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Portrait - Page 4

  • Voir

     L’âge avançant, je vois de moins en moins clairement ce qui est sous mes yeux alors que mon regard semble affûté pour distinguer les choses lointaines.

     

    Bien que des lunettes m’offrent artificiellement la possibilité de voir nettement le monde de près ou de loin, ne pas Voir naturellement ce qui est immédiat m’apparaît cependant comme un vrai problème.

     

    C’est là, sous tes yeux. Tu ne le vois donc pas ?

     

    Non, je ne vois pas l’Essentiel. Et mon regard se laisse distraire par de rassurants paysages lointains…

  • Au pas

    Au lendemain du confinement, les parcs lyonnais se réveillent embroussaillés, ébouriffés, hirsutes et sauvages. Les mauvaises herbes – qui les a un jour déclarées « mauvaises » ? - s’épanouissent, les hautes herbes poussent de manière anarchique, les branches des arbres s’enlacent et les coquelicots font des tâches rouges ici et là.

     

    L’humain n’a pas encore repris les choses en main.

     

    Mais, c’est pour bientôt.

    Le retour à la norme.

    Bien sûr.

    C’est pour bientôt.

    Demain sera de nouveau tondu, poli, lissé, rasé, élagué.

    Rien ne dépassera.

     

    Au pas, au pas.

  • Frères de colère

    Qui aurait pu dire aujourd’hui, en les voyant marcher côte à côte, qu’ils étaient passés tous les deux par la même colère dix années auparavant ?

     

    L’un, à présent, était terne et gris tandis que l’autre rayonnait d’une lumière douce et chaude.

     

    Le premier avait nourri sa colère, jour après jour, année après année, si bien que prenant la forme d’un boa constricteur géant, elle avait fini par s’enrouler autour de son cœur et ses poumons jusqu’à les étouffer. Il ne respirait plus qu’avec peine et cette gêne permanente le rendait aigre et hargneux.

     

    Le deuxième avait, dans un premier temps, laissé se déployer sa colère puis avait sondé son caractère impermanent et l’avait regardée fondre comme flocon au soleil pour ne conserver en lui que ce rai bienfaiteur qui avait continué de réchauffer son cœur et tout son être. De cette énergie lumineuse pourtant née de l’ire avaient jailli des actions salutaires pour lui et les autres.

     

    L’un avait fait de sa colère un tombeau, l’autre, un paysage nouveau.

  • Le secret

    J’ai un secret. Je ne le dirai pas, puisque c’est un secret. Il n’a rien d’extraordinaire, il n’a rien d’inouï. Tu peux le trouver partout, sous les galets, dans l’eau et dans l’air si tu regardes bien. Il m’aide à vivre. Pas à survivre, pas à avancer de manière mécanique. Non, à Vivre, tout simplement. C’est étrange de vivre quand on n’y est pas habitué, ça fait bizarre la première fois. Mais après le choc, en se rend compte que c’était simple depuis le début et que ce qui est difficile, c’est de retrouver ce début. Et puis de comprendre, ensuite, qu’il n’y a ni début ni fin. Voilà. Je l’ai un peu partagé mon secret. Mais en dire plus ne servirait à rien. Il est là, à portée de main, et n'attend que d'être saisi.

  • Chino rouge et trottinette

     Le père-croix-roussien-de-53 ans-qui-a-refait-sa-vie porte aujourd’hui un chino rouge, un polo vert et une barbe de trois jours poivre et sel. Il fait très bien de la trottinette. Comme ça il peut traverser la place Jacquard à toute vitesse pour rejoindre une maman croix-roussienne trentenaire qui tient par la main sa petite Capucine et dans l’autre main son caddie orange à fleurs Antoine et Lili.

    Depuis qu’il a refait sa vie, le père croix-roussien quinqua a plein de copines de l’âge de sa deuxième femme, charmantes, joyeuses, créatives et socialement investies.

     

    - Papa, tu vas trop vite avec ta trottinette, je vais le dire à maman que tu m’attends pas ! râle le petit Lucien en lui balançant un gros coup de pied dans les tibias.

