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Characters - Page 8

  • Grain

    Non, le grain de sable coincé entre mes orteils ne m’enjoint pas de me rappeler pas que la vie allie plaisir et contrariétés, il est juste là parce qu’il y a la mer, le sel, la plage et que je n’ai toujours pas trouvé la douche pour rincer mes pieds avant de les glisser dans mes sandales.
    Pour une fois, laissons les allégories fondre comme glace italienne au soleil.

  • dictaphone

    Dans le dictaphone retrouvé, la voix de mon père mort il y a sept ans. Pendant 5 minutes et 4 secondes, il allume sa cigarette, tire sur le filtre, expire la fumée, pose le briquet sur la table, dialogue avec un agent immobilier, évoque la rue des Bouleaux et la rue de l’Ambre à Douai, répète le nom de maître Allard, règle des détails pratiques. Puis la conversation s’arrête. La voix n’existe plus. La tonalité de fin d’appel résonne comme une suite de points de suspension ouverts sur son absence. On est le 3 août 2019 et il sort une deuxième fois de ma vie.

  • phare sans mer

    Il me dit qu’il veut être grutier
    pour être en haut
    tout en haut
    là-bas
    montre-t-il
    dans une cabine
    au-dessus d’un chantier
    seul
    surtout
    seul
    loin de la cité
    et des hommes.

     

    Il a 16 ans
    et c’est ce qu’il veut
    une grue à lui
    comme un phare sans mer
    qui n’aurait vocation à guider personne
    et dans laquelle
    finit-il par dire
    personne
    non
    personne
    ne viendrait plus

     

    le faire chier.

  • Evanescente

    Moi aussi, un jour, je serai une fille évanescente.

    Une de celles qui disent : « Je reviens de Sète, tiens, regarde… » et qui font apparaitre du sable fin du fond de leur poche Levi’s et le laissent couler entre leurs doigts graciles quand on leur demande ce qu’elles deviennent. Telle cette Colargole, croisée un jour alors que j’étais en ville avec un ami comédien. Elle avait accompagné son geste d’une citation poétique et d’un mouvement de tête comme dans les pubs pour shampoing doux. J’ai cru que du sable allait aussi glisser de ses cheveux.

    Je me suis dit : Cette fille est sacrément évanescente. Et en plus, elle connaît des vers par cœur. Bon... des vers avec les mots « ciel, bleu et âme » mais quand même.

    J’avais du boulot.

  • Impermanence

    Tout bouge, tout fuit, l'impermanence est un pied de nez à toutes tes tentatives de fixité.

    Chaque portrait sur Instagram est une face de mort. 

    Chaque photo est le témoin précaire de ton passage :

    le selfie dans la salle de bain,

    la main sous le menton,

    le chat sur l’épaule,

    la petite fille en robe rouge qui pleure devant le portail de la maison,

    le couple d’amoureux qui s’enlace sur la grève…

     

    Milliards de clichés flottant dans le vide. Toutes nos légendes sur les chemins, nos sourires à peine punaisés déjà biffés.

     

    Mais demain te retrouvera dans les cascades, les pierres, la boue, les souches et les marées.

  • Vestiaire

    Dans ce vestiaire de salle de sport, tandis que la jeune fille de vingt ans se contorsionne dans sa serviette pour ne pas laisser paraitre un sein parfait de vingt ans, la vieille femme déambule nue une brosse à la main, allant et venant du casier à la douche, leste et légère dans son corps de vieille femme, peau molle et tranquille, fesses nonchalantes, seins paresseux, cheveux gris et poils blancs.
    Elle se déplace, ici et là, nue, dans son corps de vieille femme qui n’a rien à nous dire de plus ou de mieux.

  • Fifi

    Mon temps n’est plus à
    la tragédie,
    aux cris,
    aux plaintes,
    à l'élégie.
    Phèdre me fait bâiller.
    Fi de ses lamentations
    de sa passion fatale,
    de sa machine à deux balles.
    Fi des dieux et des prophéties.

     

    Grave faute de goût
    que le goût du malheur.

     

    Fi des images complaisantes
    des formules toutes faites
    piquées au dos

    des quatrièmes de couverture
    et jamais ingérées,
    juste recrachées.

