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Characters - Page 5

  • nos regards

    J'ai été un enfant, les photos en noir et blanc l'attestent.

     

    Mes amis aussi ont tous été des enfants, j'en ai maintenant la preuve.

     

    Quand je vois leurs regards, leurs moues, leurs sourires, leurs grimaces, je me plais à imaginer une grande cour de récréation dans laquelle nous aurions fait connaissance à l'âge de nos photographies.

     

    Je fantasme une grande journée durant laquelle nous aurions eu le temps de nous rencontrer, jouer à l'épervier, au foot, à l'élastique,

     

    où nous aurions pu nous battre, nous disputer, tomber amoureux, tricher, faire des clans, pleurer, bouder, nous réconcilier,

     

    où nous aurions fait des rondes, des croche-pieds, rapporté à la maîtresse, dit "t'es ma meilleure amie", dit "t'es plus ma meilleure amie", dit "celui qui ment va en enfer".

     

    A la tombée de la nuit, on se serait embrassés : Au revoir. A dans 10, 20, 30 ou 40 ans. Selon.

     

    Et l'on se serait reconnus, un jour, sans hésiter une seule seconde, juste à nos regards

     

    dont pas un n'a changé.

     

     

     

     

  • mes morts

    Mes morts se manifestent souvent ces derniers jours. Je ne sais pas ce qu’il en est des vôtres. Reviennent-ils plutôt l’après-midi, en soirée ? A l’aube, au crépuscule ?

     

    Les miens sont facétieux, ils me réveillent la nuit et chuchotent des mots à mon oreille :

     

    Alors, ma fille, comment vas-tu ? Comment t’en sors-tu ? As-tu enfin compris ?

     

    - Quoi, papa ? Comprendre quoi ?

     

    Mais il est déjà parti.

  • quid

    Si je n’apprends rien de moi durant cette période, je n’apprendrai jamais rien.

     

    Si elle ne pose pas de questions sur mes liens, mes relations à l'autre, mon rapport à mes proches et à moi-même : qu’en dire ?

     

    Si elle ne remet pas en cause mon appréhension de l'Intérieur et de l'Extérieur : qu'en faire ?

     

    Si elle ne me permet pas de Voir mes habitudes délétères, mes mécanismes, mes enchaînements machinaux : alors quoi ?

     

    Si elle n’est pas le moyen de faire un pas de côté, de labourer quelques champs laissés en friche, d’essayer quelque chose : quid du sens ?

     

    Si, finalement, elle n’est qu’un temps subi qui n’attend que de me voir sauter de nouveau, pieds joints, mains attachées derrière le dos, dans la précipitation du monde, alors :

     

    pauvre de moi.

  • Rendez-vous

    Mince, j’ai loupé le rayon de soleil.

     

    J’ai raté le rayon de soleil furtif qui apparait quotidiennement sur mon balcon côté rue avant 15h40.

     

    J’ai juste eu le temps de le voir disparaitre derrière le toit de l’immeuble d’en face au moment où je me précipitais entre l’étendoir à linge et la litière du chat.

     

    Il a juste eu le temps de caresser ma joue une demi-seconde et c’était fini.

     

    Je dois attendre demain.

     

    C'est ma faute. Pas la sienne.

     

    On ne loupe pas ce genre de rendez-vous.

     

    C’est aussi insensé que d'oublier un rendez-vous amoureux.

     

    Peu importe le télétravail, peu importe les copies, les mails, les visioconférences.

     

    Il y a des manquements à la vie impardonnables,

     

    en temps de confinement.

  • Fenêtre sur cour

     

    Vous sentez comme nos immeubles sont pleins de nous ?

     

    Comme ils sont plus lourds de tous nos corps rassemblés, de toutes nos masses, de nos chairs odorantes à tous les étages, de nos corps enlacés et fourbus, de nos plaisirs communs ou solitaires ?

     

    Vous entendez comme ils bruissent plus clairement de nos pas, de nos rires, de nos repas en famille, de nos mots gros ou doux, de nos cris de jouissance ou de fureur, de nos paroles vaines ou amoureuses ?

     

    Vous sentez comme ils sont peuplés de l’odeur de nos soupes à l’oignon, de nos pains, de nos tartes aux pommes, de nos tajines, de nos gratins dauphinois, de nos sauces bolognaises ?