     

    - Hahaha ! répond le père-croix-roussien-de-53 ans-qui-a-refait-sa-vie.

     

    - Hahaha ! renchérit la maman de Capucine derrière son masque imprimé liberty cousu main.

  • alter ego

    Ses coups de cœur pour les personnes étaient tout aussi fulgurants que ses désaffections. Elle s’emballait, s’énamourait, s’excitait, se passionnait, mais sitôt qu’elle s’apercevait que l’autre n’était pas en tout point semblable à elle, qu’il ou elle avait des aspirations différentes, des pensées divergentes, des préférences éloignées des siennes - c’est-à-dire, à chaque fois - elle se sentait violemment trahie. Elle rompait alors avec rage et éclats accusant cet autre de n’être qu’un falsificateur alors même qu’elle s’était enflammée sans laisser l’opportunité à la nouvelle capture de se dévoiler un peu pour éviter tout malentendu.

    Prise dans ses propres rets, elle pestait alors contre ce monde médiocre peuplé d’êtres qui avaient l’extrême mauvais goût de n’être pas harmonisés à ses lois et principes et repartait sans délai à la recherche d’un nouvel alter ego à la hauteur de son idéal.

     

     

     

     

    Illustration : Corinne de Battista

  • Libre mes fesses

    Libre de rien

    de rien

    de rien du tout

    libre

    mes fesses

    libre de rien

    je me vautre

    dans un monde

    fabriqué à ma guise

    pour me complaire

    sans risque

    sans danger

    mon

    ma

    mes

    juste unie à qui je veux

    mais sinon

    séparée

    séparée

    du reste

    je crois

    séparée de l'autre gourde

    de l'autre con

    séparée je crois

    comme si c'était possible

    comme si j'avais pigé quelque chose

    à quoi que ce soit

    comme s'il suffisait d'acquiescer

    comme s'il suffisait de lire

    comme s'il suffisait de punaiser des images

    libre de que dalle

    bonne à rien

    tu peux rire

     

    je m'attaque aux barreaux de fer

    avec une lime à ongles

    je creuse le tunnel

    à l'aide d'une petite cuillère en plastique

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Moussa et Valentine

    Moussa avait croisé Valentine sur les réseaux sociaux quelques jours avant le début du confinement. Le premier rendez-vous qu'ils s'étaient fixé avait été contrarié par les règles de distanciation sociale et les gestes barrières. Alors, tous les soirs à 21 h, Moussa quittait le pavillon d'un cossu quartier résidentiel avec son luth pour jouer la sérénade sous les fenêtres de Valentine qui envoyait des baisers à son galant du haut du 3e étage de son H.L.M. de banlieue.

    Au fil des jours, c'était devenu un feuilleton attendu par tous les habitants de la barre C. Un soir que quatre agents de la police municipale vinrent interrompre l'aubade pour demander son attestation de déplacement dérogatoire à Moussa - certainement convoqués par quelque locataire jaloux de la barre B - ils repartirent sous les huées et les ordures ménagères des résidents farouchement défenseurs de ce spectacle quotidien de l'amour courtois sous leurs persiennes.

    A la fin du confinement, les habitants du quartier organisèrent un grand bal dans la salle polyvalente de la M.J.C pour célébrer le premier rendez-vous physique des amoureux. Moussa et Valentine, intimidés, attendirent d'être à l'abri des regards pour échanger leur premier baiser, sans masque, sans gel hydroalcoolique, sans attestation, sans contrôle policier. Puis, ils dansèrent jusqu'au petit matin avec leurs joyeux complices avant de se retirer pour aller enfin à la véritable rencontre l'un de l'autre, sans spectateurs ni témoins.

  • mugs et t-shirts

    J’adore la chanson Le Chiffon rouge, non vraiment, j’adore. Je la connais par cœur et je la chante encore avec autant d’enthousiasme qu’il y a 43 ans. Parce que ça me projette dans le joyeux monde du milieu des années 70 dans lequel je me voyais entourée d’adultes passionnées et chaleureux. J’ai même encore beaucoup de tendresse pour les paroles gentiment utopistes de Maurice Vidalin.

