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La Mare Rouge - Page 5

  • adolescence

    Ce matin à Mèze, j'ai pensé à toi, Céline. Des adolescentes s'étaient extraites de leurs lits à l'aube pour faire des photos devant la colline de Sète et le soleil levant. Elles avaient préparé différentes tenues et en changeaient pour accompagner les teintes fluctuantes de l'étang de Thau et du ciel. Plus tard, à côté de leurs vélos sur la plage, elles ont étendu une petite nappe, y ont posé du pain, un thermos de café et des tasses puis elles ont contemplé l'horizon sans rien dire. Ou peut-être que si, elles se sont raconté des histoires de garçons et des secrets avec goutte de sang.

  • Avoir l'air

    Il y a des personnes qui ont l’air très gentilles mais qui sont méchantes. Très méchantes. Oui, méchantes. Grimaçantes derrière le masque affable.

     

    Tandis que des êtres à l’aspect bourru sont parfois très gentils, vraiment. Oui, ils sont gentils, aimables derrière la couche rugueuse.

     

    Certaines gens paraissent très profondes. Profondes vraiment ; et puis, quand on se penche pour sonder la profondeur, oh ! c’est un trompe-l’œil ! On peut toucher la surface du bout des doigts. De profondeur nenni. Un vernis.

     

    D’autres individus semblent si superficiels, juste au niveau zéro des choses. Mais à bien y regarder, leur légèreté est un voile à soulever pour voir le paysage entier. Un vaste et beau paysage aux multiples contrastes.

     

    Et puis quelquefois, pour nous faciliter la tâche, les gens ont juste l’air de ce qu’ils sont.

  • Moche... and so what ?

    Quand je dis que je suis née et que j’ai vécu au Havre, on me répond souvent : la ville la plus moche de France ?

     

    Déjà enfant, je ne comprenais pas ce qu’il y avait derrière le mot « moche ».

    C’était « ma » ville. Elle n’était donc ni moche ni belle. La question ne pouvait pas se poser en ces termes.

     

    Le béton, laid ? Non.

    Le gris des murs ? Non.

    Les grandes avenues rectilignes à la new-yorkaise ? Non.

    Les places à l’allure soviétique ? Non.

    L’architecture de Perret ? Non.

    Le « pot de yaourt » d’Oscar Niemeyer ? Non.

     

    Ou peut-être que si, tout compte fait.

     

    Comment j’aime cette ville ? Je ne sais pas. Ni par chauvinisme ni par régionalisme. J’y ai des souvenirs agréables, des souvenirs bof.

    Je ne sais pas ce que cela me ferait de la découvrir pour la première fois aujourd’hui, quels adjectifs j’y associerais.

    Je ne sais pas si elle est « belle » ou si elle est « laide ». C’est trop tard. Elle est dedans moi. Je suis sa sœur jumelle, elle est mon ADN.

     

    En suis-je moi-même plus laide ? Plus belle ?

     

    Le Havre, « la ville la plus moche du monde ». Oui.

     

    Disons du monde, même.

     

    And so what ?

  • Métro M.P

     

    C'est vrai, ici, il y a eu cet enfant de dix ans tué devant la boulangerie du quartier à coup de fusil pendant un règlement de compte,

     

    c'est vrai, ici, il y a eu cette femme défenestrée du quatrième étage par son mari sous les yeux de nos élèves,

     

     c'est vrai, ici, chaque jour on nous dit le racket, les menaces, le shit,

     

    mais ce matin, quand même, à la sortie de la bouche de métro Mermoz-Pinel, les branches nues des arbres du boulevard sont une délicate dentelle sur un fond d'aube mauve et bleue.