     

    Vous entendez comme ils résonnent des disputes d’enfants, des batailles d’eau et de polochons, des guerres fratricides et des batailles rangées de warriors, de hobbits, d'orques et de gobelins ?

     

    Pendant ce temps, dans la rue, des mouches volent.

  • confinement et cross urbain

    Comme on n’avait plus le droit de se déplacer sans une raison autorisée par l’état et que, parmi la liste des excursions non condamnables, la pratique d’une activité sportive telle que le jogging arrivait en bonne place, on avait vu naitre, en une courbe aussi exponentielle que celle dessinée par la prolifération du virus, de nouveaux adeptes de l’hygiène corporelle.

    Ainsi, par exemple, les amoureux séparés dans la ville, enfilaient un survêtement et des baskets pour se rejoindre au pas de course et échapper ainsi à la suspicion de la police et de l’armée. Les solitaires non sportifs s’étaient mis à pratiquer le footing dans leur quartier afin de pouvoir prendre l’air en toute quiétude même s’il leur en coûtait et qu’ils crachaient leurs poumons. Les dealers, quant à eux, s’étaient vu dans l’obligation de tourner en rond au petit trot dans les espaces habituellement réservés au trafic tandis que leurs clients allaient et venaient à plus ou moins grandes foulées dans le but de se procurer les substances apaisantes qui leur permettaient de supporter l’enfermement.

    La ville s’était en quelques jours transformée en un grand parcours de cross urbain sur lequel des individus évoluaient sans d’autre perspective de récompense que l’amélioration de leur performance cardiaque.

    Bref, chacun se débrouillait pour continuer de vivre sa vie d’homme, de femme, d’amant, de célibataire, de drogué ou de trafiquant avec les moyens licites que la période lui accordait.

    Seuls les sans-abris levaient la tête avec résignation vers ce monde mouvant qui, confiné ou pas, n'en finissait pas de les laisser pour compte.

  • histoires de confinement

    Abdel en quarantaine avec Mathilde aurait préféré être confiné avec sa collègue de travail, Josie. Elle-même rêvait d’un confinement avec Raoul qui n’en pouvait plus de son confinement avec sa femme Claire et leurs trois enfants qui auraient préférés, eux, être confinés chez la baby-sitter, Sabrina, elle-même en confinement contraint avec Olivier. Olivier, de son côté, fantasmait un confinement avec Valérie et Coralie tandis qu’elles-deux rêvaient d’un confinement rien qu’à elles, empêché par leur vie maritale avec Vinz et Roger qui auraient, quant à eux, juste bien aimé aller boire une bière.

  • Pas le moment de dire

    On m’a dit

    que ce n’était pas le moment de dire

    que certains flics sont des mecs bien

    que certains chasseurs sont des chics types

    que certains handicapés sont des gros cons

    aussi cons que n’importe quel autre con humain

    qu’il existe des féministes prêtes à hystérectomier toutes les « sœurs »

    qui ne seraient pas prêtes à émasculer tous les hommes

    qu'il existe des écologistes prêts à rayer l'humanité de la Terre

    que le racisme est la tare la mieux partagée au monde

    qu'il ne suffit pas de se proclamer de gauche pour être un homme bon

    qu'il ne suffit d'être une femme pour être une belle personne

    que les sado-masos peuvent faire l'amour avec amour

    On m’a dit que ce n’était pas décent aujourd’hui

    de parler des hommes battus

    des hommes violés

    des femmes maltraitantes

    des femmes incestueuses

    des femmes pédophiles

    des femmes exciseuses

    des femmes de pouvoir

    aussi mégalomanes que leurs congénères mâles

    On m’a dit :

    pas aujourd’hui

    tu le diras un autre jour,

    plus tard

    quand tout ira mieux

    quand tout sera réglé.

    C’est pas le jour

    c’est pas le bon timing

    On m'a dit,

    surtout :

    ta gueule.

  • Les contingences

    Mince alors, c'est pas de chance, se dit-il, je suis en train de m'enfoncer dans des sables mouvants.

    C'est contrariant car j'avais d'autres projets ce matin. Je devais acheter une belle roquette au marché et de la burrata à l'épicerie italienne.

    Il essaya de rassembler ses idées et de se rappeler ce qu'il avait appris dans sa vie concernant ce phénomène naturel. Pas grand chose à vrai dire.