     

    Mais si les chansons post 68 me font encore vibrer, c’est au même titre que la vision d’une vieille 2 CV verte croisée au hasard des rues. Mes poils se dressent d’émotion et puis je passe mon chemin pour revenir au monde d’aujourd’hui. Hop, à pieds joints dans la réalité de 2020 qui se gondole bien à l’écoute des chansons du Big bazar et du Flower Power.

     

    Non, mais entendez-moi bien : moi aussi j’aime la paix, l’amour et les fleurs, moi aussi je voudrais encore chanter : Ne crains plus rien, le jour se lève, il fera bon vivre demain, avec tout le sérieux de mes 7 ans. Ce n’est pas la question. Mais ce n’est plus possible. Pas comme ça.

    Dès l'instant où des mugs et des t-shirts à l'effigie de Che Guevara ont été mis en vente dans les vitrines des centres commerciaux, on aurait dû flairer l'entourloupe et balancer des grenades. A la place, on a porté les t-shirts et on a bu notre café dans les mugs.

     

    Je suis sortie de l’adolescence (un peu tard), j’ai étreint une dernière fois mon idéalisme hanté d’idoles mortes avant de le regarder s’éloigner sans regret.

     

    Et je me dis, aujourd'hui, qu'il n’est peut-être pas trop tard pour inventer la nouvelle la B.O. de nos manifs.

  • Replay

    Ma fille me lâche la main

     

    Regarde maman les oiseaux de mai

     

    comme ils sont joyeux et replets !

     

    Une petite fille de trois ans ne dit pas « replet »

     

    mais c’est ma fille

     

    pourquoi s’interdirait-elle des mots 

     

    en ce jour de printemps 

     

    à quelques pas de mes cinquante ans ?

     

    Ce chiffre n’existe pas, 

     

    pas plus que n’existe celle

     

    à qui je tiens pourtant la main

     

    pour aller rejoindre son papa

     

    qui lui existe bien

     

    puisqu’il m’a fait un enfant

     

    une petite fille de trois ans

     

    qui dit « replet »

     

    et qui bat des mains

     

    en regardant s’envoler

     

    les oiseaux du printemps.

     

     

     

     

     

    Illustration : la petite fille et l'ours en peluche, Doisneau.

  • Suzie

    - Oui, Fany ?

     

    - Alors, moi, je propose de couper les organes génitaux des hommes qui me regardent dans la rue et qui me sifflent comme si j’étais une chienne.

     

    - Fany, tu es un peu excessive, nous en avons déjà parlé. On peut envisager quelques étapes avant l'émasculation, non ? 

     

    - Mouais...

     

    - Suzie ? Tu veux t’exprimer ?

     

    - Ce que je voudrais aussi, moi, c’est couper les organes génitaux des hommes qui ne me regardent pas dans la rue, ni ailleurs, parce qu’ils me trouvent moche. Depuis l’enfance. Pas un regard, pas un sourire, pas un compliment. C’est discriminant. Ils doivent payer.

     

    - Oui, mais là, Suzie, tu cautionnes le male gaze. Nous ce qu’on veut, c’est justement ne pas être regardées comme des objets sexuels.

     

    - Ah ?

     

    - Oui, Suzie. Tout le monde est d’accord ? Tout le monde a bien compris ce qu’on fait là ?

     

    - Oui, mais, alors, en quoi je suis concernée, moi ? J’ai jamais été regardée, ni draguée, ni harcelée en 30 ans.

     

    - Suzie, tu dois faire preuve de sororité.  Ne sois pas crispée sur ta petite personne, notre lutte n’avancera que si on est solidaires.

     

    - Ben, on est solidaires, non ? On a toutes envie de les émasculer.

     

    - Oui, Suzie, si tu veux, mais nous sommes là pour dénoncer le male gaze et la société patriarcale. Je recentre le débat. Si tu n’es pas regardée, c’est parce que les codes ancestraux régis par le male gaze consistent à limiter la femme à son apparence physique et que ce sont eux qui décident de ce qu’est un corps attirant ou pas. Dans un monde idéal, les hommes et les femmes se regarderaient avec neutralité. Personne ne serait plus « la bonne » ou « la moche ».

