il y a plusieurs façons d’exister
il y a plusieurs façons de ne pas exister
de ne rien faire exister
vivre en statue de pierre
les yeux creux
ou faire des moulinets avec les bras
en parlant très fort
c’est pareil
si tu ne sais pas
si tu ne sens pas
que tout se passe
là
que tout se passe
que tu le veuilles ou non
au moment où tu lis
ces mots
que tout se passe
au même moment
pour toutes les bêtes du monde
Portrait - Page 8
-
Là
-
Pickled egg
Juillet 1989, pour Hervé, a un goût d’œuf au vinaigre. Il couche pour la première fois avec une fille. Elle ressemble à la chanteuse des Bangles. Elle s’appelle Rosemary. C’est l’année de Eternal Flame. Il avait imaginé ça autrement. Le lendemain au pub elle ne lui adresse pas la parole, elle rit avec ses copines - qui ressemblent aux autres Bangles - et elle passe la soirée à jouer aux fléchettes avec un allemand à la tête rouge qui porte un t-shirt Gun’s and Roses.
La veille, sur une plage de Broadstairs, ils ont mangé des pickled eggs et du fish & chips à même le papier graisseux avec les doigts. Rosemary lui a fait lécher ses phalanges qui ont un goût de poisson pané et de vernis à ongle. Puis, plus tard, l’amour sur une couverture impression cachemire sous des posters de stars du hit-parade. Elle le guide, un peu énervée, comme quelqu’un qui apprendrait à conduire à un novice en lui indiquant sans patience les panneaux de direction et les sens interdits. Elle l’engueule quand il loupe un embranchement, elle rit au moment où il réussit une manœuvre. A la fin, il ne sait plus s’il fait bien ou mal. Sa maitrise de l’anglais n’est pas encore très fluide. Il ne sait pas non plus si elle a joui. Elle se rhabille prestement en disant que ses parents vont rentrer, du moins, c’est ce qu’il comprend. De dos, devant la fenêtre tandis qu’elle rattache à la va-vite son soutien-gorge, elle lui paraît si petite, si frêle... Une fée Clochette sous speed. -
Princess of the street
Karen a une tête de feu d’artifice de 13 juillet.
C’est pas si mal mais ça ne vaut pas celui du 14.
Le pétard du 13 juillet
a des coups de soleil sous Biafine
et des marques de bronzage sous la bretelle de soutien-gorge.A vingt ans ils disent « Karen a la beauté du diable »
nœuds dans les cheveux
œil au eye liner
robes à volant achetées
chez l’oncle qui tient un stand
sur le marché de Givors.
Elle porte fière
comme la Bernadette Lafont
de La Fiancée du pirate
comme la princesse déglinguée
des Stranglers.
Elle fait pleurer les garçons.Karen n’a jamais raté un feu d’artifice du 13 juillet.
Elle danse au bal
sur la place de la mairie
en enfonçant ses ongles dans les cheveux
comme le faisaient les stars du Top 50
un kir-pêche à la main
servi dans un verre en plastique
au stand de l’oncle qui tient la buvette.Ils disent « Karen la vieille dingue »
Seul le diable sait encore
Karen
Karen“Yeah she's the queen of the street
What a piece of meat” -
Les chiens
Les chiens consolent les humains
comme ils peuvent
Ils se laissent caresser
par les femmes seules
par les hommes laids
par les vieillards sans plus d’amour
Ils jappent de joie
devant les corps disloqués
Ils remuent la queue
devant les cœurs dévastées
Les chiens font ce qu’ils peuvent
avec leurs humains
Les chiens font ce qu’ils peuvent -
Ce serait une journée à la Chabrol
Ce serait une journée à la Chabrol,
dans laquelle évolueraient des personnages secondaires inquiétants,
dans laquelle la fille ressemblerait à s’y méprendre à Stéphane Audran.
Les chiens eux-mêmes paraitraient étranges alors qu’ils ne feraient que japper dans les jardins.