    Si je me débats, je m'enliserai plus rapidement que si je ne bouge pas. Mais je finirai malgré tout par disparaître. Plus lentement, cependant.

    Il tenta de se souvenir d'autres éléments qui auraient pu l'aider à échapper à son sort mais rien ne lui vint.

    Deux options s'offrent donc à moi : paniquer, m'agiter vivement et en finir au plus vite ou sauver quelques minutes de ma vie en attendant la fin.

    Il choisit la deuxième option et passa les quelques minutes qui le séparaient du sable dans la bouche à faire revivre le goût de la burrata sur son lit de roquette. Ces instants furent délicieux.

    Bien lui en prit car s'il avait pris la peine de se documenter un peu plus avant sur les sables mouvants, il aurait appris que

    "le corps humain, tout comme celui des animaux, a tendance à flotter dans l'eau, que la poussée d'Archimède joue son rôle dès qu'une partie suffisante du corps est immergée et que, dès lors, on ne peut pas être englouti. Au pire, on restera piégé le temps d'être secouru."

    En conséquence, son fatum ne dépendait plus de lui mais de l'agencement hasardeux des contingences qui permettrait, peut-être, d'aboutir à son sauvetage.

    Ce qui lui laissait finalement le temps de jouir pleinement d'un buffet royal.

      

     

  • L'ignominie de la bonté (épisode 2)

    La gentille horde du Camp du Bien était prête à me laminer, à me faire avaler mes dents, à m’accrocher à des crochets de boucher, à me flageller en place publique pour me m’apprendre à être bonne, altruiste, miséricordieuse, bienveillante envers mes semblables.

     

  • Pour ceux qui hurlent avec les loups

    Pour ceux qui hurlent avec les loups (expression bien désobligeante pour les loups, soit dit en passant).

    Merci de vos suggestions, mais non, je n'utiliserai pas les mots "personne en situation de handicap" ou "technicien de surface" dans le but de "ne pas heurter un public catégoriel",
    et, oui, je continuerai d'écrire sur tous les êtres humains

    et de les traiter sur un plan d'égalité littéraire

    car, selon moi, c'est là que réside le respect envers tous et la vraie reconnaissance de la dignité de chaque être.

    Donc, non, je ne m'interdirai aucun sujet, aucun personnage, aucune vision dans le but de ne pas déplaire.

    Si vous haïssez la littérature, ce n'est pas mon problème, c'est le vôtre.

  • Les groupes de rock ne devraient pas durer plus de dix ans. 

    Les groupes de rock ne devraient pas vivre plus de dix ans.  On dit que Yoko Ono est à l’origine de la séparation des Beatles. Je dis : il était bien temps.

     

    On a vite fait de s’ankyloser à trainer dans les mêmes lieux trop longtemps. L’air est saturé des mêmes particules de peaux mortes qu’on absorbe à notre insu, on devient les cannibales les uns des autres, on s’étouffe de trop de présence familière et l’on devient méchant ; j’en ai vu cracher sur leur sœur ou leur frère incestueux, médire, frapper sournoisement. J’ai vu des coalitions de tous contre un, des tentatives de meurtre, des mensonges, des lynchages collectifs, des jalousies non avouées, des tromperies sexuelles, des ricanements féroces, des coups bas. Les premières années sont idylliques, les dernières sont pathétiques.

     

    La plupart des groupes, des bandes, des collectifs, des communautés, des familles inventées sont des bombes à retardement, des bombes à fragmentation aux éclats meurtriers. Rien ne sert de chercher le coupable : il est chacun de nous pris dans les rets du lien dysfonctionnel.

     

    A la fin, combien en reste-t-il de ceux qui s’étaient promis une fidélité sans faille, une amitié sans défaut ? Deux ou trois survivants qui continuent d’avancer vaille que vaille clopin-clopant sur le champ de mines, trop habitués à leur camp pour penser en déserter.

  • why

    Il se privait de tout pour préserver sa santé : ne mangeait plus ses mets préférés, surveillait son poids, suivait un régime terne et sans fantaisie, passait des heures à scanner les codes-barres du supermarché avec son application « bio-contrôle » afin d’éviter la consommation de pesticides et autres poisons alimentaires, ne buvait plus une goutte d’alcool, tout ceci avec un tel manque de joie et une appréhension si sinistre de sa condition humaine l’on se demandait pourquoi il tenait tellement à gagner CINQ ANNÉES DE VIE.