     

    - N’empêche… moi, je préfère aussi les beaux garçons aux moches.

     

    - Hein ?

     

    - Je dis que je préfère regarder les hommes beaux. Mais, ils s’en foutent de moi, ils regardent Fany. Ce qui est nul, vu que Fany ne veut pas être regardée, elle. Moi, juste un petit regard de rien du tout de temps en temps, ça m’irait. Je demande pas grand-chose.

     

    - Suzie, qu’est-ce que tu fais parmi nous ?

     

    - Je l’ai déjà dit. Je veux couper des organes génitaux masculins. Et dites ! Est-ce que c’est chez vous qu’on montre ses seins dans les manifs ?

     

    - Non, c’est chez les Femen…

     

    - Ah… Ah, bon, dommage… parce que y a que ça de joli chez moi, les seins…

     

     

     

     

  • Pourquoi j'écris des histoires

    A 11 ans, j’ai remporté le 1er prix d’un concours organisé par les Editions de l’Amitié et on m'a demandé de choisir entre 50 livres de littérature jeunesse ou une journée avec un écrivain à Paris - un écrivain valait donc 50 livres ? - j'ai choisi sans hésiter de rencontrer l’auteur. A Paris ou ailleurs.

     

    Nicole Vidal m’a baladée pendant 8 heures sur son scooter à travers la ville. On a mangé des glaces et des crêpes, on a discuté toute la journée comme de vieilles copines qui ne se seraient pas revues depuis longtemps. Elle m’a raconté ses voyages en Amérique du Sud, ses tours du monde à moto, son enfance en Indochine, ses petits boulots. Devant la cage des éléphants du zoo de Vincennes, je lui ai raconté les histoires que je gribouillais sur le bureau de ma chambre et elle m’a demandé de choisir le titre du roman qu’elle était en train d’écrire après m’en avoir fait un résumé.

     

    J’ai réfléchi, puis j’ai dit : La Nuit des Iroquois.

     

    Je l’ai reçu un an plus tard dans ma boite aux lettres, il m’était dédié. Un mot à l’encre bleu ciel était ajouté sur la première page : « A Judith (Juju pour les amis) avec l’espoir que ce livre la décidera à écrire les jolies histoires qu’elle m’a racontées. Affectueusement, Nicole Vidal ». Le sort était jeté.

     

    Nous ne sommes jamais revues mais nous avons correspondu pendant vingt ans, puis elle est morte. Je ne l'ai su que parce que les lettres se sont arrêtées un jour.

     

    Chaque mot jeté sur une feuille depuis cette rencontre est en partie dédié à ma fée baroudeuse.

     

     

     

     

     

  • Coton et dentelles

    Joe avait longtemps hésité entre une carrière de bassiste ou de poète ; chacune d'elles avait ses fans. Les groupies du bassiste étaient sans doute plus ostensiblement déchaînées et hurlantes mais les celles du poète sous des dehors plus sages étaient tout aussi ferventes et dévouées - il l'avait observé sur les réseaux sociaux.

    Finalement, il avait choisi la poésie et ne l'avait jamais regretté. L'honorable collection de petites culottes en coton, soie, dentelles et skaï qui ornait les murs de sa chambre depuis dix ans inspirait le plus grand respect à son ami Ben qui avait fait le choix de la musique. Il n'aurait jamais imaginé que le vers français ouvrait l'accès à une telle variété de lingerie fine.

  • Le tigre et la vie

    Je ne sais pas courir.

     

    Faux.

     

    Si un tigre me coursait, là maintenant, mes jambes exécuteraient le mouvement de la course sans attendre mon avis, sans me laisser le temps de penser, de tergiverser sur mon aptitude à. Elles ne s’occuperaient pas de mes états mentaux, de mon auto-dénigrement, de mes idées parasites sur moi et le monde. Je courrais, bon an mal an, mais je courrais. Et je serais peut-être surprise de ma capacité à le faire efficacement.

