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Characters - Page 9

  • Le trou noir et la cathédrale (petite fable bancale)

    Un trou noir et une cathédrale

    s’aimaient d’amour fou et faisaient,

    en conséquence, bien des jaloux.

    Ne vois-tu pas que l’on se moque ?

     pleurait la cathédrale.

    N’écoute donc ni les aigris ni les froussards,

     répondait le trou noir,

    et viens faire un câlin avant mon grand départ.

    (il avait des affaires à régler dans l’univers)  

    La fière cathédrale, grande sentimentale,

    tournait comme une cinglée, en rond sur son parvis,

    cogitant et cherchant le moyen idéal

    de crier son amour, aux yeux de la patrie.                                                 

    Certes sentimentale, mais bien mégalomane, 

    la belle à force de s’enflammer toute seule

    de s’échauffer, de s’enfiévrer comme une folle

    soudainement s’embrasa

    sous les regards ébaubis

    de l’entière galaxie.

    Le trou noir affolé, ruina les éléments,

    engloutit dans l’espace, les lunes, les océans,

    les planètes, les monts, les terres et les mers

    sans pour autant sauver, sa dingue téméraire.

     

    Aucun humain ne résista.

    De chacun, ce fut le trépas.

     

    Quid de la moralité ?

    On ne sait.

    Car notre pauvre siècle, n’en a rien à cirer.  

     

     

     

     

     

     

    Brilliant convulsive tension’... Anselm Kiefer’s Rorate Caeli Desuper, 2016. Photograph: © White Cube 

     

  • Nos lundis

    On est comme ça,

    on voudrait que tous nos lundis soient fériés,

    que nos amours soient fiables,

    que nos nez ne gouttent pas,

    que nos peaux restent nettes,

    que nos activités rapportent,

    que les autres comprennent ce qu’on raconte

    que les autres sachent avant même que

    sans mot dire

    alors que nous-mêmes

    hein

    est-ce que l’on sait vraiment

    est-ce que l’on se donne la peine

    d’aller jusqu’au bout

    je vous le demande

    de faire œuvre de

     

    On marche à reculons

    en s’étonnant que l’horizon se dérobe

    à chaque pas

     

     

  • Besoin de rien, envie de toi

    En 1985, l'année du tube Besoin de rien, envie de toi classé n°1 au top 50 et classé neuf semaines en tête des ventes, je croisai Peter et Sloane à la gare de la Part-Dieu. Ils se disputaient comme du poisson pourri devant des badauds accablés.

     

     

     

  • Ne joue pas avec

    Ne joue pas avec les allumettes
    Enlève tes mains de ta culotte
    Descends de là mais descends de là
    Ne cours pas comme ça
    Attends-moi
    Ne caresse pas le chat il est sale
    Coiffe-toi mais coiffe-toi donc
    Arrête de sauter partout
    Tu vas me rendre folle
    Ne mets pas tes doigts dans la prise
    On peut mourir

     

    Tu ne veux pas mourir, dis ?

  • Des chiens

    Les chiens sur les photos du 19e siècle ressemblent en tout point aux chiens sur les photos du 21e siècle. C'est parce qu'ils ne portent ni chapeaux, ni cannes, ni guêtres, ni chemises à jabot. Un chien est un chien. Dans cent ans, ils viseront encore les appareils optiques et numériques de leur regard droit tandis que les humains (ou les humanoïdes) seront à la recherche de nouveaux ornements et atours pour plaire, un tant soit peu, à qui voudra.

     

  • sosie

    En 1915, à San Francisco, Charlie Chaplin apprit dans le journal qu'un concours de sosies de Charlot était organisé.


    Il s'y rendit anonymement et finit 27ème.

     
     
     
  • l'homme sur les ponts d'autoroute

    Tu le connais l’homme qui regarde passer les voitures du haut des ponts d’autoroute ? Il est immobile, droit derrière la rambarde. Bien au milieu, comme s’il avait compté les pas entre les deux extrémités. Parfois, un chien l’accompagne, à l’arrêt lui aussi.  Ils sont tous les deux comme ces personnages de The Leftovers qui existent pour rappeler aux vivants que les autres ont disparu. Ils se tiennent là, derrière la barre de fer, constants. A l’aube, à l’heure bleue, au moment du chien-loup.