  • Union européenne

    En début de soirée, la jolie blonde me vante avec beaucoup de conviction et de sérieux les mérites de son pays du grand nord européen dans lequel l’absence de sexisme, l’égalité des salaires, les relations hommes-femmes dénuées de sous-entendus sexuels déplacés comblent la population et notamment les femmes qui se sentent respectées dans leur intégrité physique et morale.

    En fin de soirée, je la retrouve ivre, hilare et comblée au bras de deux machos français et espagnol qui lui passent l’un après l’autre des mains aux fesses en lui susurrant des mots salaces.

  • Tentative de rapprochement

    La première fois qu’elle m’a demandé en classe de seconde à la piscine si je faisais de l’anorexie, j’ai pensé qu’elle était malveillante : j’étais complexée par ma maigreur, être en maillot de bain devant la classe était un cauchemar, je n’avais pas envie qu’on me questionne sur mon apparence physique et qu’on insiste sur ce que je percevais comme une difformité. Je lui ai répondu que je pouvais manger quatre poulets rôtis sans prendre un gramme, que c’était ma morphologie et que, par conséquent, je considérais sa question comme conne et non avenue. Elle est partie l’air franchement dubitatif et je l’ai sentie me scruter durant toute la séance, sur le bord du bassin et dans les vestiaires.

     

    Puis, elle a insisté. A la récréation, en cours, elle me prenait à part et me demandait d’avouer : j’étais bien anorexique, je pouvais le lui confier, elle ne le dirait à personne, ce serait notre secret, allez.

     

    J’ai fini par comprendre qu’elle cherchait une « copine d’anorexie » ou de manière plus générale, « une copine d’affliction » mais qu'elle n’avait pas encore décidé de la forme à travers laquelle s’exprimerait son tourment : anorexie, boulimie, anorexie doublée de boulimie, cisaillement de veines… Après tout, les moyens ne manquaient pas de manifester son inadaptation au monde. Je me suis presque sentie désolée de ne pas être à la hauteur de son fantasme morbide. Un peu plus et j’étais prête à m’excuser de ne pouvoir être la complice anorexique dont elle rêvait. J’étais mal dans ma peau, certes, mais sans envie suicidaire, sans désir d’automutilation, sans imaginaire auto-destructif… une bien piètre copine de désespoir existentiel.

     

    Elle a fini par jeter son dévolu sur une « scarification à la pointe de compas », efficace et discrète. A la fin d’un cours de maths, dans les toilettes, elle a exhibé ses premières cicatrices encore toutes fraiches et sanguinolentes devant deux ou trois filles de la classe aussi révulsées que fascinées. Elle allait enfin pouvoir vivre pleinement son mal être, de façon romantique et exaltée.

     

    Je trouvais qu’elle allait beaucoup mieux depuis qu’elle avait enfin arrêté son choix :  elle revivait.

  • l'amour cheap

    L’amour cheap

    c’est un amour qui vaut peanuts

    que dalle

    nada

    macache

    oualou

    qui se donne des grands airs

    mais qui sent le poireau à la cuisson

    un truc bon marché

    un truc moyen

    même pas kitsch

    qui ne laisse aucun goût

    aucun souvenir

    aucune envie de tuer ou de vivre

     

    on le croise dans la rue

    on ne le reconnait pas

  • Les drôles

    Elle avait rapidement compris que si elle voulait gagner autant d’argent que sa copine lors de son effeuillage dans ce bar à strip-tease, elle devait arrêter de se fendre la poire devant la clientèle. Elle avait un caractère trop enjoué pour être gogo danseuse lui avait dit son amie, étudiante aux Beaux-Arts. Il fallait qu’elle s’habitue à faire la gueule, ou au moins, à en avoir l’air. Son sourire à la Julia Roberts durant ses numéros de pole dance faisait débander tous les hommes.

    Elle s’était donc entrainée à prendre des airs sévères ou indifférents tandis qu’elle dégrafait son soutien-gorge devant la glace de son studio, le soir après les cours de philo.

    Plus elle faisait des mines de boudeuse et de bougonne, plus les clients se montraient généreux. Quand elle se mordait la lèvre pour ne pas rire, ils prenaient ça pour une moue sexy et ça marchait encore mieux. Les pourboires avaient triplé en une semaine.

