi inattendue qu'excessive : elle se met à gémir très fort en frottant ses yeux de ses gros poings blancs tout en secouant la tête de manière tragique.
Des touristes de toutes nationalités se retournent, s'arrêtent, froncent les sourcils devant la scène. Les enfants s'inquiètent, les parents rassurent, les vigiles s'impatientent, le photographe piétine.
Je sens bien, en cet instant, que le monde entier condamne sans appel cet impair impardonnable : j'ai fait pleurer Spirou, un si beau jour d'été. -
507 heures
Une pensée, ce soir, pour la comédienne intermittente qui, afin d'atteindre ses 507 heures, a accepté de faire la voix off d'une pub DAFLON dans laquelle elle répète 6 fois "pour soigner votre crise hémorroïdaire".
-
Louis de Funès
Il me demande d'abord si j'aime Michael Jackson. Lui, il l'aime beaucoup car il danse très bien. Puis, il me demande si j'aime Louis de Funès car, lui, il adore : il le fait beaucoup rire.
Je n'ose pas lui dire que pour un enfant en petite section de maternelle, il quand même de sacrés goûts de vieux...
-
Tragédie
Elle n'aime pas les enfants parce que c'est bruyant. Elle n'aime pas les ados, parce que c'est bête. Elle n'aime pas les vieux parce que c'est triste.
Je l'écoute et je n'entends que sa propre détestation d'elle-même. De ce qu'elle a été, de ce qu'elle sera.
Une tragédie que sa vie, somme toute... -
Lui ou moi
Six mois sans elle, déjà... Il avait pourtant fait preuve d'une ténacité et d'une patience hors norme envers son abominable chat, une bête disgracieuse et hostile qui s'évertuait à pisser dans ses chaussures par longs jets acides, avec une application régulière. Quatre paires de Manfield bousillées en un an. Il avait fini par sommer : c'est lui ou moi.
Elle aimait beaucoup son chat. -
la poésie qui endort
- Dites, madame, est-ce qu'on a le droit de balancer par dessus bord la poésie qui laisse le monde endormi dans les rames à sept heures du matin ?Peut-être que comme ça elle fera au moins un bruit intéressant au moment du broyage ?Peut-être même qu'on sursautera tous au même moment, ça nous fera un point de contact commun dans les transports en... non ?- Oui, mon petit, tu en as le droit. Tu en as le devoir, même. Mais arrête de faire des bulles avec ce chewing-gum, tu sais bien que ça m'énerve. -
Au début du XXIe siècle...
Au début du XXIe siècle, lors de son mandat, un président de la France commettait l'exploit de faire surgir en pleine lumière une population jusque là transparente, taiseuse et peu dérangeante : celle de la banlieue de toutes les banlieues, "la périphérie" du territoire dixit les médias de l'époque.
On dit que certains citoyens de ce pays se sont alors offusqués du spectacle qui leur était imposé. Et parmi eux, ceux-là mêmes qui, quelques mois auparavant, parlaient encore d'éducation populaire et de formation à la conscience politique. Bizarrement, ce public étranger et étrange venu de contrées lointaines, n'était pas à leur goût. Des rustres, des égoïstes, des indigents, de grossiers personnages sans réflexion collective, sans capacité à se rassembler autour d'un projet commun, des lourdauds qui savaient à peine s'exprimer en public et qui, comble de l'ineptie, ne cherchaient pas de représentant unique. Ils rejetaient même en bloc les instances démocratiques qui leur étaient proposées.
Pourtant, grâce au grand prestidigitateur, des français qui ne s'étaient jamais fréquentés se rencontraient enfin et se découvraient un peu inquiets et excités comme lors d'une première cousinade : l'oncle-extrémiste de droite de Tourcoing, le cousin écologiste-Ardéchois, la cousine-gauchiste de Trouville, la nièce-universitaire de Bordeaux, la tante-agricultrice de Saône-et-Loire, le cousin-syndicaliste de Saint-Étienne, la cousine-lycéenne engagée de Vaulx-en-Velin, le cousin-apolitique de Touraine...
Tout ce monde ne parvint pas dans l'instant à converger vers une cause commune et consensuelle mais ils ne pouvaient plus faire semblant de s'ignorer. Ils se demandaient, cependant, ce qu'ils allaient bien pouvoir faire les uns des autres. L'harmonie semblait impossible tant les revendications individuelles apparaissaient discordantes voire antinomiques.
Mais, le grand illusionniste parvint, avec une vélocité qui força l'admiration de tous, à cristalliser à lui seul toutes les frustrations et les ressentiments éprouvés depuis des lustres par les populations. Il rendit tangibles et apparents les miasmes, les relents putrides, les abjections et les perversions générés par des institutions républicaines depuis longtemps détraquées. L'un des phénomènes symptomatiques de cette époque tourmentée fut la vision d'enfants humiliés et maltraités par des hommes en uniforme dans une cour de récréation, sur les réseaux sociaux.
Ainsi, le grand magicien excita consciencieusement jour après jour la multitude des foules contre lui. De sorte que, de loin, on pouvait presque croire à la concorde et l'alliance formidables de cette masse d'individus appelée commodément "le peuple".