    Peut-être est-ce nous qui avons disparu.

    Peut-être n’existons-nous plus dans nos voitures.

    Alors que lui, l’homme immortel qui regarde passer le trafic, est bien présent au monde, en suspens, juste au-dessus.

  • Je suis morte pendant dix ans

    Chant 1

    Je suis morte pendant dix ans
    Je ne me souviens plus ce que j’ai fait
    de tout ce temps que j’étais morte
    Sans doute, pas grand-chose
    Je revois les ombres qui s’agitaient autour de moi
    à cette époque de ma mort
    On pourrait penser que les ombres sont toujours lentes
    celles-ci se mouvaient avec vélocité
    et de manière désordonnée
    je me rappelle
    elles tiraient mes membres à elles
    Je crois qu’elles auraient voulu que je participe à leur danse
    sans but
    Je crois qu’elles m’ont fait danser alors que j’étais morte
    un peu comme dans Elephant man
    quand Ils le forcent à boire et à valser
    et qu’Ils rient de son incapacité à
    s’enivrer
    et que sa tête trop lourde l’empêche de tout

    Voilà

    Les ombres voulaient que je danse moi aussi
    que je participe en quelque sorte
    que je sois dans le cercle
    que j’y mette du mien
    J’étais morte
    Mais ce n’était pas une raison pour gésir
    Elles étaient mortes elles aussi
    mais semblaient le savoir moins que moi
    puisqu’elles gesticulaient
    comme pour contrefaire les vivants

    Cependant, tout cela est très confus
    aujourd’hui
    que je ne vis plus parmi les ombres
    Elles m’apparaissent derrière un voile presque mat
    elles continuent de gesticuler en tous sens
    mais je n’entends plus leurs voix
    et la prochaine fois que je mourrai
    ce sera la bonne

    Elles ne seront plus là

     

     

    Illustration : Anselm Kiefer

  • Fugue

    Un matin au réveil, il prit ses jambes à son cou et courut droit devant lui sans s’arrêter. Il traversa la ville si vite que ni les chiens ni les humains ne le virent passer. Il slaloma entre les arbres d’une forêt noire et verte puis continua sa fuite dans les vallons et les plaines sans halte. Parvenu à un grand lac couleur glauque, il poursuivit son échappée en bondissant sur l’eau. En vingt-quatre enjambées il se retrouva devant une montagne colossale qu’il gravit d’un pas alerte et régulier de la base au sommet. Arrivé au point culminant, il interrompit sa course, regarda autour de lui, la main en guise de visière, et tenta de se rappeler pourquoi il était parti si loin de chez lui. Il n’en avait plus aucune idée et se demanda même s’il l’avait jamais su car, du premier pas de la fugue au dernier pas à la cime, aucune pensée agréable ou désagréable n’était venue faire obstacle à son élan.

    Il entreprit alors quiètement le chemin inverse.

    Au retour, il trouva sa femme assoupie devant un dîner froid et des chandelles consumées. Il la porta jusque dans leur lit, la coucha et s’allongea contre elle, paisible et bienheureux.

  • serin à tête rouge

    Il avait pourtant atteint l’âge avancé de 51 ans mais il s'obstinait à penser que ses aspirations humaines valaient mieux que celles d’un berger en transhumance ou d’un pêcheur en haute mer. Il était convaincu que ses actions quotidiennes étaient plus remarquables que celles d’un enfant de deux ans ou d’un félin en chasse. Il imaginait que ses rêves de nuit étaient plus intenses que ceux d’un bouledogue français ou d’un serin à tête rouge.