  • No inspiration

    - Je peux pas écrire, j'ai pas d'inspiration.
    - Driss, je vais vous dire un secret mais vous me jurez de ne le répéter à personne.
    - Huumm...
    - L'inspiration n'existe pas.
    - Hein ?
    - L'inspiration n'existe pas. On nous a menti durant toutes ces années.
    - Pourquoi on nous a menti ?
    - Je ne sais pas. Peut-être pour nous intimider. Peut-être pour faire croire que seules certaines personnes étaient investies de ce pouvoir venu "d'en haut".
    - Oh.
    - Alors qu'il faut regarder en bas.
    - Où en bas ?
    - Partout autour de vous. Là, sur cette table par exemple. Ces murs. Vos camarades.
    - J'ai pas d'imagination.
    - Moi non plus. Aucune. Ça tombe bien tout est déjà là.
    - J'ai pas d'idées.
    - On n'écrit pas avec des idées. Ecrire n'est pas une activité intellectuelle.
    - Quand même...
    - On écrit avec ce qui existe à portée de main, de vue, d'expérience. Mais attention, pour ça, comme tout artisan, vous avez besoin de bons outils. Exactement comme ceux qui sont dans l'atelier d'à côté : truelle, malaxeur, platoir, taloche, équerre, barre à débuller, burin.
    - Y a une boîte à outils pour l'écriture ?
    - Oui, et vous devez découvrir ces outils dans un premier temps et apprendre à les utiliser. Même chose avec les matériaux dont vous avez besoin : ciment, gravier, sable, eau…
    - Comme un maçon ?
    - Exactement. Un écrivain est un maçon. Je n’aurais pas mieux dit, Driss. On le monte ce mur ?

  • Panique

    Bénédicte était en totale panique. Alors qu’elle était le soir-même l’invitée référente d’une table ronde intitulée « Sois belle et tais-toi : la publicité, antre du sexisme ? », Stanislas, son coiffeur attitré, lui faisait faux bond et elle ne parvenait pas à remettre la main sur son petit chemisier en soie vert assorti à ses yeux qui mettait si bien en valeur sa svelte silhouette.

  • La maman étanche

    7h10, ligne A, bébé dans sa poussette lève les yeux vers maman, son bonnet, ses écouteurs, son smartphone, son écharpe, son masque. C’est bon, il reste encore les yeux.
     
    Ah non, ils sont fermés.

  • les garçons

    Les garçons aussi ont besoin de nous
    les garçons ont besoin de nous
    au même titre que les filles
    les garçons ont besoin
    vraiment besoin
    ils ne sont pas plus forts
    ils ne sont pas plus sûrs
    ils ne sont pas plus solides
    non
    pas plus robustes
    l’élève écrit
    « à chaque fois que je la vois
    je recule d’un pas
    elle sourit quand elle me voit
    pourtant j'ai peur d’elle
    je recule d’un pas, vite »
    les garçons ont peur
    de ne pas être à la hauteur
    les garçons disent des bêtises
    sur les filles
    parce qu’ils n’y comprennent
    pas grand-chose
    souvent rien
    les garçons ont besoin de nous
    ils ne sont pas moins fragiles
    ils ne sont pas moins vulnérables
    les garçons aussi
    ont besoin
    d’être pris dans nos bras
    consolés
    protégés
    d’eux-mêmes parfois
    si on veut éviter la catastrophe
    la grande catastrophe
    du
     
    trop tard
     
     

     
  • Tour de passe-passe

    L’ami nous dit qu’il aime janvier car le printemps y est en germe, les oiseaux commencent leur migration, les éléments agissent en catimini mais préparent le grand chambardement visible, l’invisible déploie ses forces vitales à notre insu.

     

    Impermanence et retour. Processus cyclique mais festival de nouveautés. Le bourgeon sur la branche n’est jamais le même.

     

    Sur la route, l’ami ornithologue fait apparaitre des oiseaux dans les champs, les arbres et le ciel.

    Je n'essaie pas de deviner le tour de passe-passe.  Je me contente de Voir.

  • malgré tous les malgré

    bravoure de chaque instant
    le devoir de la joie
    tant que reste la lumière
    malgré tous les malgré
    qui ne manquent pas
    qui sont là depuis le début
    malgré tous les malgré
    pister la joie
    sans attendre que les autres
    sans attendre que le monde
    et malgré les jours
    qui assaillent
    ô qui mordent oui
    qui déchirent parfois
    malgré tous les malgré
    embrasser la joie
    coûte que coûte

  • le seul visage

    Face sans dents. Bouche tordue. Il parle à des voix invisibles dans un smartphone invisible.