La voiture du voisin garée dans l’allée aurait quelque chose de trouble,
les oiseaux siffleraient un chant dissonant
à peine,
les cerises à la liqueur auraient un goût inhabituel
juste assez pour éveiller le soupçon,
les petites filles du lotissement riraient d’un rire équivoque
juste assez pour nous faire douter du sens de l’ordre des choses.
Ça se passerait dans une petite ville bourgeoise du bord de mer,
et l’évènement n’aurait pas encore eu lieu. -
Hors champ
D’abord, je comprends : tu n’es qu’une idiote, animale ! tu ne fais jamais ce qu’il faut, animale ! puis, j’entends : t’es vraiment con, Anima.
La femme est coincée dans le portique du métro avec sa valise.
S’il lui avait parlé ainsi lors de leur premier rendez-vous amoureux, il y a fort à parier qu’elle aurait fui dans le décor urbain et slalomé entre les figurants jusqu’à disparaitre hors champ à jamais. Mais chacun sait que le premier jour est le plus souvent composé d’une succession de petites scènes dans lesquelles chacun des protagonistes s’ingénie à séduire l’autre par des attentions délicates et des palabres pleines d’esprit. Cinq ans plus tard, le scénario s’épuise à jeter ses personnages dans des situations variées ayant pour seule vocation de révéler les deux partenaires de l’histoire l’un à l’autre. Les lieux de transit (métropolitain, gare, aéroport) en constituent la toile de fond idéale. -
Canicule
En 1984, j'ai découvert mon hamster sec et raide dans sa cage un jour de canicule. C'était pas joli à voir. Il restait pourtant de l'eau dans l'abreuvoir. Il parait que les rongeurs sont très sensibles à la chaleur. J'ai pensé que ça lui ferait du bien de prendre l'air sur le balcon, qu'il étouffait dans ma chambre, que la vue sur le parvis de la gare de la Part-Dieu lui inspirerait peut-être des pensées heureuses.
Ou bien... J'en avais un peu marre de lui. Après tout, il passait son temps à me mordre. Mes bouts de doigts étaient cisaillés. Vous avez déjà vu des dents de hamster ? Quatre petites lames verticales tranchantes plantées en haut et en bas de leur mâchoire. Je n'ai jamais réussi à créer de lien affectif avec mon hamster.
Alors, peut-être oui comme dans la chanson de Brel "parce qu'il sentait pas bon", j'ai laissé mourir mon hamster roux, un jour de canicule.
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Sasha, fantôme d'appartement
La première fois que j’ai rencontré mon fantôme d’appartement, il ronflait. Un doux ronflement vibrant, presque mélodieux. Je dis "il" parce que l’on évoque souvent les fantômes au masculin. En fait, je n’ai jamais su son genre et peu m’importe car mon fantôme et moi avions juste besoin de savoir que nous étions présents l’un pour l’autre sans plus de précision sur nos identités sexuelles et sociales.
Il ou elle ronflait donc. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait de mon voisin de palier car les murs des immeubles modernes sont si fins qu’on y entend vivre nos contemporains comme s’ils évoluaient dans le même espace que nous. Mais après avoir inspecté à l’oreille tous les murs de l’appartement, j’en ai conclu que le ronron harmonieux ne venait pas d’à côté mais bien de chez moi. Plus exactement de la chambre d’ami et pour être plus précise du Shikibuton qui venait de m’être livré l’après-midi même et qui arrivait directement du Japon. Je me demande encore aujourd’hui si mon fantôme n’était pas Japonais. S’il ne s’était pas faufilé dans le carton d’emballage au moment de l’empaquetage. Mais connaître la nationalité de son fantôme d’appartement est-il nécessaire ? Nous ne nous parlions pas, nous ne nous voyions pas et chose étrange, si l’on s’en réfère aux lieux communs sur les ectoplasmes, mon chat ne percevait pas son aura. Il n’a jamais bougé une moustache en la présence de Sasha (j’ai fini par donner un prénom à mon fantôme car chaque être, aussi immatériel soit-il, a le droit d’être nommé).