     

    Si je ne cours pas, ce n’est pas parce que je ne sais pas le faire. Si je ne cours pas, c’est parce ma vie n’est pas en jeu.

     

    Que je crois.

  • La blonde et le chat

    La femme blonde et sophistiquée dans cette publicité pour une marque d’alimentation de luxe pour félins feuillette un album photos qu’elle commente en caressant un chat racé sur ses genoux :

    « Tu vois, là, c’est le jour où tu as été stérilisé, mon chéri ».  

    Le chat ronronne, on ne l’entend pas, mais certainement il ronronne. Gros plan sur la tête levée vers sa maitresse, yeux mi-clos, air paisible et satisfait.

    Pas d’homme dans le cadre. Pas d’homme dans la maison de la blonde en tailleur. C’est sans doute mieux pour tout le monde.

  • Malheur solidaire

    A la sortie du confinement qui avait duré trois mois, elle replongea comme tout le monde dans la grande agitation générale. La situation économique du pays était déplorable. Bien sûr, les plus riches de la planète s'étaient enrichis mais les plus pauvres étaient encore plus miséreux. Les États comptaient sur l’esprit de solidarité des citoyens pour remplumer leurs caisses. L’avenir s’annonçait difficile pour une grande partie de la population mondiale. Il allait falloir se retrousser les manches. L’Autre Monde annoncé par les utopistes du web ne semblait pas près de s'épanouir.

     

    Elle se demanda alors, si elle n’aurait pas dû mettre à profit ces quatre-vingt-dix jours autrement qu’en se rongeant les sangs pour son télétravail et en maugréant contre les contingences. Quatre-vingt-dix jours, comme la vie, c’est court, c’est long. Bien assez, quoi qu’il en soit, pour faire autrement, essayer des choses, prendre du temps pour soi, repenser le sens, se plaire à s'ennuyer, regarder de nouveau les occupants de son espace domestique… Puis, elle chassa ces piteux regrets en se disant qu’elle aurait été bien égoïste alors de penser à elle alors que des gens mouraient tous les jours dehors, que d’autres vivaient à 10 dans 20 m2, que d’autres encore n’avaient pas de quoi manger. C’était la moindre des choses que de participer au malheur général et même d’en prendre une part active. Oui, elle avait eu raison de subir la situation - ça n’avait servi à rien, mais ça la rendait solidaire de la détresse universelle. Et sa conscience n’était pas maculée du sceau de l’égotisme. Quel soulagement.

     

    Le malheur pour tous, voilà qui était un vrai concept démocratique et égalitaire. (Le diable riait bien).

     

     

  • engagé

    N’ayant jamais pris le temps de sonder son être, d’explorer les facettes de sa personnalité, de déceler ses propres mensonges intérieurs, ne s’étant jamais posé de questions sur lui-même et ne sachant pas même pas ce qui était bon pour lui et ses proches, il prétendait pourtant savoir ce qui était bon pour les autres êtres humains, pour la cité, pour l’humanité toute entière et était engagé depuis vingt ans dans une carrière politique dont le relatif succès régional suffisait à satisfaire son ego.

  • Lit Big Size

    La vie est parfois aussi vaste et confortable qu’un lit BIG SIZE. On peut y étendre les jambes et les bras en toute amplitude. Se tourner, se retourner, se mouvoir d’un espace à un autre sans rencontrer aucun obstacle et sans gêner aucun corps.

    Cette vie sans entrave, sans résistance et sans heurts est alors assimilée à un état de félicité qui contient pourtant en lui-même son propre achèvement si l’on n'y prend garde. Il arrive souvent, en effet, par manque de vigilance, que le lit gigantesque se métamorphose en un étroit lit de camp, de toile et de métal, inhospitalier, hostile à la quiétude du corps et de l’esprit.

     

    Nous n’avons rien saisi du passage de l’un à l’autre sort et nous nous cognons aux barreaux de fer pestant vainement contre notre infortune.

     

     

     

     

     

    Illustration : Lit à barreaux, création pour Anselm Kiefer

     

  • où est le problème ?

