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Portrait - Page 2

  • Action ou Vérité

    Dès le début, j'ai trouvé ça débile, le jeu Action ou Vérité. Ceux qui choisissaient Action se retrouvaient le plus souvent à devoir embrasser un autre ado du groupe devant tout le monde.
    Je finissais toujours par m'endormir sur un sofa, shootée au Malibu. Ma copine Céline me donnait un coup de coude de temps en temps : "P...., Judith, réveille-toi ! Y a Nicolas qui embrasse Mariam !" (Nicolas était très beau et Mariam, tout le monde l'appelait Smarties tellement elle avait des boutons d'acné...). Nul, je vous dis.
     
    Mais c'est sûrement là que j'ai commencé à inventer des histoires pour sauver ma peau : je choisissais toujours Vérité et je racontais n'importe quoi. N'importe quoi mais pas n'importe comment.
     
    Oui, c'est là que tout a commencé.

  • Co-working

    A la fin de la soirée, Marcus proposa à Bénédicte de co-worker avec lui dans une coopérative éco-responsable auto-gérée. C’était donc tout ce qu’avait à lui proposer ce trentenaire dans la première force de son âge après trois Apérol Spritz. Même pas un petit appel du pied sous la table durant ce long apéro-dînatoire. Bénédicte se contenta de suçoter sa paille en inox en prenant garde de ne pas manifester de manière trop ostentatoire son ennui profond, ce qu’il interpréta comme une invitation à enchaîner sur un savant calcul de son empreinte carbone au quotidien.

  • Barouf

    Dans ma bibliothèque, parfois, je fais exprès de ranger les uns contre les autres des auteurs qui ne peuvent pas se sentir. Morts ou vivants.
    Cet auteur aujourd'hui mort ne supporterait pas de côtoyer cet auteur vivant. Cet écrivain vivant n'a que mépris pour cet auteur mort. Cet auteur vivant déteste de notoriété publique cet écrivain vivant. Ces deux poètes morts ne pouvaient pas se voir en peinture.
     
    La nuit, il arrive que tout le monde s'engueule. Je suis obligée d'intervenir :
     
    - Hé ! Oh ! C'est pas bientôt fini ce barouf !
     
    La dernière fois, j'ai entendu grommeler :
     
    - Pour qui elle se prend celle-là ?
     
    mais quand j'ai allumé la lumière, personne n'a bronché.

  • La folle allure

    Quand je serai plus vieille qu’aujourd’hui, je voudrais ressembler à cette femme de 83 ans rencontrée cet été en Bretagne et qui avait l’air d’une jeune fille. Non pas parce qu’elle portait un joli short, un beau pull en mohair et des sandales jaunes mais par ce qu’elle dégageait de bonheur de vivre et d’amour pour les autres et pour elle-même. Elle nous a invités à regarder un court métrage dans lequel elle figure, réalisé dans l’année par une très jeune femme. On la voit conter son amour pour un homme de 10 ans de moins qu’elle : « Quand il arrive, je cours vers lui et je me jette dans ses bras ! ». Elle découvre le plaisir de longues heures d’amour physique, d’amour tout court. Ils sont beaux. Âgés et beaux. Parce que vivants, conscients du temps et de la mort - dont elle ne parle pas. Je crois que si l’on employait le mot de « jeunisme » devant elle, cela la ferait doucement sourire ; elle s’en fout. Elle évoque sa voisine « une jeunette de 50 ans » qui pleure beaucoup sur son sort alors qu’elle a la vie devant elle. Elle sourit tendrement.
    Elle vit, c’est tout ce qui lui importe. Elle aime, elle est aimée. Elle est aimée parce qu’elle aime. Qu’elle a toujours aimé les autres. Elle est infiniment aimable. Il n’y a pas grand-chose d’autre à comprendre. Quand on rencontre une personne de cette qualité, on ne peut que tomber amoureux, amoureuse d’elle quel que soit son âge car il n’existe plus.
    Nous la quittons, elle reprend son vélo, car elle doit aller acheter du poisson pour elle et son amoureux, pour sa fille qui dînera avec eux. Nous la regardons partir, légère, jambes nues, belle et vive et c’est la phrase d’Annie Le Brun adressée à toutes les femmes hardies et libres qui arrive à moi comme une évidence : « Vous n’avez pas d’âge mais la folle allure de ceux qui n’arrivent jamais ».