A partir de cet épisode du ronflement, j’ai vécu avec Sasha durant huit mois et vingt-cinq jours.
Il a toujours manifesté sa présence d’une manière très délicate. Il avait des attentions à mon égard. Le matin, j’étais réveillée par une odeur de café. Quand j’arrivais dans la cuisine, il était fumant dans la cafetière italienne, je n’avais plus qu’à me servir. Sasha s’asseyait en face de moi et nous nous taisions ensemble en regardant les immeubles de la cité se découper au loin. Quand je prenais ma douche, il faisait mousser le gel parfumé à la violette sur mon dos d’une caresse à peine perceptible. Quand j’écoutais les œuvres pour piano de Gurdjieff/de Hartmann allongée sur le shikibuton, il dansait, je crois, car je sentais autour de moi des frissons aériens et gracieux. La chambre d’ami dans laquelle était posé le lit japonais n’a jamais accueilli d’autres existences que celle de Sasha et la mienne, finalement. Le chat, étrangement n’y entrait jamais. J’en viens presque à me dire aujourd’hui que je n’ai commandé le shikibuton que pour offrir l’hospitalité à mon fantôme avant même de savoir qu’il existait. La pièce avant cela était un lieu sans vie dans lequel j’accumulais des choses matérielles et sans intérêt.
Ainsi mes journées s’étaient peu à peu harmonisées à la présence de mon fantôme. Quand je lisais sur le lit de ma chambre, il venait s’allonger à côté de moi et je sentais son souffle sur ma nuque car il se penchait pour lire sur mon épaule. Il tournait parfois les pages de mon livre et il savait précisément quand le faire. Parfois, il s’endormait. Sa respiration s’apaisait puis le petit ronronnement caractéristique commençait. Je n’ai jamais si bien dormi que bercée par ce doux bruit devenu familier.
Il me manque à présent. Parfois, je me réveille en sursaut la nuit et je cherche, affolée, le souffle, le son, le corps éthéré. Il a disparu comme il est apparu.
J’ai espéré son retour, je l’ai attendu, en vain.
Puis, j’ai repris ma vie d’avant, mon existence d’être vivant réel mais je me demande si mon fantôme n’était pas moins chimérique que moi car je ne me suis jamais sentie si présente au monde qu’en sa compagnie de spectre. Tout faisait sens sans que je ne me l’explique. La vie était là dans sa complétude, simple, évidente.
Peut-être Sasha m’en veut-il de ne pas savoir comment faire perdurer cet état de plénitude, qu’il se dit que ça n’aura servi à rien, que je n’ai rien appris de son passage, de notre relation.
Ce matin, je bois mon café en regardant le paysage urbain par la fenêtre de la cuisine comme quand il était encore là et que je percevais son essence bienfaisante autour de moi. Mon chat, lance la patte en l’air comme pour saisir quelque chose que je ne vois pas.
On n’a qu’un fantôme par vie.
Photographie : Pam SoYou
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Là
A peine entré dans la salle d'examen, le candidat demande quand il a le droit de partir.
C'est vrai que la vie est pénible, elle dure un peu longtemps. Si on pouvait atteindre la fin avant même de naître, on s'épargnerait bien des ennuis. Si on pouvait d'emblée en un seul mouvement vivre tous les événements instantanément d'un coup d'un seul, on gagnerait du temps. Mais non, les épisodes s’enchaînent les uns après les autres avec leur identité propre de manière plus ou moins fluide dans une spirale chronologique sur laquelle nous n’avons pas de prise. Vouloir la fin avant le début, c’est désirer ce qui ne peut être. Ne pas vouloir être là, c’est être nulle part.
Mais, j’ai répondu : une heure après le début de l’épreuve.
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Stéphanie Durdilly et moi
Je ne sais pas si nous sommes de grandes filles
mais nous sommes des filles grandes
ce qui est pratique
surtout dans les fosses de concerts de rock
Cela dit, je ne sais pas si Stéphanie Durdilly
Va aux concerts de rock,
je ne connais pas ses goûts musicaux.
