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Nous planchions sur une version latine où il était question d’une querelle entre maître et esclave, ou pour être plus précise de la grosse engueulade qu’un maître faisait subir à son esclave, quand Samia me souffla quelque chose d’incroyable. Je réagis en parlant trop fort et manquai m’attirer les foudres de la prof, Mme Keller, la pire peau de vache des cours privés Deslorges. Je poursuivis à voix basse, me désintéressant de l’exercice en cours, même si c’était lui qui avait tout déclenché.
– Tu as… une esclave, Samia ? Une vraie esclave, chez toi ?
– Oui.
– Une esclave comme dans le texte qui nous prend la tête, là ?
– Enfin, c’est pas moi qui m’en sers… Je veux dire, elle est au service de ma famille, de toute ma famille.
Quand Samia évoquait “ sa famille ”, c’était toujours de sa mère dont elle parlait.
La prof continuait de nous fixer de son œil le plus sombre. Surtout moi. Depuis le début de l’année, elle manifestait volontiers son agacement face à mon amitié avec la seule arabe de notre boîte à fric. Une arabe même pas pauvre, insupportable aux yeux de la Keller. Mais une arabe avait quand même plus sa place dans notre bahut qu’une vraie pauvre, non ?
Samia et moi attendîmes d’être sorties de la classe pour poursuivre notre échange.
– Ma famille est très dure avec elle.
– Elle, c’est qui ?
– Mehret. Mais ça varie.
– Qu’est-ce qui varie, Samia ?
– Son nom. Mes parents le lui ont déjà changé plusieurs fois. Ma mère le lui a déjà changé plusieurs fois.
– Ton père, il fait quoi pendant ce temps-là ?
– Il travaille, Marie. Loin. Maman travaille aussi, mais avec les diplomates. Alors, le soir, elle rentre à la maison, et gaffe à Mehret si elle a pas fait le boulot exigé par ma mère.
Comme pour me prouver ses dires, Samia m’invita chez elle. Une première. L’ordre et la propreté y régnaient. Mehret était là. Forcément. Elle s’affairait dans la cuisine. J’aperçus sa silhouette, rien de plus. Samia me dit de la suivre, et il s’agissait presque d’un ordre.
– Tu me montres ta chambre ?
– Mieux. Enfin, pas mieux, mais plus intéressant : je te montre la chambre de Mehret.
Samia me conduisit jusqu’à une pièce sans fenêtre mais avec une machine à laver et un système d’étendage qui prenaient toute la place.
– C’est là qu’elle dort ?
– Je la vois jamais dormir. Elle a l’autorisation de se coucher que lorsqu’elle a fini tout son boulot, lorsqu’il lui reste “ plus assez de jus pour faire quelque chose sans casser un truc ”. L’expression est de ma mère. Ma mère est très forte en expressions.
Samia me montra le tapis de mousse roulé dans l’angle d’une pièce.
– C’est ma mère qui lui a donné ce tapis. Avant, elle s’en servait pour faire son yoga, mais quand elle en a eu marre, elle l’a refilé à Mehret. C’est cool, hein.
Je ne savais pas si c’était une question ou une affirmation. Mais c’est vrai que dans son genre la mère de Samia était cool. Je ne l’avais croisée qu’une fois devant le collège et je l’avais trouvée classe comme une actrice américaine.
– Et vous la payez pas du tout ? Je veux dire, elle a même pas un peu de sous à la fin du mois ?
– Non, je crois pas. Elle dort là, elle mange les plats qu’elle nous cuisine, elle a le droit à sa part. Peut-être que mes parents lui donnent un peu d’argent pour s’acheter des vêtements… Mais bon, elle porte toujours la même chose.
– Elle vient d’où ?
– Tu l’as vue. C’est une africaine.
– O.K. Mais c’est pas une pygmée… Dans sa “chambre”, elle a pas la place de s’étendre de tout son long.
– Ouais, mais elle a au milieu des jambes des trucs qui s’appellent des ge-noux, et ça lui permet de re-plier ses jambes.
– Elle dort vraiment là-dedans ?
– Sa tête, elle doit la poser à côté du tuyau de la machine à laver. Même que ma mère a craint qu’elle la pose SUR le tuyau, et que ça finisse par endommager “ la machine dont on a tous besoin ”.
Samia continuait à citer sa mère, continuait à lui en vouloir… mais certainement pas pour le traitement réservé à Mehret. D’ailleurs, ma copine corrigea son discours à ce sujet.
– Faut pas noircir le tableau non plus. J’ai jamais vu mon père ou ma mère ou mon frère s’essuyer les mains dans ses cheveux, comme ça se faisait chez les romains d’après notre prof.
– Elle les a courts, ces cheveux…
– Ouais, t’as bien vu. C’est ma mère qui les lui coupe. C’est un service qu’elle lui rend. Chacun son tour.
– C’est un service que lui demande Mehret ?
– Hé ? T’es venue dans ma maison pour critiquer tout ce qui s’y fait ? C’est moi qui t’ai invitée chez moi, Marie. Je te le rappelle. Et je te cache rien.
– C’est vrai.
– Viens. On va demander à Mehret de nous faire un super thé à la menthe. Même si t’aimes pas le thé, là, tu vas craquer.
– J’préfère du Coca, si t’as…
– C’est meilleur, c’est bien plus sucré que le Coca.
Mehret avait quitté la cuisine et se tenait devant nous.
– Si tu veux pas du thé de Mehret, c’est sûr que tu vas lui faire de la peine. C’est ça que tu veux, Marie ?
– Je suis pas venue pour ça. Je suis pas venue pour faire de la peine à qui que ce soit.
– Tant mieux, parce que le goûter est prêt.
Je m’assis sur un coussin. O.K., on avait bien une femme de ménage à la maison nous aussi et une jeune fille au pair s’occupait de moi quand j’étais plus petite, mais je voyais bien que ça n’avait rien à voir. J’étais un peu jalouse de Samia.
Je sortis de mes pensées pour voir Mehret nous servir une sorte de fabuleux moelleux au chocolat. Je me jetai sur ma part. Quand je relevai les yeux, je croisai son regard. Un regard noir, dans lequel je ne distinguais pas de pupille. C’était comme si elle était très en colère. J’eus un peu peur.
« Sale esclave » je pensai sur le coup.
– Pourquoi elle nous fixe comme ça sans rien dire ?
– Elle parle pas français. Elle comprend quelques trucs mais ça va pas plus loin. Je me demande si elle est pas un peu débile. Ma mère dit souvent quand elle la voit débarquer : « En parlant de la bête, on lui voit la tête ».
– En tout cas, le gâteau était super bon.
Je rentrai chez moi le ventre plein, un peu nauséeuse. Je mourais d’envie de parler de ma découverte à ma mère mais elle était sur son ordi en pleine visioconférence avec des gens de sa boîte. Mon père n’était pas encore rentré. Et c’était tant mieux parce que Samia m’avait fait jurer de ne rien dire à personne « sinon ses parents la tueraient ».
Une esclave rien que pour soi… Oui, c’était plutôt cool. Elle avait de la chance, Samia. Comme d’habitude. Elle avait tout pour elle, c’est pour ça que je l’avais choisie comme meilleure amie. Mais quand même, des fois, c’était un peu énervant.