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A force de fréquenter sa maitresse, il était redevenu amoureux de sa femme.
Sa femme, alors, était devenue l’amante qu’il devait cacher à sa maitresse qui n’allait plus tarder à devenir son ex-maitresse jusqu’à ce qu’il se lasse de nouveau de sa femme et qu’il ne jette son dévolu sur une nouvelle maitresse qui lui ferait momentanément oublier sa femme.
Je ne vois jamais les oiseaux manger le pain et boire l’eau que je laisse sur le rebord de la fenêtre de ma cuisine. Leur passage est uniquement signifié par l’absence des choses.
De même, qui sait à quel moment mes élèves se saisissent de ce que je laisse au bord, pour eux ?
A quel endroit précis s’acte l’ingestion, l’assimilation ? Sans doute quand nous sommes hors de portée les uns des autres, séparés depuis longtemps. Quand nous sommes devenus des disparus.
Cette nuit, j’ai relié tous les grains de beauté de ton dos du bout de mon index et j’ai vu apparaitre la carte d’une île que je ne connaissais pas avec, au milieu, une malle au trésor que je n’ai pas osé ouvrir de peur de voir s’échapper des souvenirs qui ne me regardent pas.
Ne pas s’autoriser à recevoir avec la même gravité et la même profondeur la mélancolie émanant d’une chanson de ABBA et celle prenant sa source dans un texte de Verlaine, n’est-ce pas contraindre et borner inutilement sa sensibilité ?
Il y a assez de prisons au dehors ; bien fou qui crée ses propres chaines.
Dans cet établissement, les agrégés ont une table de travail à l’écart en salle des professeurs, leur espace réservé à la cantine, leur titre affiché sur le casier avec la spécification " lettres modernes " ou " lettres classiques " (qui crée un autre système hiérarchique tacite). On les regarde de loin, avec une curiosité mêlée de déférence. On ne leur adresse la parole qu’en cas de nécessité extrême et certainement pas pour leur demander où est la salle D207 parce qu’on est nouvelle et que les dédales du bâtiment nous sont encore étrangers. Je l’apprendrai à mes dépens.
En tant que " maitre auxiliaire académique " fraichement débarquée, j’ai à peine l’autorisation d’inspirer le même air que mes collègues titrés. Ne témoigné-je d’ailleurs pas d’une grande effronterie en les nommant " collègues " puisque le terme laisserait entendre que nous sommes des égaux ? Ce qui n’est absolument pas le cas : la structuration socio-spatiale du lycée en est un signe probant.
J’apprends donc assez rapidement à m'adapter aux conventions liées à l'exercice de la communication au sein de l'équipe pédagogique : je baisse la tête quand je suis amenée à croiser l’une des créatures au hasard d’un couloir, je me retiens de parler de la pluie et du beau temps ou de plaisanter devant la machine à café pour ne pas passer pour une superficielle petite tête de linotte et je marche sur la pointe des pieds pour ne pas gêner les réunions de travail des hellénistes.
Un jour que je lis un ouvrage des Éditions de Minuit dans un fauteuil de l’espace réservé aux professeurs certifiés, moins réfractaires à se mêler à la populace des vacataires et autres rebuts de l’Éducation nationale, une "professeure agrégée de lettres classiques" se penche vers moi :
- Tiens, tu lis du Claude Simon, toi ?
Dans son regard une grande incrédulité superposée à une légère, une once, une minuscule, une imperceptible et fugace lueur de respect. Mais, elle se reprend vite. Et ne m'adresse plus une seule fois la parole sur la période de mes deux mois de remplacement.
- Tu dois marcher en ayant conscience de l’espace de ton corps, refais-le.
Je me concentre sur l’expression « l’espace de ton corps » et je traverse la salle pour la deuxième fois devant le groupe de profs inscrits à la formation : La conscience du corps et de la voix dans l’espace-classe.
- Tu n’as pas bien entendu. Je te demande de marcher « dans ton corps ». Traverse l’espace en étant « dans ton corps », tu comprends ? répète la comédienne quadra, bras croisés, sourire de traviole, ruban doré emmêlé dans une chevelure rouge et bouclée d’où jaillissent d’énormes boucles d’oreilles en plastique jaune.