  • Pointe-Courte

    Le chat de la Pointe Courte n'essaie même pas de te séduire.
    Il attend le thon de ton assiette, la seiche.
    Enfin, tu crois.
    Tu lui tends le thon, la seiche. Tu déposes à terre un morceau. Il continue de te fixer. Sans rien dire. Sans bouger.
    Il te fixe comme s'il attendait quelque chose que tu dois deviner.
    Et que tu ne devines pas.
    Tant pis pour toi. Pauvre touriste.

  • Diabolo-moules

    Gabrielle de la Maisonneuve nous garde, ma sœur et moi, le temps d'un été à Saint-Jouin-Bruneval.

    Elle a 18 ans, elle est parisienne, blonde-Dessange et très jolie. Elle porte des robes de tennis en éponge, des bandeaux pour retenir ses cheveux coupés au carré et des bijoux en or.

    Ses parents lui ont enjoint de travailler cet été-là chez nous pour voir de près à quoi ressemble la vie des gens du peuple.

    Elle me dit qu'elle a un nom à particule parce qu'elle vient d'une famille noble et que, quand elle se mariera, la cérémonie sera annoncée dans Point de vue, Images du monde (je ne sais pas de quoi elle parle, j'acquiesce).

    Elle parle de son prochain rallye pour étudiants de la haute société (je pense qu'elle parle de courses de voitures, j'acquiesce.)

    Nous garder l'ennuie profondément, ça se voit. Elle ne fait même pas semblant de s'amuser.

    Quand elle nous emmène à la mer, elle nous laisse sur la plage et part faire du zodiac avec le maître-nageur. Elle revient au bout d'une heure échevelée et souriante. Ça nous change.

    Elle ne comprend pas que mon père se fâche et la fasse raccrocher un jour qu'elle est au téléphone (son petit ami appelle de New-York en PCV depuis plus de 30 minutes).

    Un jour de grande tablée joyeuse de communistes, mes parents ont fait des moules-frites. Elle cherche les couverts. Je lui montre comment on mange les moules au Havre : on se sert d'une coquille vide pour pincer la moule d'une autre coquille et on la porte à la bouche. On mange les frites avec les doigts après y avoir jeté du vinaigre. Je la vois pâlir puis quitter la table. Comme on s'inquiète de son absence ma mère va la chercher. Elle la retrouve en pleurs dans le jardin.  Elle ne peut pas manger sans couverts entourée de gens qui rient et parlent fort de choses contraires à ses valeurs. Elle s'excuse mais ces mœurs du peuple sont trop grossières pour elle.

    Mon père, visiblement insensible aux charmes juvéniles de la noblesse française la surnomme rapidement "La vieille baraque" quand elle a le dos tourné.

    - Elle est où la vieille baraque ?

    Trois semaines après son arrivée, nous nous quittons tous sans regret.

    Enfin presque...

    - Elle est où ta baby-sitter ? s'inquiète le maître-nageur.

     

     

    Le jour où la dernière Clodette est morte, éditions Le Clos Jouve.

     

     

     

     

     