    On ne plaisante pas avec le strip.

  • l'âge de nos parents

    On a l’impression qu’on n’a jamais connu nos parents que vieux.

     

    Pourtant, la première fois que j’ai rencontré ma mère, elle avait vingt ans. Pas tout à fait. Pour être exacte, elle avait dix-neuf ans et neuf mois. Une petite fille. Quand j’ai eu quinze ans, elle en avait trente-quatre, une jeune femme.

    Mais, peu importe, elle était vieille, pour mes cinq ans, comme pour mes vingt ans : une dame.

     

    Aujourd’hui, mon fils à vingt ans. Quand je dis aujourd’hui, ce n’est pas une expression, c’est vraiment aujourd’hui : mercredi 5 février 2020. Vingt ans. L’âge auquel ma mère a porté son premier regard sur moi.

    Je le regarde : vingt ans, c’est donc ça, vingt ans. Elle avait les mêmes vingt ans que lui quand je l’ai découverte la première fois. Si jeune, si neuve dans la vie.  Puis, j’ai connu ses vingt-cinq ans, ses trente ans, ses quarante ans.

    Elle a été jeune si longtemps, en vérité.

    Pendant tant d’années, sous mes yeux, sa jeunesse invisible, sa jeunesse comme snobée.

  • Etc.

    A force de fréquenter sa maitresse, il était redevenu amoureux de sa femme.

    Sa femme, alors, était devenue l’amante qu’il devait cacher à sa maitresse qui n’allait plus tarder à devenir son ex-maitresse jusqu’à ce qu’il se lasse de nouveau de sa femme et qu’il ne jette son dévolu sur une nouvelle maitresse qui lui ferait momentanément oublier sa femme.

    Etc.

  • Soir autorisé

    Paul fixe longuement le verre de bière posé sur le zinc comme s’il recelait la solution à un problème dont il ne connait pas le nom. Pauline lui demande si c’est son "soir autorisé". La serveuse du Troc connaît tous les jours de résidence alternée, les tours de garde et de sortie des habitués du comptoir. Elle sait qu’elle ne verra jamais Julien les vendredis impairs car il récupère ses jumeaux à 16h30. En revanche, elle verra débarquer Sylvain avec ses deux pseudo-artistes de potes car c’est son "week-end free". Kacem sera attablé chaque mercredi soir pair avec des copines rigolotes et sexys devant une planche fromage-charcuterie et Francky viendra se consoler sur son épaule un samedi par mois car son ex n’aura pas respecté, une fois de plus, son droit de visite.
     
    Pour Paul, l’organisation est plus compliquée avec ses quatre enfants de deux premiers mariages et ceux de sa nouvelle compagne, plus jeunes que les siens et 24h/24 à la maison. Elle lui a donné le droit à un "soir autorisé" par quinzaine dont il peut faire ce qu’il veut. Le plus souvent, il se retrouve seul à 19 heures au comptoir du Troc devant une ambrée, l’air un peu absent. Il dodeline de la tête sur No more Heroes des Stranglers.
     
    Pauline ressert un bol d’olives mélange méditerranéen et ajoute, "parce qu’elle l’aime bien", un supplément "chips au vinaigre".

     

     

     

     

     

     

     

  • Le cercle

    Reste à ta place

    Pour qui tu te prends ?

    Reste à ta place, on te dit

    Tu crois qu’on ne le voit pas

    Ton pas de côté

    Tu essaies de bifurquer

    Dans un coin qu’on ne connait pas

    Tu t’éloignes

    Tu prends la tangente

     

    Reste à ta place

    Reste à ta place, on te dit

    Même si pas très beau là,

    même si c’est pas très exaltant,

    même si c’est pas très enthousiasmant

    Reste avec nous

    Reste là

     

    Ils ne t’aiment pas

    comme nous on t’aime

    Là-bas

    Tu vas le regretter

    Tu ne pourras t’en prendre qu’à toi

    Tu ne viendras pas pleurer

    On t’aura prévenue

     

    Tu crois que tu as mieux à faire

    On n'est pas assez bien pour toi ?

    Tu te prends pour qui

    A essayer des trucs

    A vouloir parler à des gens

    Qu’on ne connait pas

    Reste à ta place

     

    Ta place ?