Je recommence, docile, un pas devant l’autre, tentant de saisir les limites de mon corps dans l’espace, de l’espace de mon corps, de l’espace en dehors de mon corps, de mon corps traversant l’espace.
J’entends les bâillements d’un stagiaire à mon troisième passage.
- Non, décidément, tu ressembles à une enveloppe vide.
Je me demande si c’est parce qu’elle a été virée dès le premier tour du casting de la dernière pièce de Schiaretti au TNP ou si c’est parce qu’elle n’est pas arrivée à atteindre ses 507 heures ou si c’est parce que sa carrière de comédienne commence à se limiter à des formations en direction de fonctionnaires de l’Education nationale qu’elle me parle comme à une merde depuis le début du stage.
Elle traverse la pièce avec ses cheveux rouges et ses boucles jaunes, les bras le long du corps, les épaules basses, la tête droite :
- Vous voyez, c’est ça : « marcher dans son corps ».
Quentin, 16 ans, sait bien que les règles sont rouges et non bleues comme dans la pub, mais il est quand même un peu troublé de les découvrir sur la serviette périodique de son amoureuse lors du premier rapport sexuel. Il sait aussi que le clitoris est un organe essentiel du plaisir féminin (il a observé des schémas en coupe très détaillés), il se concentre donc pour l’atteindre et l’exciter avec application car il a conscience des ramifications nerveuses internes qui sont censées amener son amie à l’orgasme. Il s’applique à une caresse buccale car il sait que la variété des stimuli contribue à la montée du plaisir mais prend également soin de laisser sa partenaire prendre des initiatives car il veut que l’acte d’amour se déroule sur un plan d’égalité : les femmes ne sont pas des objets sexuels à manipuler comme des pantins dociles.
Malgré toute sa bonne volonté et les heures passées à écouter des émissions de radio féministes consacrées au plaisir féminin, Quentin se fait engueuler par Coralie car « il n’est pas à ce qu’il fait » et que « c’était mieux avec Joris qui, sait, lui, ce que c’est, une femme ». Quentin passe sa langue sur le coin de sa bouche qui a le goût métallique du sang menstruel.
Les gens, c’est pas moi. Les gens, c’est les autres. Mais, ça, les gens ne le savent pas. Ils pensent que c’est moi, Les Gens. C’est pourquoi ils disent : les gens sont tous des imbéciles ou bien les gens ne se rendent pas compte. Mais moi, je sais bien que les gens c’est eux, sans moi. On ne me la fait pas.
Ma première vision de rentrée au lycée ce matin est celle d’un élève qui parle à une feuille. Il est penché sur elle et la traite de tous les noms de sa mère. Ce n’est pas une feuille de papier, ce n’est pas une feuille de cours, c’est une belle grande feuille d’arbre séchée, rousse, tombée tardivement d’un platane.
Pourquoi le destin a-t-il fait se rencontrer, ce matin de janvier, cet élève et cette feuille dans le long couloir d’un lycée professionnel du bâtiment et des travaux publics ? Pourquoi l’histoire a-t-elle si mal commencé ?
Nique ta mère, la feuille.
Elle fait très bien la feuille morte.
Je te défonce, toi et toute ta famille, la feuille.
Elle ne perd pas sa dignité de feuille. Elle laisse l’orage passer.
Aujourd'hui, non seulement je suis en osmose avec les astres, la lune, le soleil, la matière terrestre, aérienne et marine ; la bise dans le cou est une caresse, la flaque de boue est une eau bénite, la pollution urbaine est une touchante trace humaine, mais je suis aussi en parfaite harmonie avec mes Frères et Sœurs. Dans la boutique Nature et Découvertes à deux jours de Noël, leurs coups d’épaule sont des messages de communion spirituelle et le brouhaha nerveux de la clientèle mêlé à la playlist Musique du monde m’arrive comme un chant divin.
La réponse agacée de la dame dans la file d’attente quand je lui demande si mon sac ne la gêne pas provoque chez moi un élan de compassion vers son enveloppe corporelle. Je l’enlace de toute la tendresse dont je suis capable mais je sens une forte résistance en elle. J’essaie d’attendrir à l’aide de petits mouvements de massage circulaires ses points de tension dorsale certainement dus à un rythme de vie fatigant et à un métier contraignant mais elle se dégage furieusement et m’assène un violent coup de coude dans le nez. Les clients échauffés par l’attente ralentie me passent sur le corps pour accéder plus vite à la caisse en criant : Elle a que ça à foutre d’emmerder le monde, celle-là ?!