  • Gratitude

    Gratitude envers tous ceux que j’aime,
    Ça, c’est une évidence,
    (Quoique je ne l’exprime pas si souvent,
    Et c’est un tort),
    Mais gratitude également,
    envers les autres
    et surtout ceux
    et qui auraient tendance à provoquer en moi un élan de désolidarisation de l’être humain.
    Gratitude, oui,
    envers cet homme tout rouge et gesticulant qui joue les petits chefs et m’invite à la compassion pour celui qui semble ne toujours pas avoir compris qu’il allait mourir demain,
    gratitude
    envers cet homme qui éructe son opinion inébranlable sur ce réseau social, cherchant la polémique, s’acharnant à avoir raison et qui me montre où ne surtout pas placer toute ma précieuse énergie de la journée,
    gratitude encore,
    envers cette femme dont la face déformée par la colère et le ressentiment me rappelle de quoi j’ai l’air quand je me laisse aller à l’aigreur et à la rancune,
    gratitude, oui,
    envers cette femme qui met son casque sur ses oreilles alors que son petit garçon de trois ans est en train de lui parler, de tester ma capacité à ne pas foutre mon poing dans le nez à tous les personnes dégoûtantes croisées dans la journée,
    gratitude, gratitude,
    envers les extrémistes de tous poils qui s’accrochent comme des forcenés à leurs opinions et qui m’indiquent, par là-même, le chemin du doute et de la distance,
    gratitude encore,
    envers cet homme qui me prend pour une idiote et qui ne sait pas à quel point je peux l’être vraiment quand je veux,
    gratitude,
    envers tous les vivants-morts qui me montrent la voie de la désertion des espaces mortifères et qui, par conséquent, désignent sans le vouloir, celui de la vie,
    gratitude, oui,
    envers cette femme pleine de culpabilité et de masochisme (orgueil, orgueil) qui m’apprend à ne pas me mortifier inutilement,
    gratitude, gratitude,
    envers cet homme qui fronce les sourcils d’un air exagérément sévère lors de mon entretien et qui me rappelle que tout est un jeu où chacun joue son rôle, rien de plus (vraiment, rien de plus)
    gratitude envers tous ceux qui me rappellent que je ne suis pas grand-chose, ou si peu, et qui m’indiquent, chaque jour un peu plus,
    la direction de mes priorités vitales,
    de moins en moins nombreuses
    et que je peux compter
    aujourd’hui
    sur les doigts
    d’une seule main.
    Oh oui,
    gratitude. ❤

  • Boule à neige

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    Je vis dans une boule à neige. Il n’y fait ni chaud ni froid. J’ai un époux, qui porte une chemise à carreaux, et un enfant qui tient un chien avec une laisse. Ils sont à côté de moi, à ma droite. Mon mari ne tient pas ma main mais une hache dont il ne se sert pas. Nous sommes debout devant un chalet en pin nordique sur lequel est inscrit le mot « CHALET ». Le chien semble à l’arrêt comme s’il guettait une proie. Si vous approchez votre visage du plexiglas, vous verrez un petit lapin blanc au pied d’un sapin situé derrière le chalet. Le chien ne l’a jamais attrapé. Mon enfant ne sourit pas, il tient la laisse. Mon mari tient une hache. Moi, je ne fais rien de spécial. Mes mains sont posées sur un tablier vert posé sur une robe rouge. Nous ne sommes ni heureux ni malheureux. J’attends que la neige tombe. C’est de plus en plus rare.

  • Papi-chocolat

    Deux-trois choses que je sais de lui.

    1. Je l’appelais papi-chocolat parce qu’il était boulanger-pâtissier à Corbehem et qu’on repartait toujours avec des tablettes de chocolat au lait quand on passait à la boulangerie. J’aimais l’odeur du pétrin et du four à pain. Parfois, je roulais des croissants que j’enfournais moi-même avec la grande pelle.
    2. Il faisait de la sérigraphie et de la photographie. Il a gagné les premiers prix de concours dans les années 60-70 pour des images de mines en friche, de terres désolées du Nord et de gueules de coron. Plus tard, il emmenait des jeunes femmes dans sa cave transformée en atelier pour les prendre en photo toutes nues. A cette époque, les brunes et les blondes avaient toutes la même coiffure, une coupe à la Stone. Mon cousin Laurent s’était exclamé en voyant l’un de ces portraits nus : C'est maman ! – Mais non, avait ri papi, ta maman ne pose pas pour moi, voyons ! Moi, je m’inquiétais pour elles car je craignais qu’elles ne prennent froid : c’était aussi l’endroit où mamie conservait ses confitures au frais.
    3. Il portait toujours sur lui un peigne en corne qu’il sortait régulièrement de la poche arrière de son pantalon pour replacer sa mèche. Il me faisait un clin d’œil et disait : Y a pas à dire, je suis beau.
    4. Il avait été un temps franc-maçon puis s’était fait virer parce que finalement c’était tous des cons. J’ai longtemps cru que ces gens faisaient partie d’une communauté de maçons intègres et je ne comprenais pas pourquoi papi-chocolat s’était disputé avec d’honnêtes ouvriers. « C’est à cause de sa trop grande gueule » m’avait-on expliqué plus tard. Je n’en sus pas plus.
    5. Il jouait du saxo et de la clarinette.
    6. C’était un anar de droite, lecteur de Céline et de Nabe. Ses sérigraphies étaient antiaméricanistes, antisocialistes, anticonsuméristes. Un peu anti-tout vu que le monde ne donnait à voir qu’"un spectacle affligeant de médiocrité et de mauvais goût sans fin".
    7. Quand il est mort, je suis allée rendre ses derniers emprunts à la bibliothèque municipale de Douai : La Nouvelle extrême-droite de C.Bourseiller, Full metal Jacket et Le Déclin de l’Empire américain.