  • Comme un pou

    Comme je ne sais pas comment l’on quitte un garçon parce que c’est la première fois et que je ne veux pas le blesser, j’invente une histoire tragique : on m’a découvert une grave maladie cardiaque inopérable, je vais mourir dans le mois, les médecins ne me donnent aucune chance. On doit se quitter car je vais finir mes jours dans un hôpital où je ne pourrai recevoir aucune visite à part celle de mes parents. C’est notre dernier jour.
    Guillaume pleure toute la journée.

    Je l’aperçois quinze jours plus tard tenant la main d’une jeune fille au deuxième étage du centre commercial de la Part-Dieu. Il a l’air heureux, il rit alors que je suis morte. Je suis vexée comme un pou.

  • Thon en gelée

    Aujourd’hui, il m’est apparu très clairement que mon chat se comportait comme ces hommes très rustres qui, une fois leur désir comblé, alors qu’ils ont fait une cour effrénée à une femme pendant des mois, l’étouffant de cadeaux et de flagorneries en tout genre, se détournent d’elle de manière abrupte du jour au lendemain.

    Sa guérilla séductrice opiniâtre pour obtenir son sachet de thon en gelée Félix n’a d’égale que sa profonde indifférence d’après conquête.

     

  • Las !

    Las ! Las ! mon mari,

    J’ai perdu mon corps

    Le retrouveras-tu ?

    J’ai perdu mon cheveu

    J’ai perdu mon sein

    J’ai perdu mon visage

    J’ai perdu ma hanche

    J’ai perdu mon sexe

    Las ! Las !

    Le retrouveras-tu ?

    J’ai perdu ma corne

    J’ai perdu ma morve

    J’ai perdu ma salive

    La retrouveras-tu ?

    J’ai perdu ma peau

    J’ai perdu ma chair

    J’ai perdu ma fesse

    Las ! Las ! mon mari

    La retrouveras-tu ?

    J’ai perdu mon cou

    J’ai perdu mon épaule

    J’ai perdu mon ventre

    J’ai perdu ma dent

    J’ai perdu ma lèvre

    J’ai perdu ma paupière

    Las ! Las !

  • Chewing-gum

    Il ne viendrait à l’idée de personne de déguster une coupe de champagne en mâchant un chewing-gum.
    Nos vies sont pourtant composées d’actes tout aussi incongrus dont nous nous accommodons bien étrangement.

  • Corbehem-Nord-Pas-de-Calais

    Ça lui fait bizarre à mamie Andrée d’être braquée par le petit Jojo. Quand elle le voit entrer, elle pense d’abord à la commande de sa maman Jeanine qui a réservé une tarte aux abricots pour les dix ans de Catherine. Elle s’apprête à lui dire que c’est trop tôt, que le gâteau sera prêt pour onze heure comme prévu, mais il sort un objet de sa poche qu’il tend vers elle en disant :

    C’est un braquage, ouvrez la caisse !

    - Jojo, qu’est-ce que tu veux ?

    - Je veux que vous me donnez l’argent de la caisse !

    - Mais enfin Jojo, pose-moi ce machin, à quoi tu joues ? Et qu’est-ce qu’il fait Patrick sur la mobylette ?

    Ça, c’est ce qui l’inquiète le plus, mamie Andrée, parce que le Patrick tout le monde sait qu’il a un petit pète au casque, c’est pas rassurant de le voir au guidon d’un deux-roues.

    - Y m’attend pour qu’on part avec la caisse !

    - Mi tchiot, c’est pas sérieux, range ton pistolet, ta grand-mère serait furieuse !

    Jojo ne sait plus tellement ce qu’il doit faire. Il continue de braquer mamie Andrée tout en lorgnant du côté de la vitrine. Il voit Patrick qui secoue la tête de gauche à droite sans s'arrêter comme s’il écoutait un truc au walkman sauf que ce n’est pas le cas.

    - C’est un vrai, je vais tirer ! Il crie ça avec une voix qui déraille au milieu de la phrase à cause de la mue.