Les témoins des événements disent qu'une clameur populaire retentit d'un bout à l'autre de la Terre. Certains ajoutent qu'elle provoqua un séisme politique jusque là inédit (mais des sources fiables manquent encore à ce jour pour corroborer cette thèse).
Illustration : Les Funérailles de Galli l'anarchiste de Carlo Carrà -
Monica Bellucci
A la question "If not yourself, who would you be ?" (extraite de la version anglaise originelle du questionnaire de Proust) elle dut faire une pause avant de répondre : Simone de Beauvoir. Car, pour être tout à fait honnête, les premières réponses qui lui étaient instantanément venues à l'esprit étaient : Beyoncé et Monica Bellucci.
Elle espérait juste que le psychologue du travail ne la percerait pas à jour au moment de l'entretien. -
Fête des lumières
Vivement le 8 décembre. Comme chaque année, je vais travailler à une petite fête d'intérieur pleine de charme. J'allumerai ma bougie préférée parfum patchouli-sweet grass, je créerai un parcours de lumignons colorés jusqu'à ma chambre, j'éclairerai mon lit d'une lumière caressante et feutrée et, de là, je contemplerai les lueurs des fenêtres voisines et la nouvelle lune.J'entendrai peut-être au loin les joyeuses rumeurs de la ville ou le chaos révolutionnaire. Alors, je brûlerai de l'encens en révérence à mes frères discordants. -
Ortie
Oh, je t'ai mordu ? Pardon, c'est parce que tu as bousculé un membre de mon clan. Oui, c'est vrai, je suis un peu clanique. Clanique et impulsive. Impulsive et impatiente. Ce sont là mes moindres défauts. A part ça, je suis une chic fille, tu peux me croire. Je ne ferais pas de mal à un brachycère.
Tu préfèrerais que j'utilise le mot "tribu" ? Non, vraiment, j'aime bien le mot "clan". Ça fait un peu mafieux, tu trouves ? Oui, c'est vrai.
Ou gaélique, non ? Tu sais que l'appartenance à un clan écossais spécifique était démontrée "par le port d'un brin de végétal qui était la plante fétiche du clan et était accroché au couvre-chef" ?
Je choisis l'ortie.
Pour ses propriétés vitalisantes et énergétiques, bien entendu.
-
Sugar baby love
Depuis qu'il fréquentait des sites pour SugarDaddy ce quinquagénaire avait toujours l'appréhension de découvrir parmi les photos des SugarBaby le visage de sa fille qui était en fac de Droit et avait le même âge que les étudiantes à qui il donnait régulièrement rendez-vous.
Il lui donnait mensuellement suffisamment d'argent pour qu'elle ne se trouve pas confrontée à des difficultés financières mais une jeune fille avait aggravé son inquiétude dernièrement en lui confiant qu'elle faisait ça "pour le fun" parce qu'elle trouvait les hommes mûrs comme lui trop "choux". D'ailleurs, elle faisait de la discrimination anti-jeunes car elle estimait que ces derniers "n'avaient qu'à se bouger les fesses et aller draguer". La veille, elle s'était pris la tête avec sa mère qui ne voulait pas qu'elle sorte enrhumée : "Mais, maman, je ne vais quand même pas cracher sur les 1500 euros d'un fétichiste des pieds !". Son nouveau beau-père avait ri et elle était partie à son rendez-vous. "Ma mère, elle peut pas comprendre, tu vois ?". Oui, il voyait... -
Angelina, Brad et Jenny.
Elle parcourait le monde, faisait des enfants et en adoptait, réalisait des films, jouait dans d'autres, avait participé à une cinquantaine de missions humanitaires ces dix dernières années, faisait la Une des magazines les plus glamours, était régulièrement élue "plus belle femme du monde", avait courageusement décidé de sa mastectomie, était ambassadrice de bonne volonté américano-cambodgienne, écrivaine et bisexuelle.
Brad avait dû finir par se rendre à l'évidence : Angelina n'avait pas besoin de lui dans sa vie.
Il se demanda ce qu'était devenue Jennifer. Ils avaient passé de bons moments ensemble du temps de leur mariage. Le souvenir des petits joints du soir sur le divan de leur villa de Beverly Hills le rendit soudain nostalgique. Une bien chic fille que Jenny. Elle lui cuisinerait sûrement ses fameux bagels au pastrami de boeuf sauce barbecue s'il osait la recontacter...
Il réfléchit un instant, prit son courage à deux mains et saisit le téléphone. -
message à caractère informatif
Sur l'écran projeté de la station de métro Bellecour, après l'horoscope du jour et la météo, un message à caractère informatif est transmis le 28 novembre 2018 aux âmes matinales :
C'est à l'âge de 5 ans que nous rions le plus dans notre vie.
-
toast
J'ai couché, dès le premier soir, avec nos vanités et nos insuffisances.
J'ai chéri tous les âges de ta vie. Ceux qui ne m'ont pas connue, ceux que tu ne connais pas encore.
J'ai enlacé nos ères de félicité, de ravissement et de désillusion.