     

    Je sais qu’il descendra à la station Grange-Blanche pour prendre une correspondance vers l’ancien « asile départemental d’aliénés », Le Vinatier.  

     

    Son regard de fou me traverse à plusieurs reprises sans me voir. Je m’y accroche.

     

    Premier visage inconnu, nu, sans masque, depuis longtemps.

  • lutte

    Si la colère qui t'anime
    est plus destructrice que créatrice,
    si la lutte que tu mènes,
    aussi légitime soit-elle,
    exclut plus qu'elle ne rassemble,
    si la lutte que tu mènes
    dépose dans ton cœur
    plus d'aigreur que de joie,
    alors…

  • Les voeux de la Mare Rouge

    2021 :
     
    Soyez toujours prêt à être surpris.
     
    Swami Prajnanpad.
     
     
    LOVE

  • L'esprit pop


     

    Si tu ne tends pas l’oreille, tu passeras à côté de ce que dit l’esprit pop.

     

    Tu auras vite fait de le prendre pour un inconsistant au cœur léger et superficiel là où il a juste l’élégance de ne pas faire peser sa mélancolie sur le monde.

     

    L’esprit pop dissimule l’humeur down down down derrrière une ritournelle grisante, un gimmick joyeux et entêtant.

     

    Et ça marche. Tout le monde fredonne la mélodie mais personne n’entend les paroles.

     

    Hummm ouhhh yeah pop pop yeah

     

    Tout va bien. Chacun passe son chemin.

  • Amours clandestines

    Il fallait bien admettre un fait. Depuis le début du XXIe siècle, qui correspondait à la démocratisation et la banalisation de l'usage du smartphone, les amants modernes vivaient leurs amours clandestines et adultères - aussi romantiques et passionnées fussent-elles - en grande partie

     

    aux toilettes.

  • 2021

    Oui, l’année 2020 avait été une sacrée crâneuse. Du genre grande blonde fatale en fourreau rouge et talons hauts
     
    « T’as du feu ? Non ? Dégage, puceau. »
     
    Si bien que tout le monde priait pour que l’année 2021 pointe son nez le soir du 31 sous les traits d’une gentille brunette un peu timide en jean et baskets. Voire en salopette. Au point où on en était, on n’allait pas faire les difficiles.

  • Les grandes personnes

    Quand j’étais enfant, j’ai rencontré combien d’adultes ? Je ne sais pas. Deux… trois peut-être. Les autres étaient de grandes personnes, c’est-à-dire qu’elles étaient plus grandes que moi en taille c’est certain (oui, moi aussi j’ai été petite un jour), mais pour le reste elles n’avaient pas l’air d’en mener plus large. Plutôt moins peut-être.
     
    Les plus perdues de ces créatures étaient cependant celles qui s’efforçaient à prouver au monde qu’elles avaient compris.
    Quoi ?
    Tout.
    Les gens, l’Art et la Littérature, la bourse, l’amour, la géopolitique, l’argent, les noms en -isme, la Vie, le Sens, le tour de main pour la mayonnaise. Tout.
    Elles parlaient fort et gesticulaient beaucoup.
     
    Les adultes, eux, se contentaient de m’écouter puis me regardaient dans les yeux et disaient :
     
    Qui sait ?
     
    Viens, on va regarder pousser un radis.

  • CLIC CLIC

    CLIC CLIC
     
    Nicolas Violant qui sera quelques années plus tard commissaire de police, mais il ne le sait pas encore - il n’a que 20 ans pour le moment et qui peut penser sans rire qu’un homme portant le nom de « Violant » puisse devenir commissaire - marche sur un trottoir du 6e arrondissement de Lyon en compagnie d’une jeune fille blonde qu’il rêve de conquérir.
    Il vient de s’acheter une paire de Richelieu marron foncé et a demandé à la vendeuse d’ajouter des fers à ses semelles pour les protéger mais surtout pour entendre résonner leur son métallique sur le bitume. Durant toute la promenade, Nicolas Violant fait claquer ses talons sur le pavé et à chaque pas, il se sent plus homme. Chaque pas le rapproche des cheveux de la fille, de sa bouche et de ses seins.
     