En revanche,
Je parierais
qu’elle a déjà entendu ces paroles
au supermarché de son quartier
(car les filles grandes ont besoin de se nourrir autant que les autres) :
- Vous pouvez m’attraper le paquet, là, tout en haut ?
Non, pas celui-ci, le rouge à côté, avec l’étiquette verte.
Merci, vous êtes bien gentille.
Quand on est grande, on devient précocement altruiste
malgré nous.
(Pas de quoi se vanter)
A part ça,
de ce que j’en sais,
Stéphanie Durdilly n’aime pas les chouquettes
parce que ça n’a pas de goût
et que c’est une pâtisserie à base de vide.
On ne peut pas dire le contraire.
Cependant, en y réfléchissant,
j’aime assez l’idée de croquer
dans le vide.
Peut-être que je pourrai lui montrer, un jour
Comment mâcher consciencieusement le néant
Jusqu’à ce qu’il n’en reste rien.
Et elle,
en retour,
m’apprendrait à me mettre
de temps en temps
EN VEILLE.
Si on arrive à maîtriser ça :
l’ingestion joyeuse du vide
en même temps
qu'une absence raisonnée et ponctuelle au monde,
on pourra faire de grandes choses,
Stéphanie Durdilly et moi.Photo : Alice Houdaer à l'Atelier des Canulars.
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Genèse
Elle était tombée amoureuse de lui pour des raisons qu’il n’imaginait pas. On pense toujours que nos qualités physiques et conversationnelles l’emportent sur tout dans la genèse de l’histoire. Mais lors de leur premier rendez-vous dans un café de quartier, c’était la trace à peine visible du fil de l’étendoir à linge qui dessinait de petits zigzags sur son tee-shirt au niveau de la poitrine qui l’avait émue.
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Crâne
Nous sommes des crâneurs de la vie; notre chaos est plus noble que celui des autres, notre course moins absurde, notre vision plus neuve.
Nous pensons que nous sommes en train de tout inventer, alors que tout est déjà là, depuis le début
et même avant.
Et que rien ne nous attend de plus ou de mieux. Rien.
A part bien sûr.
A part bien sûr.
L’essentiel.
Qui ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval.
Qui ne se trouve pas.
Que nous devons aller chercher à coups de pelle
Dans les terrains minésChaque jour
Chaque jour
Nous travaillerons à être moins crânes
Et plus en vie. -
Plan de travail
Instax 70. Judith Wiart
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Lettres modernes
La jeune fille en fleur est un produit inoxydable.
Le vieil onaniste est un produit inaltérable.La bonne à grand-papa
devenue étudiante en lettres modernes
règle la webcam et se laisse trousser de loin
un livre de Modiano entre les mains. -
Larmes de...
Une femme pleure sur la banquette voisine du bus C13 qui descend la rue Terme. De grosses larmes rondes comme celles d’un manga. Elle tient entre les mains un dialogue de théâtre dont une partie est surlignée en vert fluo. Ses yeux fixent quelque chose dans le vide, loin devant. Est-ce elle qui pleure ou son personnage ?
Je sais des comédiennes qui ne savent plus répondre à cette question. Pour le meilleur et pour le pire. -
l'acteur populaire
L’acteur populaire séduit tout le monde sur le plateau de Thierry Ardison. Il est drôle, charmant, il a une voix grave qui plait aux femmes et une chevelure poivre et sel qui rassure. Les hommes, eux, lui envient sa prestance décontractée. Pourtant, le téléspectateur avisé percevra ce soir-là dans l’œil du comédien des ombres inquiètes. La petite costumière de la pièce dans laquelle il joue depuis un mois et qui remporte un petit succès parisien commence à s’amouracher un peu trop. Leur aventure ne dure que depuis trois semaines mais elle a déjà failli gaffer deux fois en présence de sa femme. Ce matin, il a demandé au metteur en scène de s’arranger pour le débarrasser d’elle rapidement. Et l’autre l’a envoyé se faire foutre. Cette fois, VA TE FOUTRE, il a dit, et démerde-toi pour nous épargner des scènes hystériques dans les loges.