    - Il y a une amende pour retard, m’a dit la bibliothécaire

    - Je lui ferai savoir, ai-je répondu.

    Il m’a donné un petit coup de coude dans les côtes et m’a lancé un dernier clin d’œil en se recoiffant.

  • le paysan du coin

    le touriste dit au paysan du coin

    que sa femme a des aïeux dans le hameau

    une arrière-grand-tante et de lointains cousins

    qu’il pense acheter dans la région

    pour un retour à l’essentiel

    pour un retour aux sources

    pour enfin côtoyer de vrais gens

    authentiques

    étrangers aux intérêts urbains

    et aux polémiques stériles

    le touriste explique au paysan du coin

    comment s’occuper de sa terre

    comment labourer son champ

    comment créer une coopérative

    comment développer une agriculture biologique

    qui respecte les hommes et l’environnement

    et protège les générations futures

     

    il va pleuvoir, je rentre

    dit le paysan du coin

    au touriste qui lève la tête

    sur un ciel bleu

    que rien

    jusqu'au soir

    ne viendra perturber

     

  • Zébulon

    L’homme se dévisse la tête pour regarder la fille assise derrière sa femme, son cou s’allonge comme le corps de Zébulon dans le manège enchanté, penche en alternance à droite à gauche, pour voir la fille dans le dos de sa femme. L’homme se fout de ce que la femme raconte et elle se fout de ne pas être écoutée, elle continue de produire une logorrhée sans fin, les mots accrochés les uns aux autres, sans pause, sans attente de réponse ou d’assentiment. Le cou de l’homme s’étire tant et si bien qu’il va finir par s’enrouler autour du corps des clients du café qui passent à côté de la table, la femme continue de parler, l’homme continue de ne pas écouter, une absence mutuelle à l’autre vécue sans drame, une habitude de vie commune solitaire, deux corps juxtaposés comme deux phrases sans lien logique.

    La fille quitte le bar, le cou de l’homme reprend une forme normale, il est surpris de se retrouver devant sa femme qu’il avait oubliée :

     

    - Tu m’as posé une question ?

     

    - Non.

     

     

     

    Photo d'une oeuvre de Céline Cléron

  • le jeu

    J’essaie de jouer le jeu depuis le début. On ne peut pas dire que je ne fasse pas d’effort. Je pourrais rejoindre ceux qui l’ont abandonné depuis longtemps : ils sont à l’asile ou dans une grotte lointaine. Mais je n’ai le courage ni des fous ni des sages. J’écris des textes qui parfois disent que je ne joue plus : le fait de poser un seul mot sur une feuille dénonce déjà la supercherie. Tout écrit est une justification.
    Ne plus jouer consisterait à faire silence, à rejoindre la fixité des morts. Peut-être, un jour. Pas maintenant.
    Je jette tous les mots du dictionnaire à la benne. J’en garde deux seulement, que je ne dirai pas.

  • Longtemps, il pensa que si sa poésie était fade, c'était parce qu'il ne souffrait pas suffisamment

    Longtemps, il pensa que si sa poésie était fade, c'était parce qu'il ne souffrait pas suffisamment. Il n'avait même pas eu la chance de vivre une enfance calamiteuse comme certains de ses confrères. Considérant que sa vie n’était pas assez pourvoyeuse de malheurs, il décida, un jour, de tremper sa plume dans le sang de scarifications qu’il prenait soin de s’infliger quotidiennement à l’aide d’une petite lame de rasoir bien affutée. Comme il n’avait pas eu soin de l’aseptiser régulièrement, il chopa une vilaine septicémie et son corps fut bientôt recouvert de cicatrices purulentes à vif.
     