    Elle vivait confinée depuis l’âge de trente ans, cela n’avait donc pas changé grand-chose à sa vie de se voir interdire du jour au lendemain, l’accès aux rues, aux jardins, aux squares, aux voyages. Elle travaillait à domicile et maitrisait mieux que quiconque toutes les nouvelles technologies du numérique, les salons de discussion, les outils de visio-conférence qui lui permettaient depuis des années de rester en lien avec les membres de l’équipe de son entreprise. L’ensemble home cinéma-enceintes high-tech qu’elle s’était offert pour ses trente-cinq ans mettait à sa portée, et dans des conditions exceptionnelles de réception, tous les supports culturels dont elle rêvait : livres, films, séries, musiques, concerts, visites guidées dans les musées... Elle écrivait, jouait de la guitare, chantait, partageait ses créations. Sur YouTube le nombre de ses fans ne cessait d’augmenter de manière exponentielle.  Elle aimait cuisiner avec des ingrédients importés du monde entier et inventait chaque jour de nouvelles recettes qu’elle partageait sur son blog « Cuisines du monde à domicile ». Elle avait une hygiène de vie parfaite et était abonnée à des séances de sport en ligne : Pilates, Yoga et body bump. Elle se tenait informée des événements planétaires et participait activement à la sauvegarde des espèces végétales et animales en militant à distance dans une O.N.G qui l’avait élue « membre le plus actif de l’année 2017 ». Elle avait applaudi tous les soirs le personnel soignant à 20 heures lors du premier confinement, reconnaissante du travail effectué même si elle ne sentait pas personnellement menacée par la maladie puisqu’elle n’était plus en contact physique avec personne depuis bien longtemps. Elle rencontrait des hommes et femmes sur les réseaux sociaux ou sur des sites de rencontre. Elle faisait l’amour grâce à un casque virtuel très sophistiqué et inventait des scénarios chaque fois inédits, dans des lieux que le monde extérieur n’aurait pu lui offrir, avec des personnages qu’elle n’aurait pu rencontrer dehors. Parfois, cela arrivait, elle tombait amoureuse et vivait des idylles tout à fait satisfaisantes. Au moment des ruptures, son chat Kafka la consolait.

    Bref, elle ne comprenait pas pourquoi le monde entier faisait toute une histoire de ces épisodes de confinement à répétition. Si, comme elle ces dix dernières années, chacun s'était organisé pour vivre cloîtré la pandémie n’aurait pas eu lieu et on ne serait pas en train de s'angoisser à l'idée d'une potentielle fin du monde.

     

     

     

    Illustration : Felice Casorati. ~ Daphne at Paravola, 1934, Galleria Civica d’arte moderna, Turin.

  • voisin de quartier

    ne le dites pas à mon amoureux

    mais depuis que je vis

    sur mon balcon confinée

    un voisin de quartier

    en vis-à-vis

    en nez-à-nez

    me fait des signes

    sans parler

    des coucous

    des bisous de la main

    au moment du dîner

    il me tend des boudoirs

    que je ne peux toucher

    penche la tête à droite

    comme un mini Clooney

    il pose il rit il danse

    saute

    va se cacher

    juste avant que maman

    ne vienne le chercher

    disant :

    c’est l’heure du bain !

    ou bien de la tété

  • La chanson de Fernando

    Fernando se trouve très beau

    il a un gros ego

    et une grosse moto

    il y pose des bimbos

    à poil ou en maillot

    qui crient : ohhhhh, Fernando !

    Oooooh !

     

     

    Fernando aime les femmes

    avec de gros lolos

    s’en sert comme coussin-peau

    pour faire son rototo

    puis les vire du cargo

    comme un vrai salopiaud

    Ohhhh Fernando !

    Noooooo !

     

     

    Fernando a une grosse libido

    il aime le porno

    et rédige des sextos

    pour se taper cathos

    psychos,

    schizos,

    angelots,

    filles du Lido

    Oh Fernando !

    Chauuuuuud !

     

     

    Fernando est-il un gros macho

    ou un parfait salaud

    rustaud

    faraud

    sado 

    péquenaud

    blaireau ?