    C’est celle où on est

    tu ne le vois pas

    le tracé par terre ?

    tu fais semblant de ne pas le voir

    ou quoi

    t’es aveugle ?

     

    ou alors t'es conne

     

    Si tu sors du cercle

    t’es plus avec nous

    Si t’es pas avec nous

    t’es contre nous

     

    Va

    Va là où on ne connait pas

    On t’a déjà oubliée

    Qu’est-ce que tu crois

    Va

    Va

    Rira bien qui

     

     

     

  • Le mur

    Pansant les plaies de ses poings ensanglantés et meurtris, elle lui dit :

     

    Ne vois-tu pas que le mur, lui, est toujours debout ?

     
     
     
     
  • De la mélancolie

    Ne pas s’autoriser à recevoir avec la même gravité et la même profondeur la mélancolie émanant d’une chanson de ABBA et celle prenant sa source dans un texte de Verlaine, n’est-ce pas contraindre et borner inutilement sa sensibilité ?

    Il y a assez de prisons au dehors ; bien fou qui crée ses propres chaines.

     

     

  • PRAG

    Dans cet établissement, les agrégés ont une table de travail à l’écart en salle des professeurs, leur espace réservé à la cantine, leur titre affiché sur le casier avec la spécification " lettres modernes " ou " lettres classiques " (qui crée un autre système hiérarchique tacite). On les regarde de loin, avec une curiosité mêlée de déférence. On ne leur adresse la parole qu’en cas de nécessité extrême et certainement pas pour leur demander où est la salle D207 parce qu’on est nouvelle et que les dédales du bâtiment nous sont encore étrangers. Je l’apprendrai à mes dépens.

    En tant que " maitre auxiliaire académique " fraichement débarquée, j’ai à peine l’autorisation d’inspirer le même air que mes collègues titrés. Ne témoigné-je d’ailleurs pas d’une grande effronterie en les nommant " collègues " puisque le terme laisserait entendre que nous sommes des égaux ? Ce qui n’est absolument pas le cas : la structuration socio-spatiale du lycée en est un signe probant.

    J’apprends donc assez rapidement à m'adapter aux conventions liées à l'exercice de la communication au sein de l'équipe pédagogique : je baisse la tête quand je suis amenée à croiser l’une des créatures au hasard d’un couloir, je me retiens de parler de la pluie et du beau temps ou de plaisanter devant la machine à café pour ne pas passer pour une superficielle petite tête de linotte et je marche sur la pointe des pieds pour ne pas gêner les réunions de travail des hellénistes.

    Un jour que je lis un ouvrage des Éditions de Minuit dans un fauteuil de l’espace réservé aux professeurs certifiés, moins réfractaires à se mêler à la populace des vacataires et autres rebuts de l’Éducation nationale, une "professeure agrégée de lettres classiques" se penche vers moi :

     

    - Tiens, tu lis du Claude Simon, toi ?

     

    Dans son regard une grande incrédulité superposée à une légère, une once, une minuscule, une imperceptible et fugace lueur de respect.  Mais, elle se reprend vite. Et ne m'adresse plus une seule fois la parole sur la période de mes deux mois de remplacement.

     

     

     

     

     

     

    Illustration : La chute d'Icare de Pieter Bruegel

  • tu parles de moi ?

    - J'ai bien compris que tu parlais de moi dans ton texte sur l'homme à la bicyclette.


    - Ah non, je t'assure Roger, je n'ai pas écrit ce texte en pensant à toi.


    - Allez, arrête ! Ton personnage, c'est moi tout craché.


    - Non, vraiment, pas dans celui-là. En revanche...


    - Quoi ?


    - Non, rien.


    - Quoi, mais quoi ?!


    - Le texte sur l'homme au yoyo...


    - Ah oui, ça c'est Bernard ! ça m'a bien fait rire. Bien vu, bien vu. Pile dans le mille !


    - Oui, voilà, c'est... Bernard.

  • 507 heures

    - Tu dois marcher en ayant conscience de l’espace de ton corps, refais-le. 

     

    Je me concentre sur l’expression « l’espace de ton corps » et je traverse la salle pour la deuxième fois devant le groupe de profs inscrits à la formation : La conscience du corps et de la voix dans l’espace-classe.