    Bénédicte qui deviendra sa femme en 1998 lui avouera six ans après ce premier rendez-vous que le cliquetis insupportable aurait pu avoir raison de leur idylle dès le premier quart d’heure. C’est au moment où il avait chaussé à contrecœur ses lunettes de myope qu’elle lui avait trouvé un air mignon et avait décidé de lui accorder une chance.

  • catcheuse

    Force d’Inertie, catcheuse aux épaules d’haltérophile et aux jambes de lanceuse de poids maintient à terre Volonté et Motivation comme s’il s’agissait de vulgaires ados prépubères sans poil au menton.
     
    -Nous y arriverons demain ! Nous agirons, nous ferons ! jurent en chœur Volonté et Motivation sous le puissant corps de l’athlète.
     
    - Demain, oui ! renchérit Force d’Inertie en riant aux éclats - Demain, c'est très bien, ça ! DEMAIN !

     
  • Mignardises

    Jacqueline et Nicole se réunissent tous les mardis pour parler des maladies et des malheurs qui affectent leurs connaissances communes. Gourmandes, elles grignotent des mignardises achetées chez Bouillet et dégustent du thé Earl Grey tandis qu’elles énumèrent leurs maux, du plus bénin au plus tragique : la varicelle du petit Barnabé, le durillon récidivant de Marie-Cécile, le troisième divorce de Jean-Nicolas et son remariage avec « une arabe », la chute de Simone dans les escaliers de la maison de retraite et sa fracture du col du fémur, l’agression sexuelle de la fille du voisin du cinquième étage par un chauffeur Uber, la démence dégénérative de Mme Rioux qui lui fait dire des mots orduriers et se déshabiller devant des gens, le cancer du sein de Mme Richard, le cancer du rein de M. Bonin, les métastases aux poumons et au cerveau de M. Langlois. Quand elles ont fait le tour des malades et des victimes, elles passent aux morts tout frais. Cette semaine, Ginette, la pauvre, a été retrouvée morte chez elle dans un état de décomposition avancée. Personne ne s’était inquiété de son absence car elle devait partir en voyage organisé. Il faut dire aussi qu’elle ne décrochait jamais le téléphone quand on l’appelait et qu’elle est un peu punie de son manque de civilité. Comment pouvaient-elles savoir ? Enfin, elles lisent les derniers titres de la revue Détective à laquelle Nicole est abonnée : Le couple qui enlève les enfants, Tuée en pleine nuit dans le lit conjugal, La mort au bout du rêve, Violée par l’amant de sa mère et feuillètent les numéros en commentant les images « c’est pas dieu possible, mourir si jeune » « on ne peut plus faire confiance à personne » « les hommes sont si cruels » « on n’est plus en sécurité nulle part ». Après leur petit goûter hebdomadaire, au moment de se quitter, elles médisent une dernière fois de leurs meilleures amies encore vivantes et se donnent rendez-vous à l’enterrement de Ginette pour voir la tête des descendants qui ne seront là que pour l’héritage « les gens sont sans cœur, c’est affreux ».

  • théorème

    Ma prof de maths a des yeux incroyables. Quand elle se penche au-dessus de mon bureau pour éclairer les nombres premiers et les identités remarquables, je suis dévoré par la contemplation de ses iris verts-or et de ses paupières poudrées de mauve. A l’acmé de démonstrations logiques passionnées, ses pupilles se dilatent complètement. Je ne vois plus qu’elles. Elles deviennent le trou noir de mes pensées. Je suis absorbé tout entier. Je disparais comme au moment de l’orgasme - il parait. Puis je suis de nouveau éjecté dans la classe où je reviens à son regard mordoré, prisonnier, lié à lui, captivé et impuissant.

     

    Mais je devrais mettre tout ce texte au passé. Jusqu’à hier, c’était ainsi.

    Pour la première fois depuis le début de l’année, Mme Blondeau a retiré son masque après l’explicitation d’un théorème, pour reprendre son souffle et boire une gorgée d’eau.

    J’ai été déçu. Bien au-delà de ce que l’on peut imaginer. L’éclat de son regard n’a d’égal que la fadeur du reste de son visage. Un nez quelconque, une bouche mince, sans relief, un menton fuyant. Tous les fantasmes élaborés depuis des mois à partir d’un simple échantillon de son visage se sont soudainement évaporés.

