Entre 1995 et 1998, je déjeune de temps en temps avec elle dans la petite brasserie de la rue des Quatre chapeaux qui se situe juste en bas de chez moi à trois pas de la boutique "Songe de cuir" et en face du Sex Shop "Euroshop". Elle s’appelle Irène, elle a cinquante-trois ans, elle est mère d’une fille de 25 ans qui vit à Toulouse. Elle habite un petit appartement de la rue Ferrandière et se prostitue depuis 20 ans dans ce quartier du 2e arrondissement. Elle a commencé tard comparé à ses copines de travail. Question de survie après "un divorce difficile". Elle est l’une des dernières prostituées de rue de Lyon. Elle tapine à l’angle de la rue des Quatre chapeaux et de la rue Ferrandière et emmène ses clients dans son appartement qui contient une pièce aménagée pour son travail.
Elle a ses habitués, "ses hommes fidèles" comme elle les appelle. Certains d’eux ne demandent qu’à être dorlotés, câlinés comme des enfants tristes durant le quart d’heure de passe. Elle les berce et caresse leurs cheveux ou leurs crânes lisses. Ils se connaissent depuis si longtemps que parfois il n’est même pas besoin de parler. Les autres hommes, ce sont des gens de passage (de plus en plus rarement) ou de vieux immigrés. Parfois des jeunes de toutes nationalités qui veulent s’amuser. Ceux-là, elle les craint. Ils lui parlent mal pendant la transaction, "des chiens" elle dit. Ça les excite de se taper "une vieille pute". Ils ne sont ni élégants ni gentils. Mais c’est rare. De toutes façons, les hommes maintenant, jeunes ou âgés, préfèrent aller dans les bars américains, des endroits clos et discrets dans lesquels on trouve des jeunes filles de l’Est très jeunes, très belles et très dociles. Des esclaves sexuelles à bas prix, prisonnières de réseaux mafieux. Ou encore dans les caravanes du périphérique, vers Perrache pour trouver des Africaines encore moins chères. La compétition est alors telle qu’Irène se contente de ses quelques clients habitués pour vivre.
Son âge, aussi, devient un handicap. C’est pourtant une belle femme. Rousse brasillante, les yeux verts maquillés de violet, la bouche grande et dessinée. Sûr qu’elle devait être la reine du quartier, il n’y a pas si loin. Quand elle entre dans la brasserie vêtue de son manteau impression léopard (toujours le même) et de ses accessoires de théâtre (des talons aiguilles, un sac à main en croco et des foulards savamment mêlés à ses boucles rouges), elle en jette. Une actrice de cabaret à jarretelles. Tout le monde se tait.
Elle est toujours attablée seule, mais choyée par le patron. Je lui adresse la parole un jour et on prend l’habitude de se retrouver quelques fois par mois sans se donner vraiment rendez-vous. Je suis déjà là, elle vient s’asseoir, ou c’est le contraire.
On discute de tout et de rien. De mes remplacements de prof dans divers collèges et lycées de Lyon, de ses clients, de sa fille. Qui n’a jamais su ce que faisait sa mère. Elle pense qu’elle travaille dans une boutique de lingerie fine. Quand elle vient lui rendre visite à Lyon, Irène s’arrange avec une amie qui l’accueille quelques heures dans son magasin où elle joue la vendeuse. C’est là qu’elle se fournit en sous-vêtements chics pour son travail. La petite retourne à Toulouse avec l’assurance que sa maman est une très bonne vendeuse de culottes de luxe.
Un jour, je déménage. Je n’ai plus beaucoup l’occasion de revenir dans le quartier et je la perds de vue. Je la revois pourtant une fois. Elle n’est pas en tenue de gala. Elle porte un survêtement rose et des baskets assorties. Je la reconnais à sa chevelure montée en chignon noué dans un foulard zébré. Elle ne me voit pas. Elle est à présent une vieille dame qui va au marché du quai Saint-Antoine avec son caddie comme le font toutes les vieilles dames du quartier.
Elle passe devant l’ancienne enseigne "Songe de cuir" qui a pris le nom de JACQUIE ET MICHEL.