    Il souffrit beaucoup. Beaucoup. Étrangement, sa poésie ne s’en trouva ni pire ni meilleure.

  • Les villes des mois d'août

    Les villes des mois d’août sont comme vides de tout
    Et cependant emplies de pauvres et de fous.
    Celui-là, sur un banc, mange un gros bout de mou
    Tandis que sa voisine le regarde, debout.
     
    Toi, voyeuse cachée, bien planquée dans un coin
    Penses-tu ô naïve échapper au dessin ?
    Les mois d’août des villes font de tous les présents
    Des complices, des frères, sociétaires du moment.
     
     
     
     
     
     

  • Du Bien et du Mal

    Arrête avec ce pain tu vas faire mourir les canards
    dit la maman à l’enfant qui apprend à six ans
    qu’on peut faire mal en pensant faire bien
    et se demande dans l’instant
    si du coup on peut aussi
    faire bien en pensant faire mal
    pensées en ricochet sur l'eau du lac.

  • mea culpa

    Après avoir diffusé pendant deux ans des vidéos de propagande anti-épilation, prôné la liberté de s’émanciper du joug des diktats qui pèsent sur le corps féminin et exhibé ses poils d’aisselles avec une assiduité militante, la Youtubeuse annonce aujourd’hui à ses 125 K abonné.e.s d’un air grave et solennel sa décision mûrement réfléchie de se raser de nouveau et déroule pendant quinze minutes un argumentaire visant à expliciter les raisons qui ont conduit à ce revirement qui ressemble à un dédit.
     
    Quinze minutes d'un mea culpa argumenté et étayé à l'attention des regards du monde entier tournés vers ses poils et ses dessous de bras puisque, sans doute, de l’existence ou de l’absence de ces poils d’aisselles dépend l’évolution des conflits mondiaux, des luttes armées, des suicides planétaires, des famines, de l’esclavage moderne, du chiffre d’affaire d’Amazon, de la faille de San Andreas, de l’équilibre du système cosmique.
     
    Elle se lève pour saluer ses fans en joignant ses deux mains en signe de contrition. La dernière image de la capsule s'éternise quelques secondes sur un joli nombril percé.

  • Qu'une chose à faire...

    Je n’avais pas de credo, je n’étais pas militante, je n’étais pas convaincue, je n’aimais pas les débats d'idées,  je n’avais rien à vendre, je n’étais pas particulièrement maligne, ne pas comprendre m’apparaissait plus intéressant que le contraire, je n'avais pas envie de rédiger une thèse, je n’aimais pas beaucoup parler - ni à table ni au téléphone - je faisais des courses au trésor que je ne trouvais jamais, je n’avais pas de réponse, je n’avais aucune imagination, il ne me restait plus qu’une chose à faire : écrire.

  • défonce

    La mère donne une fessée à la petite fille pour lui apprendre à ne pas courir vers les voitures.
    - La prochaine fois que tu vas sur la route, je te défonce.
    Au cas où elle n’aurait pas compris.
     
    Combien d’années avant que la petite fille ait envie de défoncer sa mère ?
    Combien d’année avant qu’elle ait envie de se défoncer toute seule ?

  • Pas de quoi...

    Dans mon semainier, j'ai entouré en très gros, en très fluo, "11h15" sur la colonne du vendredi 5 mars.
     
    Rien à côté. Pas de nom, pas de note, pas d'adresse.
    Juste en très gros, en très fluo un cercle autour de "11h15".
    Demain, donc, en fin de matinée, il se passera
    quelque chose,
    quelque part,
    sans moi.
    Ce qui est vrai depuis des siècles et des siècles, partout dans le monde, à toutes les heures du jour et de la nuit.
     
    Pas de quoi en faire un fromage.