    Mamie Andrée voit bien qu’il est en train de s’exciter tout seul et que la peur pourrait le pousser à faire des bêtises. Elle ouvre la caisse. Cent cinquante francs et quelques centimes en billets et monnaie. Elle les lui tend. Il tremble tellement qu’il fait tomber des pièces qu’il ne prend pas la peine de ramasser. Le ding-ding de la porte retentit à sa sortie. Il crie à Patrick de démarrer en sautant sur le porte-bagage. Mamie sort de la boulangerie en courant.

    - Jojo ! Patrick ! Faites attention sur la route !

    La mobylette démarre sur deux roues mais ne va pas jusqu’au bout de la rue. Elle tombe sur le côté comme au ralenti et sa course prend fin dans le bosquet de Mme Prevost.

    Mamie Andrée rejoint les garçons. Ils sont amochés et sonnés mais conscients. La réplique de pistolet git en plusieurs morceaux autour de la mobylette.

    -Vous allez prendre une de ces roustes les tit' pouchins…

  • Don

    Quand je lui offrais un cadeau, elle me remerciait et le mettait de côté pour l’ouvrir plus tard alors que j’aurais aimé qu’elle déchire avec vivacité le papier afin de découvrir la chose que j’avais choisie spécialement pour elle, pour lui faire plaisir et la voir en joie. Elle me privait sans le savoir de cet instant précieux de l’union amicale qui lie deux êtres au moment de l’échange.

    Ce n’était pas sa faute. Elle n’avait pas appris à recevoir. Comme je n’avais pas appris à contenir mon enthousiasme et mon impatience. Ainsi, l’heure du cadeau qui aurait dû être une occasion de réjouissance mutuelle devenait un épisode gênant pour l’une et frustrant pour l’autre.

  • Ghost

    Je suis un adepte du ghosting, dit-il.

    Mais, je t'assure, avant de fuir à travers les aubes mauves, avant de ne plus jamais donner signe de vie, je prends soin de mes petites fiancées d'une nuit. Aucune d'elle ne pourra dénoncer un moindre manquement à la galanterie, le moindre impair aux règles de la courtoisie. Sans doute même suis-je le seul homme de leur vie qui leur aura témoigné autant d’ardeur et d’attention. Circonscrites dans le temps, certes, mais intenses et entières, je le certifie. Car je me rends indisponible au monde extérieur durant ce temps de fusion fiévreuse. Elles sont mon sacre de minuit.

    Non, je ne suis pas un prédateur, je suis un prestidigitateur de la vie. Je pénètre les destins mous, je crée l’accident enchanteur.

    Crois-moi, dans leurs grands lits froids, elles en rêvent encore.

     

     

     

     

     

     

     

     

    illustration : Anselm Kiefer

  • Contrariété

    Pendant trente ans, elle lui fit payer quelque chose qu’il ne savait pas. Il avait beau sonder leur passé commun, il ne voyait pas ce qui avait pu déclencher l’humeur maussade et revancharde de sa compagne. Au bout d’un certain temps, elle-même n’eut plus aucune idée de la source de sa contrariété. Cependant, certaine de la légitimité de son mécontentement, elle continua de le punir.

    Quand elle geignit sur son lit de mort, il se pencha doucement vers elle avec l’espoir de connaître enfin la cause de son déplaisir mais elle se contenta de froncer une dernière fois les sourcils afin de signifier son entière et irréductible réprobation avant de fermer définitivement les yeux.

     

     

     

     

     

     

    Bernard Buffet, La femme aux crabes, 1948

  • Pieux mensonges

    Il finit par se demander si son extrême timidité qu'il avait toujours associée à un sentiment d'humilité et de modestie ne révélait finalement pas un orgueil démesuré. Le fait de ne pouvoir ni s'exposer ni s'exprimer en public n'était-il pas le signe d'un caractère présomptueux ? N'était-ce pas accorder une importance disproportionnée à sa parole ? Lui octroyer un statut déraisonnable ?