Je repars avec un pack d’huiles essentielles relaxantes, un coussin de méditation et un CD "Paix intérieure et plénitude".
- 138,50 euros, madame. Vous avez la carte de fidélité ?
Elle maintient son bonheur du bout de ses deux bras comme elle tiendrait deux murs prêts à s’effondrer. Le problème, c’est que la position est difficile à conserver et que pendant ce temps-là, elle ne peut pas faire grand-chose d’autre. Si elle relâche un peu son effort d’un côté ou d’un autre les murs tremblent et des bouts de plâtres tombent à ses pieds.
Le sourire du début s’est peu à peu transformé en un rictus figé. Parfois, elle essaie de se rappeler pourquoi elle reste là, les deux bras écartés. Ah oui, mon bonheur, mon bonheur, c’est vrai…
Je veux que tout le monde soit heureux autour de moi, je me coupe en quatre, je me coupe en dix, je fais des crêpes, je fabrique des guirlandes, j’organise des sorties, je fais à manger pour tout le monde, je décore la table, je prépare les voyages, je me décarcasse, je me mets en quatre, je me mets en dix, je fais des plannings, je fais des surprises, je fais des cadeaux, je fais des pâtisseries, je demande « Ça va ? Tu ne manques de rien ? », je mets la musique pour danser, je tire par la main pour danser, je pousse sur la piste de danse, je veux que mes enfants s’amusent, je veux qu’ils aiment mes plats, je veux qu’ils se réjouissent, je veux qu’ils soient joyeux, « Ça va ? Tu es sûr que ça va ? », je devance les envies, je suis dans la tête de mes proches, je sais ce qu’ils veulent, je les satisfais toujours tout le temps, je m’affaire pour que tout aille bien, je me démène pour que personne ne manque de rien, je ne supporte pas le manque d’enthousiasme, je ne supporte pas qu’on trouble ma fête, je n'accepte pas qu’on ne veuille pas être heureux avec moi, je ne comprends pas que mon plaisir ne soit pas partagé. Je suis un tyran du bonheur.
Le directeur de l’association artistique me dit : « Et dans mon équipe, il y aura essentiellement des femmes. » - Ah bon ? Pourquoi ? - Parce que je veux valoriser les femmes, les rendre plus visibles. - Ah. - Oui, les femmes apporteront une autre vision, elles ont un rapport au monde différent, plus sensible. - Ah ? Les femmes ont un rapport au monde plus sensible ? - Oui, c’est sûr. Et le rapport au pouvoir est différent aussi. - Vous pensez que dans une équipe essentiellement féminine les rapports de pouvoir seront atténués ? - Oui, bien sûr. - Vous êtes sérieux ? - Pardon ? - Non, rien. - Vous n’avez pas l’air convaincue. Vous ne croyez pas à la discrimination positive ? A la parité ? Aux quotas ? - Non. - Comment ça ? Mais vous n’avez pas confiance dans « la femme » ? - Autant que dans « l’homme » : je crois en l’individu responsable. Et en la mixité à tous les niveaux, sur tous les plans. Si vous donnez le pouvoir à un groupe quel qu’il soit, les mêmes mécanismes se mettent en branle, ce n’est pas une question de genre. - Hé bien moi, je suis féministe, je soutiens la lutte des femmes. Vous devriez être reconnaissante ! - Pas sûre qu’elles vous aient demandé quelque chose. Mais ça part d’une bonne intention. C’est gentil de votre part. - Vous vous foutez de moi ? - Non, cela ne se peut. Les femmes sont des êtres sensibles et sans malice. - Bien, je crois qu’on va s’arrêter là. - Vous ne me voulez pas dans votre harem finalement ? - MON ASSOCIATION ARTISTIQUE ! - Oui, pardon, je suis confuse, je confonds les mots parfois.