     

    Il finira KO

    entre les deux cuisseaux

    d'une gentille femme-ado

    ou d’une folle nympho

    attention urgo-bobo

    dans son cerveau

    Pan, un pruneau

    Oooooh, Fernando !

    Finito.

     

  • ascèse

    Elle avait décidé une fois pour toute que tout irait mal, que rien ne se passerait jamais comme elle le souhaitait, que la vie n’était qu’un long labeur, une somme de tâches plus éprouvantes les unes que les autres.

    Ainsi son existence s’en trouvait simplifiée puisque guidée par une vision unilatérale cohérente. Elle s’appliquait à souffrir avec une grande détermination. A le faire savoir aussi : la seule petite consolation satisfaisante qu’elle s’accordait dans cette vie d’ascèse qu’elle s’imposait.

     

    Pour qui, pour quoi ?

     

    Qui sait où l'orgueil va se loger...

  • Inopportun

    En pleurs, Justin supplia l’équipe médicale de revoir une dernière fois sa femme et ses enfants avant de mourir sur son lit d’hôpital. Tant et si bien que le médecin de garde ce soir-là, appela la famille pour proposer qu’exceptionnellement elle puisse, avec toutes les mesures de sécurité qui s’imposaient dans ces circonstances singulières, venir au chevet de l’agonisant afin de lui faire ses adieux.

     

    Le cadet de ses fils était en train de terminer une partie de Fortenite en ligne qu’il ne pouvait interrompre sans risquer de perdre une vie virtuelle impétueusement sauvegardée. Son fils aîné, était engagé depuis vingt minutes dans le visionnage du dernier épisode de The Leftovers ; il allait sans dire qu’il ne pouvait envisager de quitter son écran à un moment si crucial de la narration. Sa femme, quant à elle, venait d’enfourner un soufflé au fromage, plat qui, comme chacun le sait, ne supporte aucune rupture de chaleur et n'attend pas pour être dégusté.

     

    Ils étaient désolés, vraiment, mais le moment s'avérait inopportun.

     

    Comme tous les moments que Justin avait jusqu'à présent choisi pour interagir avec eux, d'ailleurs, soupira son épouse en raccrochant. 

     

     

  • Vivre

    On guette, on est sur le qui-vive, on protège ses arrières mais ça se passe ailleurs. Le champ qu’on croyait miné est vierge. Le champ qu’on pensait sauf est piégé.

     

    On s’attend au pire : on a raison. Et, on a tort. Car rien n’arrivera comme on l’a imaginé.

     

    Parce que la vie est un grand fracas de tout et qu’on est le centre de rien. Parce que le sens nous dépasse. Parce que la vie n’a pas vocation à être juste ou injuste. Elle est.

     

    Je Vois ce qui se présente à moi. J’agis. Je mets de l’ordre. J'aime.

     

    Je vis tant que cela est possible. Avec joie.

     

    Je Vis.

     

     

     

     

     

    Illustration : Levitaciones, Martin Corpertari, 2009.

  • nos regards

    J'ai été un enfant, les photos en noir et blanc l'attestent.

     

    Mes amis aussi ont tous été des enfants, j'en ai maintenant la preuve.

     

    Quand je vois leurs regards, leurs moues, leurs sourires, leurs grimaces, je me plais à imaginer une grande cour de récréation dans laquelle nous aurions fait connaissance à l'âge de nos photographies.

     

    Je fantasme une grande journée durant laquelle nous aurions eu le temps de nous rencontrer, jouer à l'épervier, au foot, à l'élastique,

     

    où nous aurions pu nous battre, nous disputer, tomber amoureux, tricher, faire des clans, pleurer, bouder, nous réconcilier,

     

    où nous aurions fait des rondes, des croche-pieds, rapporté à la maîtresse, dit "t'es ma meilleure amie", dit "t'es plus ma meilleure amie", dit "celui qui ment va en enfer".

     

    A la tombée de la nuit, on se serait embrassés : Au revoir. A dans 10, 20, 30 ou 40 ans. Selon.

     

    Et l'on se serait reconnus, un jour, sans hésiter une seule seconde, juste à nos regards

     

    dont pas un n'a changé.