     

    Crachat dans le néant.

     

    Tu dis Amour
    Tu dis Paix
    Tu dis Âme

     

    Tu gonfles des ballons
    tout prêts à éclater.

     

     

     

     

     

     

     

     

    Illustration : Sarah Bernhardt dans le rôle de Phèdre, 1874.

  • Fève tonka

    On guette, on est sur le qui-vive, on protège ses arrières mais ça se passe ailleurs. Le champ qu’on croyait miné est vierge. Le champ qu’on pensait sauf est piégé. On s’attend au pire : on a raison. Et on a tort. Car rien n’arrivera comme on l’a imaginé. Parce qu’on n’est pas dieu. Parce que la vie est un grand fracas de tout et qu’on est le centre de rien. Parce que le sens nous dépasse. Parce que la vie n’a pas vocation à être juste. Les bourreaux s’en sortent. Les plus méritants ne sont pas ceux qui arrivent. Les pauvres restent pauvres. Et puis, les agios, les subprimes... Et puis, les guerres et les chaos... Le grand cri universel inouï.

     

    Il n’y a qu’une chose à faire, qui tient en un mot que je ne dirai pas mais qui ressemble au parfum de la fève tonka mêlé à une vision de mer.

    Entende qui pourra.

  • Dans le smartphone

    L'enfant de quinze mois pleure
    la mère le prend en photo
    l'enfant pleure
    sur une plage d’Hyères
    la mère le prend en photo
    devant la mer
    clic
    il pleure
    clic
    il pleure
    clic
    il pleure
    il tend les bras
    clic
    il appelle maman
    clic
    clic
    j'écris clic
    mais les smartphones ne font pas de bruit
    ils ne prennent pas non plus les enfants dans les bras
    ils prennent des photos
    d'enfants qui pleurent devant la mer
    parce que la mer verte
    les cheveux blonds
    et le ciel pastel
    c'est joli en photo
    dans le smartphone
    l’enfant est sans doute heureux aussi
    quelque part
    dans le smartphone
    il mange sa première glace
    il regarde un pigeon
    il applaudit
    il rit
    dans le smartphone
    de sa mère.

  • il y a plusieurs façons d’exister
    il y a plusieurs façons de ne pas exister
    de ne rien faire exister
    vivre en statue de pierre
    les yeux creux
    ou faire des moulinets avec les bras
    en parlant très fort
    c’est pareil
    si tu ne sais pas
    si tu ne sens pas
    que tout se passe

    que tout se passe
    que tu le veuilles ou non
    au moment où tu lis
    ces mots
    que tout se passe
    au même moment
    pour toutes les bêtes du monde

  • Pickled egg

    Juillet 1989, pour Hervé, a un goût d’œuf au vinaigre. Il couche pour la première fois avec une fille. Elle ressemble à la chanteuse des Bangles. Elle s’appelle Rosemary. C’est l’année de Eternal Flame. Il avait imaginé ça autrement. Le lendemain au pub elle ne lui adresse pas la parole, elle rit avec ses copines - qui ressemblent aux autres Bangles - et elle passe la soirée à jouer aux fléchettes avec un allemand à la tête rouge qui porte un t-shirt Gun’s and Roses.

    La veille, sur une plage de Broadstairs, ils avaient mangé des pickled eggs et du fish & chips à même le papier graisseux avec les doigts. Rosemary lui avait fait lécher ses phalanges qui avaient un goût de poisson pané et de vernis à ongle. Puis, plus tard, l’amour sur une couverture impression cachemire sous des posters de stars du hit-parade. Elle l’avait guidé de manière très directive un peu énervée comme quelqu’un qui apprendrait à conduire à un novice en lui indiquant sans patience les panneaux de direction et les sens interdits. Elle l’engueulait quand il loupait un embranchement, elle riait au moment où il réussissait une manœuvre. A la fin, il ne savait plus s’il faisait bien ou mal. Sa maitrise de l’anglais n’était pas encore très fluide. Il ne savait pas non plus si elle avait joui. Elle s’était rhabillée prestement en disant que ses parents allaient rentrer, du moins, c’est ce qu’il avait compris. De dos, devant la fenêtre tandis qu’elle rattachait à la va-vite son soutien-gorge, elle lui avait paru si petite, si frêle... Une fée Clochette sous speed.