Les gens sont égoïstes, ils meurent n’importe comment, de manière anarchique ou selon une logique qui n’appartient qu’à eux, sans prévenir la plupart du temps, à l’arrache, à des moments qu’on n’attend pas et qui ne nous arrangent jamais, alors que nous, on avait prévu de s’amuser, alors que nous, on allait bon train dans la vie. Les morts jouent les trouble-fête. Ils sont là, égoïstes, arrogants, avec toute leur morgue, à nous rappeler que tout a une fin, à faire la nique à nos certitudes et à nos luttes enthousiastes. Et, ils nous laissent seuls sur la diagonale du vide à contempler la vaste étendue du Rien à perte d’horizon. Les morts sont des scélérats sans foi ni loi.
Il mesure 1 mètre 77, il a les yeux verts, les cheveux bruns mi-longs, un nez bizarre, un genou droit tourné vers l'intérieur et des mains aux veines apparentes.
Il est jaloux, méchant, arrogant, vaniteux, hypocrite, impatient, fainéant, lâche, égoïste, blessant, sournois, injuste, peureux, rossard, médiocre, odieux, indigne, mauvais et fourbe.
La plupart du temps, il se terre, planqué dans son antre de crapule galeuse et ne bronche pas.
Mais quand il surgit, sans prévenir, emporté, déchaîné abruti et grotesque, c'est fou, on jurerait que c'est
Un jour quelqu’un m‘a dit que je lisais trop. Ma première réaction a été de prendre cet individu pour un imbécile. C’était la meilleure celle-là. Pour qui se prenait-il ? J’étais surtout vexée comme un pou, car derrière cette assertion s’en cachait une autre : je ne savais pas vivre. Enfin si : je savais manger, boire, dormir, aller travailler, rencontrer des gens, donner mon opinion, faire la fête, aller et venir dans la société, faire un enfant même, mais est-ce que je m’étais déjà posé les bonnes questions sur la vie, sur ma relation aux autres et à moi-même ? Est-ce que je m’étais déjà arrêtée deux secondes pour me voir vraiment, voir les autres ? Est-ce que la somme de textes que j’avais lus, que j’avais ingurgités, les formules apprises par cœur, les belles citations copiées-collées, ma bibliothèque pleine, m’avaient aidée à vivre, à donner du sens, à comprendre quelque chose et à faire de moi un être en conscience ? Vous vous souvenez de la question de Clarisse à Montag dans Fahrenheit 451 : " Etes-vous heureux ?". Elle est bête. Elle révolutionne tout. Il m’aura fallu cinq années entre cette remarque et sa prise en considération progressive pour sentir s’opérer un vraiment virement en moi. Pour comprendre que l’on peut se donner l’illusion de vivre pendant très longtemps et, ce, en toute bonne foi. Qu'on peut passer une vie à se mentir à soi-même, à se voir tel qu'on a envie de se voir, à se mystifier pour rester dans une zone de confort satisfaisante pour l'égo. Qu’on peut passer toute une vie à lire, à donner des cours, à faire des conférences, à fréquenter des milieux culturels, à avoir des avis sur tout sans faire bouger un iota de sa propre humanité. Qu’on peut passer sa vie dans une recherche d’idéal, dans un fantasme, dans un rêve éveillé, qu’on peut passer sa vie « en littérature » sans jamais toucher terre. Ce n’est évidemment pas le fait de lire qui est problématique en soi mais l’idée de croire qu’une vie passée à lire est une vie passée à vivre. Ça peut être vrai, mais ça peut être faux. Si une autre dimension n’émerge pas à un moment donné. Pour faire passer les « carpe diem », et autres citations à tatouage, à une mise en pratique effective et réelle, pour passer du slogan mécanique « Tous ensemble, tous ensemble » à l’Essence même de la formule. Y a du sacré boulot. Y a du boulot sacré. Ô Yeah.