     

     

     

     

  • mes morts

    Mes morts se manifestent souvent ces derniers jours. Je ne sais pas ce qu’il en est des vôtres. Reviennent-ils plutôt l’après-midi, en soirée ? A l’aube, au crépuscule ?

     

    Les miens sont facétieux, ils me réveillent la nuit et chuchotent des mots à mon oreille :

     

    Alors, ma fille, comment vas-tu ? Comment t’en sors-tu ? As-tu enfin compris ?

     

    - Quoi, papa ? Comprendre quoi ?

     

    Mais il est déjà parti.

  • quid

    Si je n’apprends rien de moi durant cette période, je n’apprendrai jamais rien.

     

    Si elle ne pose pas de questions sur mes liens, mes relations à l'autre, mon rapport à mes proches et à moi-même : qu’en dire ?

     

    Si elle ne remet pas en cause mon appréhension de l'Intérieur et de l'Extérieur : qu'en faire ?

     

    Si elle ne me permet pas de Voir mes habitudes délétères, mes mécanismes, mes enchaînements machinaux : alors quoi ?

     

    Si elle n’est pas le moyen de faire un pas de côté, de labourer quelques champs laissés en friche, d’essayer quelque chose : quid du sens ?

     

    Si, finalement, elle n’est qu’un temps subi qui n’attend que de me voir sauter de nouveau, pieds joints, mains attachées derrière le dos, dans la précipitation du monde, alors :

     

    pauvre de moi.

  • Rendez-vous

    Mince, j’ai loupé le rayon de soleil.

     

    J’ai raté le rayon de soleil furtif qui apparait quotidiennement sur mon balcon côté rue avant 15h40.

     

    J’ai juste eu le temps de le voir disparaitre derrière le toit de l’immeuble d’en face au moment où je me précipitais entre l’étendoir à linge et la litière du chat.

     

    Il a juste eu le temps de caresser ma joue une demi-seconde et c’était fini.

     

    Je dois attendre demain.

     

    C'est ma faute. Pas la sienne.

     

    On ne loupe pas ce genre de rendez-vous.

     

    C’est aussi insensé que d'oublier un rendez-vous amoureux.

     

    Peu importe le télétravail, peu importe les copies, les mails, les visioconférences.

     

    Il y a des manquements à la vie impardonnables,

     

    en temps de confinement.

  • Fenêtre sur cour

     

    Vous sentez comme nos immeubles sont pleins de nous ?

     

    Comme ils sont plus lourds de tous nos corps rassemblés, de toutes nos masses, de nos chairs odorantes à tous les étages, de nos corps enlacés et fourbus, de nos plaisirs communs ou solitaires ?

     

    Vous entendez comme ils bruissent plus clairement de nos pas, de nos rires, de nos repas en famille, de nos mots gros ou doux, de nos cris de jouissance ou de fureur, de nos paroles vaines ou amoureuses ?

     

    Vous sentez comme ils sont peuplés de l’odeur de nos soupes à l’oignon, de nos pains, de nos tartes aux pommes, de nos tajines, de nos gratins dauphinois, de nos sauces bolognaises ?

     

    Vous entendez comme ils résonnent des disputes d’enfants, des batailles d’eau et de polochons, des guerres fratricides et des batailles rangées de warriors, de hobbits, d'orques et de gobelins ?

     

    Pendant ce temps, dans la rue, des mouches volent.

  • histoires de confinement

    Abdel en quarantaine avec Mathilde aurait préféré être confiné avec sa collègue de travail, Josie. Elle-même rêvait d’un confinement avec Raoul qui n’en pouvait plus de son confinement avec sa femme Claire et leurs trois enfants qui auraient préférés, eux, être confinés chez la baby-sitter, Sabrina, elle-même en confinement contraint avec Olivier. Olivier, de son côté, fantasmait un confinement avec Valérie et Coralie tandis qu’elles-deux rêvaient d’un confinement rien qu’à elles, empêché par leur vie maritale avec Vinz et Roger qui auraient, quant à eux, juste bien aimé aller boire une bière.