    Plus tôt dans la journée, il s'était fait la réflexion qu'on se leurre beaucoup sur soi, avec une grande conviction aveugle. Son ami Bruno, par exemple, n'avait toujours pas compris que le grand altruisme et le dévouement aux autres qu'il portait en étendard avaient pour fonction principale de sauver sa propre peau. Il pensait aider les malheureux, ce sont eux qui le tenaient à bout de bras pour qu'il ne chute pas.

  • Mystère

    Sophie se demandait pourquoi Franck s’entêtait à penser que les femmes étaient plus mystérieuses que leurs semblables masculins. Selon lui, leur sexualité était plus subtile, plus cérébrale, leur psychologie plus complexe, plus raffinée, leur esprit, plus impénétrable, plus sibyllin.
    Femme, Sophie était bien placée pour savoir que cela n’était que fantasme et élucubration mais elle ne parvenait pas à l’en convaincre. Elle avait beau feindre de temps en temps la balourdise intellectuelle et la rusticité psychique, il avait décidé, une fois pour toute de sa finesse mentale. Les femmes étaient des énigmes, c’était tout.
    Ce jour-là, elle n’essaya pas de le contredire. Elle le prit dans ses bras et lui signifia toute sa tendresse.
    Il en fut très satisfait. « Tu vois, chérie, ce que j’aime chez les femmes, c’est qu’elles verbalisent plus volontiers leurs sentiments que les hommes ».

  • visages

    Il est des visages adultes dans lesquels on retrouve instantanément l'enfance,
    d'autres dans lesquels elle semble s'être abîmée irrémédiablement dans la cavité des âges. On ne la déniche qu'en scrutant longuement.
    Au contraire, certains visages d'enfants sont déjà si vieux et semblent porter en eux la lassitude de tous les temps de l'homme.

  • Sourde oreille

    75_1.jpgIl ne faut pas s'écouter.
     
    Il avait répété cette phrase tellement de fois dans sa vie que son entourage avait fini par ne plus prêter l'oreille à ce qu'il disait, décidant qu'un homme qui ne prend pas la peine de s'écouter lui-même ne pouvait exiger des autres qu'ils le fassent à sa place.
     
    La mort fit, elle aussi, la sourde oreille à sa demande de délai.
    Devant la pierre tombale, personne ne prêta attention à l'homélie du prêtre et chacun retourna prestement à ses occupations quotidiennes en jurant contre le crachin automnal.
     
    On n'entendit plus jamais parler de lui.
     
     
     
     
     
     
    Bernard BUFFET (1928-1999) NATURE MORTE A LA RASCASSE, 1951
     
     

  • Sacré drôle

    Un sacré drôle que celui-ci.
    Souviens-toi, il passait son temps à pester contre la superficialité, la versatilité, la méchanceté, la vénalité des femmes, ne recherchant dans le même temps que la compagnie du genre de créatures qui le menait systématiquement à sa perte. Ce qui m'a toujours paru étrange, c'est qu'il n'ait jamais fait le lien entre son goût passionné pour les femmes fatales, les bimbos, les femmes-enfants et son dégoût pour toute l'engeance XX. Il est pourtant évident que la fréquentation assidue de ces sortes d'êtres ne pouvait que le conforter dans sa misogynie.

    Nous avons bien essayé de l'aider, un moment, rappelle-toi. Nous lui avions présenté une jeune femme curieuse, intelligente, jolie, altruiste et vive. Quel était son prénom, déjà ? Barbara ? Une chouette fille, bibliothécaire spécialisée dans la littérature de jeunesse. Ça a duré combien de temps ? Un mois, deux ? Il l'a quittée pour une Valériane aussi cruelle que sexy qui lui a fait cracher ses dents. Barbara avait "toutes les qualités qu'un homme pouvait attendre d'une femme" mais elle était "trop gentille" et "elle portait des pantalons". Ce furent ses mots. Il fallait que les jambes soient immédiatement visibles, que la silhouette soit, dans l'instant du premier regard, remarquable et attirante. La sophistication, voilà ce qu'il appréciait chez LA femme. Qu'elle prenne soin d'elle et même beaucoup plus. Bref.