     

    Pffiouttt.

     

    Elle a repositionné rapidement le tissu vert-jaune assorti à ses yeux mais c’était trop tard. Les cours de maths sont instantanément redevenus aussi ennuyeux à mourir qu'en classe de 3e avec M. Girard.

     

    Je sais qu’elle sait. Elle n’ose plus me regarder dans les yeux.

  • maline

    Et puis un jour, on ne peut plus se contenter de faire sa maline

     

    à coups de fesses

     

    à coups d’artifices

     

    oh la belle bleue

     

    oh la belle rouge

     

    et, ce jour-là

     

    il n’y a pas grand-chose à faire

     

    à part

     

    juste

     

    à part

     

    simplement

     

    arrêter de faire sa maline

     

    et Voir

     

    un peu

     

    ce que ça fait

     

    d’être Là.

  • cinquante ans

    A 15 ans, je suis éduquée par deux hommes : Brel et mon père.

    L’un me dit

    Mourir, cela n'est rien / Mourir, la belle affaire

    l’autre poursuit 

    Mais, vieillir, oh vieillir… 

    et ajoute

    Une capsule de cyanure est cachée dans l’armoire de la chambre. Je n’ai pas l’intention d’atteindre cinquante ans, non merci, très peu pour moi.

     

    Mais cinquante ans, c’est déjà très vieux, non ? est ma première pensée.

  • violence

    Elle me dit qu’elle n’a aucune violence en elle. Jamais. Que la violence lui est étrangère. Qu'elle l'a en horreur. Elle ne la fréquente pas, elle n’en veut pas dans sa vie, elle n’en veut pas dans son cœur.

    Et, tandis qu’elle dit ça, toute concentrée qu’elle est à tenter de me convaincre de l’absence totale et imprescriptible de toute violence en elle, je distingue une légère, ténue, microscopique crispation de sa lèvre supérieure et une petite fixité du regard qui me glacent le sang.

  • play-list

    Hier, dans le métro, j’écoutais une chanson dans mon casque, une chanson extraite de ma play-list « post journée de travail » et soudain, j’ai tout compris. Je veux dire, j’ai tout compris à la chanson que j’étais en train d’écouter. Tout compris comme s’il s’agissait d’une chanson en français alors qu’il s’agissait d’une chanson en anglais. Le texte m’est arrivé limpide, clair, comme en traduction simultanée, comme si mon cerveau faisait totale abstraction de l’obstacle de la langue. D’habitude, comme beaucoup de monde, je saisis deux-trois phrases, je comprends le refrain quand il est simple et la mélodie fait le reste. Mais là, tout était différent. Pendant quelques minutes, j’ai vraiment entendu la chanson pour la première fois. Elle n’avait rien d’exceptionnel, ses paroles étaient un peu bêtes comme le sont souvent les paroles des chansons pop mais je les voyais nettement défiler en synchrone dans mon cerveau. Comme quand on appuie sur la touche « traduction » sous un clip sur youtube, les erreurs grossières en moins. Trois minutes. Puis retour à la normale. Ma play-list, des chansons anglo-saxonnes et américaines qui se suivent et que j’appréhende approximativement. Comme avant.

     

    Woman I can hardly express My … emotions … After all, I'm forever in …

     

    Trois minutes d’éveil. Puis plus rien. Il parait que ça se passe souvent comme ça et que le plus dur, ensuite, est de ne rien attendre.