La veille de sa mort, il se rendit compte qu’il n’avait pas encore commencé à vivre. C’était à peine trop tard. Il lui restait plusieurs heures pour réparer cette faute dont il était le seul responsable même si son premier réflexe après le constat avait été de se tourner pour chercher un ou des coupables. Comme il avait toujours vécu seul, il ne perdit pas de temps à cet enfantillage. Il se demanda alors non pas ce qu’il aurait fait s’il avait vécu (les regrets sont aussi une perte de temps surtout à quelques heures de la mort) mais ce qu’il voulait, là, maintenant, dans l’instant. Dire à sa voisine de palier qu’il était amoureux de ses petits chapeaux à voilette de veuve et écrire une chanson pour lui déclarer son amour furent les réponses spontanées qui se présentèrent à lui. Il n’avait jamais osé adresser la parole à une femme sans manquer de s’évanouir. Il consacra quatre heures à la composition de la chanson, deux heures à sa répétition devant le miroir du salon. Les vingt minutes d’aubade devant la veuve aux chapeaux furent les instants les plus pleins et les plus intenses de sa vie. Il leur resta alors encore un peu de temps pour s’aimer, rire et s’émouvoir l’un de l’autre. Puis il mourut comme prévu, unifié et heureux dans un grand YES d’assentiment.
Anne Sylvestre se leva un matin en se promettant de mettre son poing sur le nez de la prochaine personne qui lui demanderait de chanter dans la rue, à la radio ou en concert sa chanson à succès "Les gens qui doutent" qui avait fini par lui sortir par tous ses trous de nez à elle.
On dirait tu fais le mort On dirait tu bouges plus Tu respires plus On dirait tu louches légèrement Et tu ouvres la bouche Avec la langue qui pend On dirait tu as le bras tout mou Quand je le lève Et je le laisse tomber Non plutôt On dirait Ton bras est tout raide Tout dur Tout froid On dirait tu es immobile On dirait ton cœur bat plus On dirait Tu fais très bien le mort On dirait On s’embrasse plus On se caresse plus On dirait On se regarde plus On dirait tu peux plus m’énerver Quand tu trouves une autre fille intéressante On dirait tu fais le mort On dirait tu es immobile et ton odeur n’est plus là On dirait on va plus au cinéma tu râles plus contre les pigeons On dirait tu m’enlaces plus avant le café On dirait tu rigoles plus On dirait on se tient plus la main On dirait tant pis pour la mer tant pis pour les bateaux On dirait tu existes plus On dirait tu fais plus de rêves plus de cauchemars On dirait ton ventre gargouille plus contre mon oreille On dirait On dirait tu fais trop bien le mort
Tu sais comme la nostalgie n’est pas ma tasse de thé, comme elle me fait l’effet d’une molle débâcle face au réel, comme elle peut devenir pathétique quand elle se complait dans le regret d’images trafiquées de soi-même, comme elle confine au morbide quand les visages sur les posters punaisés ne sont plus que ceux des cadavres de notre jeunesse, tu sais tout ça, je te l’ai répété mille fois, mais, quand même, quand même,
Oh qu’il est beau, hein il est beau, oui madame, il est beau votre bébé C’est fou comme il est beau ce bébé non, Jacqueline ? ah oui, il est beau ce bébé très beau regarde, il nous sourit oh, il nous sourit il te sourit, Jacqueline il te sourit regarde comme il est mignon dans son petit manteau blanc avec son petit bonnet blanc ah, il est beau je peux le toucher, madame ? oh Jacqueline, regarde ça, as-tu vu déjà vu si beau bébé ? oui, au revoir, madame, au revoir beau bébé au revoir.
Tu as vu ça ? il est noir très noir mais il est beau ce bébé.
Ce matin, le jeune homme trisomique du bus C18 est plus jovial qu'à l'accoutumée et son look est particulièrement étudié. Il porte une chemise bigarrée bien repassée et un pantalon assorti aux couleurs dominantes du haut du corps. Dans la main droite, il tient un beau bouquet de fleurs entouré de cellophane et papier de soie. Mais surtout, il pète beaucoup moins que d'habitude, ce qui témoigne d'un profond bouleversement métabolique de son être. Bref, il m'a tout l'air amoureux.