    Il est sorti, ensuite, avec Pamela, une carriériste peroxydée, Florence, une femme-ado capricieuse et tyrannique et Bérengère, une magnifique quadragénaire chef d'entreprise perverse narcissique dressée sur des Louboutins.

    Toutes ces aventures n'ont fait que mener à son paroxysme sa détestation des femmes.

    Il vit seul à présent. Je le sais par une collègue de travail qui est devenue sa voisine de palier. Une femme célibataire, sensible, naturelle et pleine de charme qui n'a donc aucune chance de lui plaire.

  • Salle des profs

    Elle dit : J'ai un amant riche et un amant pauvre, avec l'un, je dors dans des palaces, avec l'autre, je fais l'amour dans des Formule 1.

    Elle dit : Je m'assois à la terrasse du café du palais de la Justice parce que c'est là que viennent déjeuner les magistrats. Je croise et décroise les jambes.

    Elle dit : Tu devrais faire comme moi, prendre un coach sportif à domicile, c'est plus pratique.

    Elle dit : Je t'ai prise comme alibi même si l'on n'est pas amies. Quand je vais voir mon amant, je dis à mon mari que je suis avec toi. Tu es une collègue de travail avec qui je prépare un projet pédagogique. Tu pourras confirmer si je te croise avec lui ?

    Elle dit : T'as une sale gueule ce matin.

    Elle dit : Je ne viendrai pas à la réunion de 14h, mon riche amant m'attend à Lisbonne. Il me paie l'aller-retour en avion pour que l'on déjeune ensemble.

    Elle dit : Regarde, c'est lui sur son yacht. Il est beau, non ?

    Elle dit : Je crois que mon mari se doute de quelque chose.

    Elle dit : Sa femme a découvert notre histoire. Elle a voulu me rencontrer. Elle est superbe, on dirait une mannequin. Je me demande ce qu'il fait avec moi.

    Elle dit : Dis donc, ton cul, il a pas triplé de volume ?

    Elle dit : Je suis enceinte mais je ne sais pas si c'est de mon mari ou de mes amants. Je ne vais pas le garder.

    Elle dit : Je crois que je vais passer un concours de direction. 

     

  • Litanie

    Vas-y elle prend pas mon carnet
    à croire j'ai tué quelqu'un
    j'ai tué quelqu'un ?
    j'ai mis le feu ?
    vas-y je sors pas je sors pas
    à croire j'ai violé quelqu'un
    à croire j'ai vandalisé des choses
    J'ai rien fait
    J'ai fait quoi ?
    y a que moi ?
    y a tout le monde
    tout le monde y fait des trucs
    tout le monde y parle
    vas-y je donne pas mon carnet
    je vais me faire latter par mon père
    j'men bats les couilles
    mon père il est plus fou que moi
    Pourquoi y ferme pas sa chatte lui ?
    qu'est-ce t'ouvres ta chatte pélo ?
    c'est de ta faute si je suis viré
    vas-y ça tombe toujours sur moi
    Je vais tous vous défoncer
    Je vais tous vous défoncer
    Je vais tous vous défoncer.

     

     

     

     

     

    Photographie : École Charles Victoire, Le Havre, 1977.

  • poisson-volant

    Quand l'exocet, dit "poisson-volant", tente d'échapper à son principal prédateur marin, la dorade-coryphène, il s'éjecte hors de l'eau et plane quelques secondes au-dessus des vagues. C'est juste le temps qu'il faut à la frégate du Pacifique pour le repérer, s'élancer vers lui et entreprendre de le saisir au vol. L'exocet plonge alors dans l'océan et se voit de nouveau chassé par le carnassier des mers chaudes qui ne lui laisse aucun répit.

     

    Il jaillit dans le ciel, exécute un saut de l'ange dans la houle, s'élance hors de l'eau, plonge, nage, saute, vole, chute, nage, vole...  Sa danse ininterrompue entre flots et nues est un ravissement pour les yeux des  observateurs munis de longues vues et jumelles.