  • CLAP CLAP

    Mon père est une pourriture. Ils sont là à l’acclamer, à le féliciter, bravo monsieur, quel sang-froid, on était à deux doigts de, mon dieu mon dieu, mais moi, je sais, c’est juste une grosse enflure merdique. Je l’ai vu courir dans l’eau, je l’ai vu plonger, je l’ai vu ramener la gamine sur le bord de la plage et exécuter les gestes de premiers secours, je l’ai vu faire le bouche à bouche et le massage cardiaque mais ça ne change rien. Je sais qui il est. Ça y est, elle revient à elle la débile, elle recrache l’eau de mer, elle tousse comme une dératée. Elle vomit, maintenant. Ses parents sont heureux, la mère pleure, le père est soulagé même si piteux de pas avoir sauvé lui-même sa fille, il répète en boucle « sans vous, sans vous » et moi, je te dis mon pote, sans lui ma vie serait une fête, sans lui, je serais première de la classe, première en danse aquatique, première en joie et insouciance. Ce mec passe son temps à sauver des vies et à bousiller la mienne. Ce sont ses deux missions sur terre. Je ne sais pas laquelle il met le plus de cœur à accomplir. Monsieur « humanitaire », monsieur « médecin du monde », monsieur « Amnesty international ». Monsieur sale dégueulasse. Et Madame, sale hypocrite. A côté. Avec son air attendri et son regard mouillé de basset. Comme si elle ne savait pas, elle, ce que c’est vraiment que son mari.

     

    – Loulou, va chercher mon téléphone, je vais prendre une photo de papa.

     

    – Va le chercher toi-même.

     

    – Toujours aussi aimable, même en vacances, sur une plage paradisiaque.

     

    – Ouais, même à côté d’une presque noyée, t’as raison.

     

    Elle ne m’écoute pas. Pour quoi faire ? Elle fouille dans son cabas d’été Lancel à la recherche de son portable, qu’elle finit par trouver après en avoir éjecté crème solaire, portefeuille et étui de lunettes de soleil. Elle va photographier son mari qui pose maintenant avec la petite encore complètement sonnée dans ses bras comme si c’était un trophée de pêche. Qu’est-ce qu’elle compte faire de cette photo ? La mettre sur le compte Instagram du salaud afin de montrer combien même pendant ses vacances son mari ne cesse pas d’être le héros que la nation connait ? J’en profite pour piquer cinquante euros dans son portefeuille pendant que mon brave papa refuse tout net les rétributions que la famille de la choquée lui propose…

     

    Je sais qu’il en profitera, d’une façon ou d’une autre. Monsieur est un sacré joueur, il sait qu’il peut gagner plus en ne précipitant rien.

     

    Par exemple, la mère de la gamine… Elle ne demande que ça, de se donner au grand sauveteur.  

     

    Mon père rigole. Il s’apprête à en sortir une bien bonne :

     

    – Dans l’immédiat, si vous voulez me récompenser, nous faire plaisir à moi et à ma famille, à ma fille Loulou…

     

    Il montre le vendeur de donuts qui tire sa petite remorque sur le sable mouillé :

     

    – Ça va vous coûter cher. Ça va vous coûter cher en chouchous pour nos filles. La vôtre, la mienne, elles ont bien besoin de sucré pour faire passer tout ça.

     

    Cinq minutes plus tard, nous en avons tous pleins les doigts et les dents. La vie reprend ses droits puisqu’on peut à nouveau se bâfrer. La gamine réchappée avale ses cacahouètes à une vitesse dingue. Manquerait plus qu’elle s’étouffe et que mon père doive la sauver une seconde fois ! Maman commence à regarder l’autre mère d’une drôle de façon. La mer radote. Marre de voir toujours le même film où des gens (qu’on n’a pas envie de plaindre) se font rouler par des types comme mon père.

     

    Je mets mon casque pour ne plus les entendre. Mon père gesticule et la mère de l’ex-noyée rit comme si rien n’avait eu lieu, comme si sa fille chérie n’avait pas failli y passer quelques minutes auparavant. Il a ce don-là, créer des ambiances, faire bouger le décor, capter les regards. Tous les regards. Même l’autre mâle est hilare. Il n’est pas au bout de ses émotions. Je peux déjà lui dire comment va se terminer sa journée. Mais il n’y verra certainement que du feu. L’Autre est très fort pour ça aussi. Maman qui connait tout ça par cœur part nager. Elle fait des efforts pour faire bonne figure en public. C’est un marché entre eux. Elle sourit, elle participe à la com’, elle joue la femme comblée et il fait le virement mensuel sur le compte en banque. Voilà, c’est aussi simple que ça. Combien vaut la photo du sauvetage postée en direct sur Instagram et Tweeter tout à l’heure ? Peut-être un petit bonus pour ses prochaines Louboutin ? Ils font la paire et personne n’est à plaindre. Des parents en chiffon. Des militants de pacotille. Plutôt me flinguer que de bosser un jour dans l’humanitaire. Ras le bol des colloques à l’International, des voyages autour du monde, des plages "paradisiaques"…  

