On oublie
Hier est si loin d’aujourd’hui
Mais il m’arrive souvent
De rêver encore à l’adolescent
Que je ne suis plus
Mon cousin Laurent glisse un disque dans la fente du mange-disque orange sans m’en montrer la pochette. Les premières notes me font sourire. C’est l’une de nos chansons préférées.
Nous sommes dans la chambre jaune de la maison de mes grands-parents à Douai, celle qui jouxte la chambre de ma tante Domitilde, de dix ans notre aînée à qui nous avons l'habitude d'emprunter ses 45 tours de chanteurs populaires des années 70.
Je n'ose pas trop le regarder. Il a beaucoup changé depuis notre dernière rencontre. La chimiothérapie qui est censée agir sur son cancer a fait tomber ses beaux cheveux qui n'apparaissent plus que par touffes éparses sur son crâne. L'absence de sourcils et de cils lui font une tête bizarre. J'essaye de rappeler à moi son autre visage, perdu sous celui-ci, les joues pleines, la longue frange blonde qui tombait sur ses paupières quelques mois auparavant, la coupe au bol qui encadrait son beau visage d'enfant en parfaite santé.
Aujourd’hui, il est d’une extrême pâleur et la rondeur de ses joues a disparu, comme aspirée de l'intérieur. Je lance quelques regards furtifs vers lui, gênée de ma gêne, fascinée malgré moi par les signes de la métamorphose morbide du visage et du corps, par l'amaigrissement dû à la maladie.
Lui, rit, plaisante comme avant. Il me semble alors plus âgé que moi qui suis d'un an son aînée. Il a, en peu de temps, été gagné par cette maturité des enfants qui sont confrontés à une grave maladie et qui en ont conçu une conscience supérieure de la tragédie à venir.
La dernière phrase dont je me souviens est Je t’aime. Il m'aime, il me quitte. Je ne le sais pas à cet instant. Je ne sais pas encore qu’on peut mourir à 10 ans.
Laurent, la chambre jaune, Dave.
Hiver 1981.
J’irai bien refaire un tour du côté de chez Swann
Revoir mon premier amour qui me donnait rendez-vous
Sous le chêne
Et se laissait embrasser sur la joue