     

     

  • Princess of the street

    Karen a une tête de feu d’artifice de 13 juillet.
    C’est pas si mal mais ça ne vaut pas celui du 14.
    Le pétard du 13 juillet
    a des coups de soleil sous Biafine
    et des marques de bronzage sous la bretelle de soutien-gorge.

    A vingt ans ils disent « Karen a la beauté du diable »
    nœuds dans les cheveux
    œil au eye liner
    robes à volant achetées
    chez l’oncle qui tient un stand
    sur le marché de Givors.
    Elle porte fière
    comme la Bernadette Lafont
    de La Fiancée du pirate
    comme la princesse déglinguée
    des Stranglers.
    Elle fait pleurer les garçons.

    Karen n’a jamais raté un feu d’artifice du 13 juillet.
    Elle danse au bal
    sur la place de la mairie
    en enfonçant ses ongles dans les cheveux
    comme le faisaient les stars du Top 50
    un kir-pêche à la main
    servi dans un verre en plastique
    au stand de l’oncle qui tient la buvette.

    Ils disent « Karen la vieille dingue »

    Seul le diable sait encore

    Karen
    Karen

    “Yeah she's the queen of the street
    What a piece of meat”

  • Les chiens

    Les chiens consolent les humains
    comme ils peuvent
    Ils se laissent caresser
    par les femmes seules
    par les hommes laids
    par les vieillards sans plus d’amour
    Ils jappent de joie
    devant les corps disloqués
    Ils remuent la queue
    devant les cœurs dévastées
    Les chiens font ce qu’ils peuvent
    avec leurs humains
    Les chiens font ce qu’ils peuvent

  • Ce serait une journée à la Chabrol

    Ce serait une journée à la Chabrol,
    dans laquelle évolueraient des personnages secondaires inquiétants,
    dans laquelle la fille ressemblerait à s’y méprendre à Stéphane Audran.
    Les chiens eux-mêmes paraitraient étranges alors qu’ils ne feraient que japper dans les jardins.
    La voiture du voisin garée dans l’allée aurait quelque chose de trouble,
    les oiseaux siffleraient un chant dissonant
    à peine,
    les cerises à la liqueur auraient un goût inhabituel
    juste assez pour éveiller le soupçon,
    les petites filles du lotissement riraient d’un rire équivoque
    juste assez pour nous faire douter du sens de l’ordre des choses.


    Ça se passerait dans une petite ville bourgeoise du bord de mer,
    et l’évènement n’aurait pas encore eu lieu.

  • Histoire de clés

    On retrouve des clés sans serrure dans de petites boites en acier. Elles sont seules ou attachées par deux, liées à un anneau. On ne sait plus quelles portes elles ouvrent, quels verrous elles libèrent. Les portes existent-elles encore ? Les serrures attendent-elles d’être de nouveau traversées ? Doit-on partir à la recherche des cadenas, des trappes, des portails oubliés ?
    Ce que l’on sait, c’est que, chaque fois que l’on redécouvre ces clés dans les petites boites en acier, on n’ose pas s’en débarrasser de peur que ne resurgisse un beau jour la clôture sans clé.
    On referme le petit coffret et l’on retourne ouvrir de nouvelles portes qui seront bientôt oubliées.

  • Hors champ

    D’abord, je comprends : tu n’es qu’une idiote, animale ! tu ne fais jamais ce qu’il faut, animale ! puis, j’entends : t’es vraiment con, Anima.
    La femme est coincée dans le portique du métro avec sa valise.
    S’il lui avait parlé ainsi lors de leur premier rendez-vous amoureux, il y a fort à parier qu’elle aurait fui dans le décor urbain et slalomé entre les figurants jusqu’à disparaitre hors champ à jamais. Mais chacun sait que le premier jour est le plus souvent composé d’une succession de petites scènes dans lesquelles chacun des protagonistes s’ingénie à séduire l’autre par des attentions délicates et des palabres pleines d’esprit. Cinq ans plus tard, le scénario s’épuise à jeter ses personnages dans des situations variées ayant pour seule vocation de révéler les deux partenaires de l’histoire l’un à l’autre. Les lieux de transit (métropolitain, gare, aéroport) en constituent la toile de fond idéale.