     

    - Tu n’as pas bien entendu. Je te demande de marcher « dans ton corps ». Traverse l’espace en étant « dans ton corps »,  tu comprends ? répète la comédienne quadra, bras croisés, sourire de traviole, ruban doré emmêlé dans une chevelure rouge et bouclée d’où jaillissent d’énormes boucles d’oreilles en plastique jaune.

    Je recommence, docile, un pas devant l’autre, tentant de saisir les limites de mon corps dans l’espace, de l’espace de mon corps, de l’espace en dehors de mon corps, de mon corps traversant l’espace.

    J’entends les bâillements d’un stagiaire à mon troisième passage.

     

    - Non, décidément, tu ressembles à une enveloppe vide.

     

    Je me demande si c’est parce qu’elle a été virée dès le premier tour du casting de la dernière pièce de Schiaretti au TNP ou si c’est parce qu’elle n’est pas arrivée à atteindre ses 507 heures ou si c’est parce que sa carrière de comédienne commence à se limiter à des formations en direction de fonctionnaires de l’Education nationale qu’elle me parle comme à une merde depuis le début du stage.

     

    Elle traverse la pièce avec ses cheveux rouges et ses boucles jaunes, les bras le long du corps, les épaules basses, la tête droite :

     

    - Vous voyez, c’est ça : « marcher dans son corps ».

  • Quentin

    Quentin, 16 ans, sait bien que les règles sont rouges et non bleues comme dans la pub, mais il est quand même un peu troublé de les découvrir sur la serviette périodique de son amoureuse lors du premier rapport sexuel. Il sait aussi que le clitoris est un organe essentiel du plaisir féminin (il a observé des schémas en coupe très détaillés), il se concentre donc pour l’atteindre et l’exciter avec application car il a conscience des ramifications nerveuses internes qui sont censées amener son amie à l’orgasme. Il s’applique à une caresse buccale car il sait que la variété des stimuli contribue à la montée du plaisir mais prend également soin de laisser sa partenaire prendre des initiatives car il veut que l’acte d’amour se déroule sur un plan d’égalité : les femmes ne sont pas des objets sexuels à manipuler comme des pantins dociles.


    Malgré toute sa bonne volonté et les heures passées à écouter des émissions de radio féministes consacrées au plaisir féminin, Quentin se fait engueuler par Coralie car « il n’est pas à ce qu’il fait » et que « c’était mieux avec Joris qui, sait, lui, ce que c’est, une femme ».
    Quentin passe sa langue sur le coin de sa bouche qui a le goût métallique du sang menstruel.

     

     

     

     

    Tableau : Marie Vinouse

  • les gens

    Les gens, c’est pas moi.
    Les gens, c’est les autres.
    Mais, ça,
    les gens ne le savent pas.
    Ils pensent que c’est moi, Les Gens.
    C’est pourquoi ils disent :
    les gens sont tous des imbéciles
    ou bien
    les gens ne se rendent pas compte.
    Mais moi, je sais bien que les gens
    c’est eux,
    sans moi.
    On ne me la fait pas.

  • L'élève et la feuille

    Ma première vision de rentrée au lycée ce matin est celle d’un élève qui parle à une feuille.
    Il est penché sur elle et la traite de tous les noms de sa mère.
    Ce n’est pas une feuille de papier, ce n’est pas une feuille de cours, c’est une belle grande feuille d’arbre séchée, rousse, tombée tardivement d’un platane.

    Pourquoi le destin a-t-il fait se rencontrer, ce matin de janvier, cet élève et cette feuille dans le long couloir d’un lycée professionnel du bâtiment et des travaux publics ?
    Pourquoi l’histoire a-t-elle si mal commencé ?

    Nique ta mère, la feuille.

    Elle fait très bien la feuille morte.

    Je te défonce, toi et toute ta famille, la feuille.

    Elle ne perd pas sa dignité de feuille. Elle laisse l’orage passer.

    Elle en a vu d’autres.

  • Perdre

     Sur la route, allège-toi. Quitte tes valises trop lourdes. Ne sens-tu pas qu’elles altèrent ton pas ?

    Déleste-toi. Les êtres qui soustraient avancent plus loin et plus sûrement que ceux qui ajoutent. Avance à ton rythme. Rien ne presse. N’aie pas peur.

    Perdre n’est pas se perdre.