  • Paris-Nice

    Pendant quelques minutes, je suis le chihuahua de la cagole du Paris-Nice de 17h12. Je cale ma petite tête contre le cou de ma maîtresse, je glisse mon museau dans sa chevelure blond-cendré parfumée au Shalimar et je m’endors en poussant de petits gémissements d’aise.

     

    Bientôt, je fais des rêves de chihuahua. Ma maîtresse s’est assoupie, elle aussi.

     

    Nous ne nous réveillons pas quand le monsieur SNCF chargé de récupérer les ordures du wagon passe devant notre siège.

  • tsunami

    Ce matin, j'ai consulté les numéros gagnants du LOTO. Je suis retournée me coucher.
     
    Il a dit "Alors" ?
     
    J'ai dit "Rien".
     
    La mer s'est un peu éloignée. On s'est rendormis. J'ai fait une rêve de tsunami.

     
  • Avoir l'air

    Il y a des personnes qui ont l’air très gentilles mais qui sont méchantes. Très méchantes. Oui, méchantes. Grimaçantes derrière le masque affable.

     

    Tandis que des êtres à l’aspect bourru sont parfois très gentils, vraiment. Oui, ils sont gentils, aimables derrière la couche rugueuse.

     

    Certaines gens paraissent très profondes. Profondes vraiment ; et puis, quand on se penche pour sonder la profondeur, oh ! c’est un trompe-l’œil ! On peut toucher la surface du bout des doigts. De profondeur nenni. Un vernis.

     

    D’autres individus semblent si superficiels, juste au niveau zéro des choses. Mais à bien y regarder, leur légèreté est un voile à soulever pour voir le paysage entier. Un vaste et beau paysage aux multiples contrastes.

     

    Et puis quelquefois, pour nous faciliter la tâche, les gens ont juste l’air de ce qu’ils sont.

  • Moche... and so what ?

    Quand je dis que je suis née et que j’ai vécu au Havre, on me répond souvent : la ville la plus moche de France ?

     

    Déjà enfant, je ne comprenais pas ce qu’il y avait derrière le mot « moche ».

    C’était « ma » ville. Elle n’était donc ni moche ni belle. La question ne pouvait pas se poser en ces termes.

     

    Le béton, laid ? Non.

    Le gris des murs ? Non.

    Les grandes avenues rectilignes à la new-yorkaise ? Non.

    Les places à l’allure soviétique ? Non.

    L’architecture de Perret ? Non.

    Le « pot de yaourt » d’Oscar Niemeyer ? Non.

     

    Ou peut-être que si, tout compte fait.

     

    Comment j’aime cette ville ? Je ne sais pas. Ni par chauvinisme ni par régionalisme. J’y ai des souvenirs agréables, des souvenirs bof.

    Je ne sais pas ce que cela me ferait de la découvrir pour la première fois aujourd’hui, quels adjectifs j’y associerais.

    Je ne sais pas si elle est « belle » ou si elle est « laide ». C’est trop tard. Elle est dedans moi. Je suis sa sœur jumelle, elle est mon ADN.

     

    En suis-je moi-même plus laide ? Plus belle ?

     

    Le Havre, « la ville la plus moche du monde ». Oui.

     

    Disons du monde, même.

     

    And so what ?

  • Métro M.P

     

    C'est vrai, ici, il y a eu cet enfant de dix ans tué devant la boulangerie du quartier à coup de fusil pendant un règlement de compte,

     

    c'est vrai, ici, il y a eu cette femme défenestrée du quatrième étage par son mari sous les yeux de nos élèves,

     

     c'est vrai, ici, chaque jour on nous dit le racket, les menaces, le shit,

     

    mais ce matin, quand même, à la sortie de la bouche de métro Mermoz-Pinel, les branches nues des arbres du boulevard sont une délicate dentelle sur un fond d'aube mauve et bleue.