L’acteur populaire ne sait pas à quelle blague graveleuse de l’animateur il est en train de rire. Le public applaudit, Laurent Baffie dit à une jeune chanteuse à la mode qu’elle est bien bonne contrairement à sa dernière chanson. Le public rit et applaudit. -
fête des reums
Ma maman, c'est la plus rock’n’roll
Ma maman, c'est ma meilleure amie
Remercions les grandes enseignes de cosmétique
de rendre visible et lumineuse
la déchéance irréversible du système éducatif occidental contemporain
en deux slogans de fête des mères. -
17873
Je vis depuis 17873 jours sur Terre. Fred Astaire y chante Cheek to Cheek en enlaçant Ginger Rogers et sa robe blanche à plumes tandis qu'un bébé hippopotame se fait dévorer par cinq lionnes sous les yeux de sa mère.
Je ne saurais en dire plus et mieux pour le moment. -
Ligne 14
Que fait cet homme avec cette femme qui le maltraite du regard dans la voiture n°2 de la ligne 14 du métropolitain ?Le rictus de la femme était-il déjà perceptible au moment du « oui » devant le maire de la bourgade ?Quelqu’un l’a-t-il perçu ?Quelqu’un aurait-il pu prévenir l’homme alors ?Car cette sorte de grimace n’apparait pas en un jour sur le visage. Elle s’installe en amont de la fixation, se cherche, se demande durant de longues années si elle va se crisper sur sa droite ou sur sa gauche. Tel le termite qui ronge son bois de l’intérieur, grignote la poutre consciencieusement jour après jour, seconde après seconde et fait œuvre de destruction à l’insu de tous jusqu’à l’effondrement de la structure, le rictus a dû lui aussi préparer son surgissement spectaculaire pour être enfin là, visible, ostensible, manifeste un matin de mai dans le voiture n°2 de la ligne 14 du métropolitain fixant l’homme qui regarde ailleurs.Qui sait comment ces choses arrivent.Qui sait combien de temps on peut rester marié à un rictus. -
Inspiral carpets
Il était sourd et muet. Elle était aveugle. Ils tombèrent amoureux un soir d’orage et de tempête. Il la serra dans ses bras au moment où elle trébuchait sur le pavé mouillé. Elle le remercia mais il n’entendit pas. Il souriait mais elle ne le vit pas.
Il était peintre, elle lisait ses toiles avec la pulpe de ses doigts. Elle était violoncelliste, il se laissait caresser par les ondes aériennes de la sonate en la mineur de Schubert tandis que les tomettes de la chambre frissonnaient sous ses pieds.
Il tenait sa main dans les jardins, elle mimait pour lui les chants du bouvreuil pivoine et de la grive musicienne.
Rien ne leur manquait dans le silence et la lumière blanche. Leur vie était aussi harmonieuse qu’une mélodie de Inspiral carpets. La terre tournait sur elle-même dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, le soleil la réchauffait et les éléments étaient à leur place partout dans l’univers. -
Le trou noir et la cathédrale (petite fable bancale)
Un trou noir et une cathédrale
s’aimaient d’amour fou et faisaient,
en conséquence, bien des jaloux.
Ne vois-tu pas que l’on se moque ?
pleurait la cathédrale.
N’écoute donc ni les aigris ni les froussards,
répondait le trou noir,
et viens faire un câlin avant mon grand départ.
(il avait des affaires à régler dans l’univers)
La fière cathédrale, grande sentimentale,
tournait comme une cinglée, en rond sur son parvis,
cogitant et cherchant le moyen idéal
de crier son amour, aux yeux de la patrie.
Certes sentimentale, mais bien mégalomane,
la belle à force de s’enflammer toute seule
de s’échauffer, de s’enfiévrer comme une folle
soudainement s’embrasa
sous les regards ébaubis
de l’entière galaxie.