     

    Bien sûr, ne comptez pas sur moi pour arguer une quelconque leçon du théâtral destin du poisson-volant.

     

     

     

     

    Illustration : Alfred Moquin-Tandon, alias Alfred Frédol, "Le monde de la mer" en 1866 : Planche XXVI, Poissons volants, dorades et albatros.

     

  • histoire triste

     

    Il passa son existence à cultiver une grande suspicion à l'égard du bonheur. Il rejeta assidûment loin de lui toutes les possibilités de plénitude et de repos des sens et de l'esprit que lui offraient des rencontres heureuses et impromptues. Il toisa avec défiance les êtres les plus bienveillants et s'amouracha systématiquement de créatures hostiles et cyniques qui finissaient par le laisser comme mort dans le caniveau cafardeux de son destin. Quand il se relevait, toujours plus boursouflé d'amertume et d'aigreur, il maudissait les arbres, les oiseaux, les ciels d'été, les femmes et les enfants. Comme il se piquait de poésie et de littérature, il écrivait alors de méchants textes confus sur la vacuité de toute chose qui remportèrent, un temps, un honorable succès auprès de contemporains chagrins et bilieux. Chaque pouce levé nourrissait son acariâtreté.

     

    Puis, ses poses ténébreuses finirent par lasser même ses plus fidèles lecteurs.

     

    Il mourut un soir de coupe du monde et prit le temps de maudire une dernière fois, les klaxons, les chants victorieux, les cris d’allégresse et la foule humaine dans une parfaite indifférence générale.

     
    image : Les écorchés, tête d"écorché. 1964. Bernard Buffet
  • coupe-papier

    Enfant, elle œuvra avec obstination pour devenir la préférée de ses parents qui n'eurent de cesse de manifester leur amour inconditionnel à sa sœur cadette. Adolescente, elle tenta par tous les moyens d'attirer l'attention du père de sa copine Bénédicte qui lui préféra Katia, la petite rousse aux belles hanches de sa classe de 2nde. Jeune fille, elle consacra ses deux années de maîtrise de lettres classiques à créer une tension érotique entre elle et sa professeure de littérature comparée qui s'éprit de sa meilleure amie, Louise, moins brillante mais globalement plus spectaculaire. Adulte, elle déploya toute son énergie à conquérir, séduire, charmer un mari flegmatique qui finit par la quitter, au bout de deux ans, pour sa cousine Gabrielle. Encore femme, elle dépensa toute son ardeur vitale à devenir la favorite du gourou de sa communauté qui élit, sans surprise, la plus jeune et la plus jolie du phalanstère. Vieille dame, elle s'ingénia longtemps à séduire un charmant retraité de la Banque Postale qui lui avoua son amour pour un vieil ex-chanteur de rock qui se teignait les cheveux en acajou.

     

    A 22 heures, le 2 février 2024, elle poignarda à 18 reprises son vieux monsieur des Postes avec un coupe-papier subtilisé dans la salle des courriers de la maison médicalisée.

    Pour dernière faveur, elle aurait demandé aux employés la permission de passer toute la nuit avec le corps de son amoureux RIEN QUE POUR ELLE. On lui devait bien ça.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     photo : Alex Chatelain, Shirley Goldfarb chez Lipp, 1974.

     

  • Silences et chuchotements

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    Il était mort en s'excusant de son dernier râle, qui, peut-être, aurait eu l'importunité de gêner ses voisins de chambrée.
    A sa naissance, déjà, il n'avait pas osé le seul cri que chacun peut s'autoriser dans une vie sans craindre les froncements de sourcils de ses contemporains.
    Entre les deux extrémités de son existence, tout n'avait été que silences et chuchotements (ce dont aucun être humain ne lui sut jamais gré).
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
    image : Bernard Buffet, Le Buveur, 1948
  • confidence

    Un ami me raconte combien il est déconcerté d'apprendre que son ex, depuis leur séparation, s'est prise de passion pour la plongée sous-marine, elle qui était complètement phobique de l'eau.

    Je ne sais que faire de cette confidence.