  • No inspiration

    - Je peux pas écrire, j'ai pas d'inspiration.
    - Driss, je vais vous dire un secret mais vous me jurez de ne le répéter à personne.
    - Huumm...
    - L'inspiration n'existe pas.
    - Hein ?
    - L'inspiration n'existe pas. On nous a menti durant toutes ces années.
    - Pourquoi on nous a menti ?
    - Je ne sais pas. Peut-être pour nous intimider. Peut-être pour faire croire que seules certaines personnes étaient investies de ce pouvoir venu "d'en haut".
    - Oh.
    - Alors qu'il faut regarder en bas.
    - Où en bas ?
    - Partout autour de vous. Là, sur cette table par exemple. Ces murs. Vos camarades.
    - J'ai pas d'imagination.
    - Moi non plus. Aucune. Ça tombe bien tout est déjà là.
    - J'ai pas d'idées.
    - On n'écrit pas avec des idées. Ecrire n'est pas une activité intellectuelle.
    - Quand même...
    - On écrit avec ce qui existe à portée de main, de vue, d'expérience. Mais attention, pour ça, comme tout artisan, vous avez besoin de bons outils. Exactement comme ceux qui sont dans l'atelier d'à côté : truelle, malaxeur, platoir, taloche, équerre, barre à débuller, burin.
    - Y a une boîte à outils pour l'écriture ?
    - Oui, et vous devez découvrir ces outils dans un premier temps et apprendre à les utiliser. Même chose avec les matériaux dont vous avez besoin : ciment, gravier, sable, eau…
    - Comme un maçon ?
    - Exactement. Un écrivain est un maçon. Je n’aurais pas mieux dit, Driss. On le monte ce mur ?

  • Panique

    Bénédicte était en totale panique. Alors qu’elle était le soir-même l’invitée référente d’une table ronde intitulée « Sois belle et tais-toi : la publicité, antre du sexisme ? », Stanislas, son coiffeur attitré, lui faisait faux bond et elle ne parvenait pas à remettre la main sur son petit chemisier en soie vert assorti à ses yeux qui mettait si bien en valeur sa svelte silhouette.

  • La maman étanche

    7h10, ligne A, bébé dans sa poussette lève les yeux vers maman, son bonnet, ses écouteurs, son smartphone, son écharpe, son masque. C’est bon, il reste encore les yeux.
     
    Ah non, ils sont fermés.

  • les garçons

    Les garçons aussi ont besoin de nous
    les garçons ont besoin de nous
    au même titre que les filles
    les garçons ont besoin
    vraiment besoin
    ils ne sont pas plus forts
    ils ne sont pas plus sûrs
    ils ne sont pas plus solides
    non
    pas plus robustes
    l’élève écrit
    « à chaque fois que je la vois
    je recule d’un pas
    elle sourit quand elle me voit
    pourtant j'ai peur d’elle
    je recule d’un pas, vite »
    les garçons ont peur
    de ne pas être à la hauteur
    les garçons disent des bêtises
    sur les filles
    parce qu’ils n’y comprennent
    pas grand-chose
    souvent rien
    les garçons ont besoin de nous
    ils ne sont pas moins fragiles
    ils ne sont pas moins vulnérables
    les garçons aussi
    ont besoin
    d’être pris dans nos bras
    consolés
    protégés
    d’eux-mêmes parfois
    si on veut éviter la catastrophe
    la grande catastrophe
    du
     
    trop tard
     
     

     
  • Tour de passe-passe

    L’ami nous dit qu’il aime janvier car le printemps y est en germe, les oiseaux commencent leur migration, les éléments agissent en catimini mais préparent le grand chambardement visible, l’invisible déploie ses forces vitales à notre insu.

     

    Impermanence et retour. Processus cyclique mais festival de nouveautés. Le bourgeon sur la branche n’est jamais le même.

     

    Sur la route, l’ami ornithologue fait apparaitre des oiseaux dans les champs, les arbres et le ciel.

    Je n'essaie pas de deviner le tour de passe-passe.  Je me contente de Voir.

  • malgré tous les malgré

    bravoure de chaque instant
    le devoir de la joie
    tant que reste la lumière
    malgré tous les malgré
    qui ne manquent pas
    qui sont là depuis le début
    malgré tous les malgré
    pister la joie
    sans attendre que les autres
    sans attendre que le monde
    et malgré les jours
    qui assaillent
    ô qui mordent oui
    qui déchirent parfois
    malgré tous les malgré
    embrasser la joie
    coûte que coûte