A sept ans, je rencontre pour la première fois ma grand-tante Lydia, sœur de ma grand-mère Iole que je n’ai pas connue puisqu’elle morte de la tuberculose quand ma mère avait douze ans. Comme je lui dis que je suis en CE1, elle m’explique qu’elle ne sait pas lire, qu’elle n’a jamais pu apprendre parce qu’elle n’est pas allée à l’école et qu’elle a dû travailler tôt. Les adultes présents acquiescent. Je me sens prise d’une grande compassion pour le sort de cette femme qui, voyant mon désarroi, me demande si je serais d’accord pour lui apprendre à lire. Le cercle familial s’exclame que c’est une bonne idée. Me voilà investie d’une mission qui m’enthousiasme autant qu’elle m’inquiète. Comment vais-je m’y prendre pour apprendre à lire à une adulte ? Je suis moi-même en cours d’apprentissage et même si je me saisis avec empressement de tous les livres qui me tombent sous la main à la maison, je n’ai jamais songé à ce que pouvait être la transmission de ce savoir-faire. Je dois imaginer une stratégie didactique pour être à la hauteur du défi qui m’est offert. J’élabore rapidement un plan de leçon et choisis un support textuel que je connais bien puisqu’il s’agit de l’album que je suis en train de lire et dont je ne me sépare pas, un conte africain intitulé Le baobab merveilleux.
« Tout le monde est surpris. Tout le monde est ébahi : les femmes et les enfants, les parents et les petits-enfants, les frères et les sœurs, les oncles et les tantes, les beaux-frères et les belles-sœurs, les nièces et les neveux, les cousins et les cousines. Enfin toute la famille. Et même un arrière-arrière-petit-cousin.
Petit lièvre distribue toute la nourriture : les viandes, les sauces, les légumes, les desserts, les boissons.
Il distribue tout. »
Je suis du doigt les lignes du livre, je m’arrête sur les mots que je syllabise comme j’ai vu faire la maîtresse. Mon élève est très attentive et plutôt douée. Elle apprend vite. Quand elle bute sur un mot, je l’aide sans la brusquer. Je mets toute mon énergie à la guider patiemment, je l’encourage, je prends le relai quand c’est trop difficile en lui disant que ce n’est pas grave et qu’on verra ça plus tard.
Je passe ainsi une heure à apprendre à lire à Lydia sous le regard amusé de la tribu familiale. Elle me remercie chaleureusement à la fin de la leçon. Je suis aussi fière de ses progrès rapides que de moi-même.
Oui, je suis très fière d’avoir été capable de relever cette gageure et d’avoir permis à cette femme d’avoir accès au plaisir de découvrir des histoires, de s’allonger sur son lit avec un livre et de laisser ses rêves se peupler des personnages rencontrés dans les pages parcourues à la veillée. Cette victoire sur moi-même me permet aussi de m’approprier une noble place au sein du clan familial.
Je ne sais plus comment et par qui j’apprends le jour-même que Lydia est en fait institutrice depuis plus de trente ans.
La nouvelle de la mystification concertée agit comme un séisme intérieur, un ébranlement de toutes mes fondations. Les rires m'arrivent de très loin. Je suis pénétrée de honte.
Puis, chacun retourne à ses occupations.
Ce soir-là, « Toute la famille mange bien et s’endort le ventre plein. Même l’arrière-arrière-petit-cousin. »
Dans ma vie, j’ai été très tôt et souvent « la nouvelle ». La nouvelle de la classe, la nouvelle du quartier, la nouvelle du lotissement. L’élément insolite, la particule étrangère, la partie inconnue. Celle qu’on attend au tournant. Toujours. Celle qui, du coup, apprend à observer avec une attention mêlée de défiance les membres du nouveau groupe à intégrer, déjà là, bien installé, sûr de lui, solide. Du moins en apparence, car le groupe est une créature mouvante et parfois imprévisible. La nouvelle doit y faire ses preuves, doit en appréhender très vite les codes, s’adapter aux règles déjà établies. Elle suscite dans le même temps curiosité bienveillante et jalousie féroce, désir et rejet. Sa personne devient objet de transfert, de projection sur lesquels elle n’a pas de prise. La première main tendue lui donne presque l’envie de pleurer de reconnaissance. Mais elle ne le fera pas : le groupe n’est pas une bête facilement attendrissable. Chacun doit y gagner sa place et son statut avec courage, la tête haute. Car, le groupe pense qu’il est bien comme cela, qu’il n’a pas besoin de nouvelles têtes, de nouveaux bras et voit l’intruse comme un membre surnuméraire. C’est à la nouvelle d’avoir la générosité du voyageur.