     

    Des parents parfaitement bilingues, trilingues… Dans mon casque, des gros mots en anglais. Du bon rap bien lourd. La question que je voudrais leur poser : c’est quoi, la différence entre « beach » et « bitch », au niveau de la prononciation ? Comment dit-on « aujourd’hui, je vais jouer sur la salope » ou « la salope est pleine de gamins qui se noient l’après-midi » ou « maman regagne la salope à la nage » ?

     

    J’ai de plus en plus chaud. Ça brûle à l’intérieur, à l’extérieur… Appelez-ça comme vous voulez, « insolation », « mauvais trip »…

     

    Ma mère nous rejoint après avoir enchaîné quelques mouvements de crawl. Elle me fait signe d’enlever mes écouteurs pour me dire que je suis « rouge ». Plus petite, « j’attrapais des couleurs ». Maintenant, apparemment, je n’en chope plus qu’une.

     

    Je cours vers l’eau, mon casque encore sur les oreilles.

  • manège

    Je demande au vigile d'Auchan
    s'il n'a jamais rêvé de monter sur ce manège placé là à l'entrée de la galerie marchande
    quand il est à l'arrêt
    au moment de la dernière ronde de surveillance
    quand toutes les lumières de la grande surface s'éteignent les unes après les autres
    s'il aurait plutôt choisi le cheval la voiture le carrosse ou le lapin quand il était enfant
    et aujourd'hui serait-ce le Mickey rieur ou le Donald grognon
    mais il m'enjoint poliment de descendre de la moto
    et me dit qu'il est temps de rentrer chez moi
    car la nuit est tombée depuis longtemps

  • Trombi

    Le papa de Capucine observe avec attention le trombinoscope des professeures des écoles du Groupe Scolaire Victor Hugo :

     

    - Dis-moi Capucine, c’est elle ta maitresse ?

    - Ah, non. Elle, c’est Océane, la maitresse de ma copine Léa.

    - Ah, dommage…

    - Pourquoi papa ? Elle est très gentille maitresse Nicole.

    - Ah oui, c’est vrai, ta maîtresse s’appelle Nicole.

    - Tu préfères le prénom Océane, papa ?

    - Oui, c’est ça, Capucine, je préfère « Océane »… Océane…

  • couvre-feu

    hier 20h50
    retour d’une soirée clandestine
    dans un lieu clandestin
    à écouter de la poésie
    à écouter de la musique
    à plus de six
    dans une pièce
     
    la veille
    un professeur d’histoire
    a été assassiné
    à sa sortie de cours
    il avait sans doute
    des projets de vacances
    avec son enfant
    la mer peut-être
     
    tu sais que j’ai vu sa tête
    séparée de son corps ?
     
    tu crois qu’on arrivera avant le couvre-feu ?

  • Enfant, il détestait les automates

    Enfant, il détestait les automates, ces petits personnages au regard fixe en proie à des gestes mécaniques grotesques quand sa mère les remontait à l’aide de la petite clé fixée dans leur dos. Elle applaudissait des deux mains tandis que les petits jouets se dandinaient stupidement devant lui avec un bruit métallique.

    Puis ils rencontraient toujours un obstacle qu’ils n’étaient même pas capables d’éviter et contre lequel ils venaient buter à plusieurs reprises jusqu’à l’arrêt complet du mécanisme. Bref, de petits engins stupides et froids qui provoquaient déjà en lui un malaise qui ne s'était jamais démenti.

     

    Plus tard, la plupart de ses contemporains ne lui semblaient pas plus vivants que ces joujoux d’antan. Comme eux, ils fonçaient inlassablement contre les mêmes murs mais les plaintes et les jérémiades qui accompagnaient cet état de stagnation les rendaient, à ses yeux, encore plus insupportables que les joujoux de son enfance.