Gabrielle de la Maisonneuve nous garde, ma sœur et moi, le temps d'un été à Saint-Jouin-Bruneval.
Elle a 18 ans, elle est parisienne, blonde-Dessange et très jolie. Elle porte des robes de tennis en éponge, des bandeaux pour retenir ses cheveux coupés au carré et des bijoux en or.
Ses parents lui ont enjoint de travailler cet été-là chez nous pour voir de près à quoi ressemble la vie des gens du peuple.
Elle me dit qu'elle a un nom à particule parce qu'elle vient d'une famille noble et que, quand elle se mariera, la cérémonie sera annoncée dans Point de vue, Images du monde (je ne sais pas de quoi elle parle, j'acquiesce).
Elle parle de son prochain rallye pour étudiants de la haute société (je pense qu'elle parle de courses de voitures, j'acquiesce.)
Nous garder l'ennuie profondément, ça se voit. Elle ne fait même pas semblant de s'amuser.
Quand elle nous emmène à la mer, elle nous laisse sur la plage et part faire du zodiac avec le maître-nageur. Elle revient au bout d'une heure échevelée et souriante. Ça nous change.
Elle ne comprend pas que mon père se fâche et la fasse raccrocher un jour qu'elle est au téléphone (son petit ami appelle de New-York en PCV depuis plus de 30 minutes).
Un jour de grande tablée joyeuse de communistes, mes parents ont fait des moules-frites. Elle cherche les couverts. Je lui montre comment on mange les moules au Havre : on se sert d'une coquille vide pour pincer la moule d'une autre coquille et on la porte à la bouche. On mange les frites avec les doigts après y avoir jeté du vinaigre. Je la vois pâlir puis quitter la table. Comme on s'inquiète de son absence ma mère va la chercher. Elle la retrouve en pleurs dans le jardin. Elle ne peut pas manger sans couverts entourée de gens qui rient et parlent fort de choses contraires à ses valeurs. Elle s'excuse mais ces mœurs du peuple sont trop grossières pour elle.
Mon père, visiblement insensible aux charmes juvéniles de la noblesse française la surnomme rapidement "La vieille baraque" quand elle a le dos tourné.
- Elle est où la vieille baraque ?
Trois semaines après son arrivée, nous nous quittons tous sans regret.
Enfin presque...
- Elle est où ta baby-sitter ? s'inquiète le maître-nageur.
Le jour où la dernière Clodette est morte, éditions Le Clos Jouve.