J'ai porté un toast à notre sauvage tendresse et à nos déceptions, à nos futures étreintes, nos futures désertions. -
Apéricube
Lors d'une soirée chez des amis, je l'ai surpris buvant une bière au goulot (chose qu'il ne faisait jamais, il jugeait cela vulgaire) et déclarant à une jeune femme aux faux airs de Béatrice Dalle au temps de 37°2 le matin :
"Moi, je suis un rebelle."
Je l'ai quitté sur le champ. Enfin, mon cerveau l'a fait, puis moi, tout entière, plus tard. Pas à cause de Béatrice Dalle. A cause du sentiment de honte qu'a engendré instantanément en moi cette phrase prononcée par un homme de son âge.
Plus jamais je n'aurais pu le regarder sans penser à cette assertion grotesque.J'ai dansé sur Gone daddy Gone des Violent femmes, j'ai avalé un dernier Apéricube saveur oignon fondant et je suis partie.
-
Du côté de chez Swann
On oublie
Hier est si loin d’aujourd’hui
Mais il m’arrive souvent
De rêver encore à l’adolescent
Que je ne suis plusMon cousin Laurent glisse un disque dans la fente du mange-disque orange sans m’en montrer la pochette. Les premières notes me font sourire. C’est l’une de nos chansons préférées.
Nous sommes dans la chambre jaune de la maison de mes grands-parents à Douai, celle qui jouxte la chambre de ma tante Domitilde, de dix ans notre aînée à qui nous avons l'habitude d'emprunter ses 45 tours de chanteurs populaires des années 70.
Je n'ose pas trop le regarder. Il a beaucoup changé depuis notre dernière rencontre. La chimiothérapie qui est censée agir sur son cancer a fait tomber ses beaux cheveux qui n'apparaissent plus que par touffes éparses sur son crâne. L'absence de sourcils et de cils lui font une tête bizarre. J'essaye de rappeler à moi son autre visage, perdu sous celui-ci, les joues pleines, la longue frange blonde qui tombait sur ses paupières quelques mois auparavant, la coupe au bol qui encadrait son beau visage d'enfant en parfaite santé.
Aujourd’hui, il est d’une extrême pâleur et la rondeur de ses joues a disparu, comme aspirée de l'intérieur. Je lance quelques regards furtifs vers lui, gênée de ma gêne, fascinée malgré moi par les signes de la métamorphose morbide du visage et du corps, par l'amaigrissement dû à la maladie.
Lui, rit, plaisante comme avant. Il me semble alors plus âgé que moi qui suis d'un an son aînée. Il a, en peu de temps, été gagné par cette maturité des enfants qui sont confrontés à une grave maladie et qui en ont conçu une conscience supérieure de la tragédie à venir.
La dernière phrase dont je me souviens est Je t’aime. Il m'aime, il me quitte. Je ne le sais pas à cet instant. Je ne sais pas encore qu’on peut mourir à 10 ans.
Laurent, la chambre jaune, Dave.
Hiver 1981.
J’irai bien refaire un tour du côté de chez Swann
Revoir mon premier amour qui me donnait rendez-vous
Sous le chêne
Et se laissait embrasser sur la joue -
Education populaire
Le directeur de ce grand théâtre qui n'avait, depuis longtemps, de populaire que le nom se trouva pris dans un guet-apens autoroutier provoqué par ces nouveaux énergumènes en veste orange. Ils commençaient à prendre un peu trop de liberté et d'assurance ces individus du peuple. Qu'est-ce qu'ils croyaient ? Jamais là dans les manifs pour l’Éducation nationale ou la Santé publique mais pour le carburant, là, ça se rebellait ! Dans le même temps, il s'avoua à lui-même, à voix très basse, qu'il ne manifestait plus depuis bien longtemps pour quoi que ce soit mais ajouta, à son monologue intérieur, un argumentaire venant au secours de sa bonne conscience car, tout de même, il programmait des pièces à caractère social dans son théâtre et organisait régulièrement des rencontres édifiantes entre gens avertis et défenseurs de la cause publique. Sa contre-argumentation intérieure, en revanche, fit fi de sa personnalité despotique et mégalomane et de son mépris envers son personnel administratif en état de burn out généralisé.
Il demanda à sa collaboratrice et maîtresse officielle de s'occuper gentiment de lui pour faire passer le temps pendant l'embouteillage et rajusta son col Mao en fermant les yeux. Ça lui éviterait d'avoir à lire les slogans vulgaires rédigés à la va-vite sur les pancartes brandies au loin par la populace informe. Et, si par malheur, ça devait durer encore un petit moment, il se mettrait au travail sur sa nouvelle mise en scène de Mère courage.
Ce n'était certainement pas les admirateurs de Johnny et d'Hanouna qui allaient l'empêcher d'accomplir sa mission d'éducateur populaire.
-
pot de yaourt
Cela faisait maintenant plus d'un an et demi que sa petite amie professeure des écoles l'avait quitté mais il avait encore le réflexe de mettre de côté les boîtes d’œufs et les pots de yaourt vides pour elle, comme à l'époque de leur idylle.