  • A peine entré dans la salle d'examen, le candidat demande quand il a le droit de partir.

    C'est vrai que la vie est pénible, elle dure un peu longtemps. Si on pouvait atteindre la fin avant même de naître, on s'épargnerait bien des ennuis. Si on pouvait d'emblée en un seul mouvement vivre tous les événements instantanément d'un coup d'un seul, on gagnerait du temps. Mais non, les épisodes s’enchaînent les uns après les autres avec leur identité propre de manière plus ou moins fluide dans une spirale chronologique sur laquelle nous n’avons pas de prise. Vouloir la fin avant le début, c’est désirer ce qui ne peut être. Ne pas vouloir être là, c’est être nulle part.

    Mais, j’ai répondu : une heure après le début de l’épreuve.

  • Stéphanie Durdilly et moi

    Je ne sais pas si nous sommes de grandes filles
    mais nous sommes des filles grandes
    ce qui est pratique
    surtout dans les fosses de concerts de rock
    Cela dit, je ne sais pas si Stéphanie Durdilly
    Va aux concerts de rock,
    je ne connais pas ses goûts musicaux.
    En revanche,
    Je parierais
    qu’elle a déjà entendu ces paroles
    au supermarché de son quartier
    (car les filles grandes ont besoin de se nourrir autant que les autres) :
    - Vous pouvez m’attraper le paquet, là, tout en haut ?
    Non, pas celui-ci, le rouge à côté, avec l’étiquette verte.
    Merci, vous êtes bien gentille.
    Quand on est grande, on devient précocement altruiste
    malgré nous.
    (Pas de quoi se vanter)
    A part ça,
    de ce que j’en sais,
    Stéphanie Durdilly n’aime pas les chouquettes
    parce que ça n’a pas de goût
    et que c’est une pâtisserie à base de vide.
    On ne peut pas dire le contraire.
    Cependant, en y réfléchissant,
    j’aime assez l’idée de croquer
    dans le vide.
    Peut-être que je pourrai lui montrer, un jour
    Comment mâcher consciencieusement le néant
    Jusqu’à ce qu’il n’en reste rien.
    Et elle,
    en retour,
    m’apprendrait à me mettre
    de temps en temps
    EN VEILLE.
    Si on arrive à maîtriser ça :
    l’ingestion joyeuse du vide
    en même temps
    qu'une absence raisonnée et ponctuelle au monde,
    on pourra faire de grandes choses,
    Stéphanie Durdilly et moi.

     

     

     

     

    Photo : Alice Houdaer à l'Atelier des Canulars.

  • Bonjour

    Une bizarrerie que ces gens qui ne vous rendent jamais votre bonjour et qui, le jour où vous ne les saluez plus par lassitude, s'en offusquent comme si vous les aviez privés d'exercer leur droit et plaisir de ne pas vous répondre.

  • Genèse

    Elle était tombée amoureuse de lui pour des raisons qu’il n’imaginait pas. On pense toujours que nos qualités physiques et conversationnelles l’emportent sur tout dans la genèse de l’histoire. Mais lors de leur premier rendez-vous dans un café de quartier, c’était la trace à peine visible du fil de l’étendoir à linge qui dessinait de petits zigzags sur son tee-shirt au niveau de la poitrine qui l’avait émue.

  • Crâne

    Nous sommes des crâneurs de la vie; notre chaos est plus noble que celui des autres, notre course moins absurde, notre vision plus neuve.

    Nous pensons que nous sommes en train de tout inventer, alors que tout est déjà là, depuis le début

    et même avant.

    Et que rien ne nous attend de plus ou de mieux. Rien.

     

    A part bien sûr.

     

    A part bien sûr.

     

    L’essentiel.

     

    Qui ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval.

     

    Qui ne se trouve pas.

     

    Que nous devons aller chercher à coups de pelle
    Dans les terrains minés

     

    Chaque jour

     

    Chaque jour

     

    Nous travaillerons à être moins crânes
    Et plus en vie.

     

     

     

     

     

     

    Illustration : Nicolas Rubinstein - Mickeyskull II

  • Lettres modernes

    La jeune fille en fleur est un produit inoxydable.
    Le vieil onaniste est un produit inaltérable.