Le trou noir affolé, ruina les éléments,
engloutit dans l’espace, les lunes, les océans,
les planètes, les monts, les terres et les mers
sans pour autant sauver, sa dingue téméraire.
Aucun humain ne résista.
De chacun, ce fut le trépas.
Quid de la moralité ?
On ne sait.
Car notre pauvre siècle, n’en a rien à cirer.
Brilliant convulsive tension’... Anselm Kiefer’s Rorate Caeli Desuper, 2016. Photograph: © White Cube
-
Le France
J’aime bien quand mon père fume à la maison. Il pose sa Gitane sans filtre dans le trou du cendrier et la fumée blanche sort par la cheminée rouge et noire du paquebot Le France. Je stationne au-dessus du bateau en émail, je hume et je tousse.
Mais ce n’est pas grave, parce que dans les années 1970, tout le monde tousse joyeusement, partout et tout le temps. Dans les maisons, dans les voitures, dans les bistrots, dans les restaurants, dans les salles d’attente et les bureaux, dans les trains, dans les métros et les bus.
La cigarette est une grande sœur, un personnage central de nos vies.
On fume dans les salles de cinéma et sur les écrans de cinéma. Dans les films de Claude Sautet : quand Rosalie apporte les whiskies lors de la partie de poker de César, quand Pierre roule comme un fou, cigarette à la bouche, sur la route qui l’éloigne d’Hélène, quand Reggiani la clope au bec en bout de table se fait engueuler par Piccoli dans la scène du gigot de Vincent, François, Paul et les autres.
A l’épicerie du coin, mes copines et moi achetons des cigarettes au chocolat Jacquot sur lesquelles nous tirons avec application dans la cour de récréation sous le regard complice des maîtresses d'école. -
Nos lundis
On est comme ça,
on voudrait que tous nos lundis soient fériés,
que nos amours soient fiables,
que nos nez ne gouttent pas,
que nos peaux restent nettes,
que nos activités rapportent,
que les autres comprennent ce qu’on raconte
que les autres sachent avant même que
sans mot dire
alors que nous-mêmes
hein
est-ce que l’on sait vraiment
est-ce que l’on se donne la peine
d’aller jusqu’au bout
je vous le demande
de faire œuvre de
On marche à reculons
en s’étonnant que l’horizon se dérobe
à chaque pas
-
Little Bob
Ça se passe dans l’œil de la dernière chanson de Little Bob. L’Italie du Piémont, les sheds de Tréfimétaux, le quai à charbon du port du Havre, la scène punk-rock londonienne des années 70, la Story, les embruns de la mer océane.
Et Mimie, morte, trois semaines auparavant. La rose de The Bull and The Rose.
Ça se passe quelque part entre l’ardeur rock d’un solo de guitare et la mélancolie blues d’un harmonica.
Ça se passe à Rive-de-Gier, dans une salle de concert où l’on sert du Kir à 1 euro 50 dans des verres en plastique blanc.
Une photo ratée. Ou peut-être pas.
Et les larmes de Libero
cisaillent nos cœurs. -
Ne joue pas avec
Ne joue pas avec les allumettes
Enlève tes mains de ta culotte
Descends de là mais descends de là
Ne cours pas comme ça
Attends-moi
Ne caresse pas le chat il est sale
Coiffe-toi mais coiffe-toi donc
Arrête de sauter partout
Tu vas me rendre folle
Ne mets pas tes doigts dans la prise
On peut mourirTu ne veux pas mourir, dis ?
-
Des chiens
Les chiens sur les photos du 19e siècle ressemblent en tout point aux chiens sur les photos du 21e siècle. C'est parce qu'ils ne portent ni chapeaux, ni cannes, ni guêtres, ni chemises à jabot. Un chien est un chien. Dans cent ans, ils viseront encore les appareils optiques et numériques de leur regard droit tandis que les humains (ou les humanoïdes) seront à la recherche de nouveaux ornements et atours pour plaire, un tant soit peu, à qui voudra.
-
l'homme sur les ponts d'autoroute
Tu le connais l’homme qui regarde passer les voitures du haut des ponts d’autoroute ? Il est immobile, droit derrière la rambarde. Bien au milieu, comme s’il avait compté les pas entre les deux extrémités. Parfois, un chien l’accompagne, à l’arrêt lui aussi. Ils sont tous les deux comme ces personnages de The Leftovers qui existent pour rappeler aux vivants que les autres ont disparu. Ils se tiennent là, derrière la barre de fer, constants. A l’aube, à l’heure bleue, au moment du chien-loup.
Peut-être est-ce nous qui avons disparu.
Peut-être n’existons-nous plus dans nos voitures.
Alors que lui, l’homme immortel qui regarde passer le trafic, est bien présent au monde, en suspens, juste au-dessus.
-
Je suis morte pendant dix ans
Chant 1
Je suis morte pendant dix ans
Je ne me souviens plus ce que j’ai fait
de tout ce temps que j’étais morte
Sans doute, pas grand-chose
Je revois les ombres qui s’agitaient autour de moi
à cette époque de ma mort
On pourrait penser que les ombres sont toujours lentes
celles-ci se mouvaient avec vélocité
et de manière désordonnée
je me rappelle
elles tiraient mes membres à elles
Je crois qu’elles auraient voulu que je participe à leur danse
sans but
Je crois qu’elles m’ont fait danser alors que j’étais morte
un peu comme dans Elephant man
quand Ils le forcent à boire et à valser
et qu’Ils rient de son incapacité à
s’enivrer
et que sa tête trop lourde l’empêche de toutVoilà
Les ombres voulaient que je danse moi aussi
que je participe en quelque sorte
que je sois dans le cercle
que j’y mette du mien
J’étais morte
Mais ce n’était pas une raison pour gésir
Elles étaient mortes elles aussi
mais semblaient le savoir moins que moi
puisqu’elles gesticulaient
comme pour contrefaire les vivantsCependant, tout cela est très confus
aujourd’hui
que je ne vis plus parmi les ombres
Elles m’apparaissent derrière un voile presque mat
elles continuent de gesticuler en tous sens
mais je n’entends plus leurs voix
et la prochaine fois que je mourrai
ce sera la bonneElles ne seront plus là
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Fugue
Un matin au réveil, il prit ses jambes à son cou et courut droit devant lui sans s’arrêter. Il traversa la ville si vite que ni les chiens ni les humains ne le virent passer. Il slaloma entre les arbres d’une forêt noire et verte puis continua sa fuite dans les vallons et les plaines sans halte. Parvenu à un grand lac couleur glauque, il poursuivit son échappée en bondissant sur l’eau. En vingt-quatre enjambées il se retrouva devant une montagne colossale qu’il gravit d’un pas alerte et régulier de la base au sommet. Arrivé au point culminant, il interrompit sa course, regarda autour de lui, la main en guise de visière, et tenta de se rappeler pourquoi il était parti si loin de chez lui. Il n’en avait plus aucune idée et se demanda même s’il l’avait jamais su car, du premier pas de la fugue au dernier pas à la cime, aucune pensée agréable ou désagréable n’était venue faire obstacle à son élan.
Il entreprit alors quiètement le chemin inverse.
Au retour, il trouva sa femme assoupie devant un dîner froid et des chandelles consumées. Il la porta jusque dans leur lit, la coucha et s’allongea contre elle, paisible et bienheureux.
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serin à tête rouge
Il avait pourtant atteint l’âge avancé de 51 ans mais il s'obstinait à penser que ses aspirations humaines valaient mieux que celles d’un berger en transhumance ou d’un pêcheur en haute mer. Il était convaincu que ses actions quotidiennes étaient plus remarquables que celles d’un enfant de deux ans ou d’un félin en chasse. Il imaginait que ses rêves de nuit étaient plus intenses que ceux d’un bouledogue français ou d’un serin à tête rouge.