     

    La bonne à grand-papa
    devenue étudiante en lettres modernes
    règle la webcam et se laisse trousser de loin
    un livre de Modiano entre les mains.

  • Larmes de...

    Une femme pleure sur la banquette voisine du bus C13 qui descend la rue Terme. De grosses larmes rondes comme celles d’un manga. Elle tient entre les mains un dialogue de théâtre dont une partie est surlignée en vert fluo. Ses yeux fixent quelque chose dans le vide, loin devant. Est-ce elle qui pleure ou son personnage ?
    Je sais des comédiennes qui ne savent plus répondre à cette question. Pour le meilleur et pour le pire.

  • l'acteur populaire

    L’acteur populaire séduit tout le monde sur le plateau de Thierry Ardison. Il est drôle, charmant, il a une voix grave qui plait aux femmes et une chevelure poivre et sel qui rassure. Les hommes, eux, lui envient sa prestance décontractée. Pourtant, le téléspectateur avisé percevra ce soir-là dans l’œil du comédien des ombres inquiètes. La petite costumière de la pièce dans laquelle il joue depuis un mois et qui remporte un petit succès parisien commence à s’amouracher un peu trop. Leur aventure ne dure que depuis trois semaines mais elle a déjà failli gaffer deux fois en présence de sa femme. Ce matin, il a demandé au metteur en scène de s’arranger pour le débarrasser d’elle rapidement. Et l’autre l’a envoyé se faire foutre. Cette fois, VA TE FOUTRE, il a dit, et démerde-toi pour nous épargner des scènes hystériques dans les loges.
    L’acteur populaire ne sait pas à quelle blague graveleuse de l’animateur il est en train de rire. Le public applaudit, Laurent Baffie dit à une jeune chanteuse à la mode qu’elle est bien bonne contrairement à sa dernière chanson. Le public rit et applaudit.

  • 17873

    Je vis depuis 17873 jours sur Terre. Fred Astaire y chante Cheek to Cheek en enlaçant Ginger Rogers et sa robe blanche à plumes tandis qu'un bébé hippopotame se fait dévorer par cinq lionnes sous les yeux de sa mère.
    Je ne saurais en dire plus et mieux pour le moment.

  • Ligne 14

    Que fait cet homme avec cette femme qui le maltraite du regard dans la voiture n°2 de la ligne 14 du métropolitain ?
    Le rictus de la femme était-il déjà perceptible au moment du « oui » devant le maire de la bourgade ?
    Quelqu’un l’a-t-il perçu ?
    Quelqu’un aurait-il pu prévenir l’homme alors ?
     
     
    Car cette sorte de grimace n’apparait pas en un jour sur le visage. Elle s’installe en amont de la fixation, se cherche, se demande durant de longues années si elle va se crisper sur sa droite ou sur sa gauche. Tel le termite qui ronge son bois de l’intérieur, grignote la poutre consciencieusement jour après jour, seconde après seconde et fait œuvre de destruction à l’insu de tous jusqu’à l’effondrement de la structure, le rictus a dû lui aussi préparer son surgissement spectaculaire pour être enfin là, visible, ostensible, manifeste un matin de mai dans le voiture n°2 de la ligne 14 du métropolitain fixant l’homme qui regarde ailleurs.
     
     
    Qui sait comment ces choses arrivent.
    Qui sait combien de temps on peut rester marié à un rictus.

  • Inspiral carpets

    Il était sourd et muet. Elle était aveugle. Ils tombèrent amoureux un soir d’orage et de tempête. Il la serra dans ses bras au moment où elle trébuchait sur le pavé mouillé. Elle le remercia mais il n’entendit pas. Il souriait mais elle ne le vit pas.
    Il était peintre, elle lisait ses toiles avec la pulpe de ses doigts. Elle était violoncelliste, il se laissait caresser par les ondes aériennes de la sonate en la mineur de Schubert tandis que les tomettes de la chambre frissonnaient sous ses pieds.
    Il tenait sa main dans les jardins, elle mimait pour lui les chants du bouvreuil pivoine et de la grive musicienne.
    Rien ne leur manquait dans le silence et la lumière blanche. Leur vie était aussi harmonieuse qu’une mélodie de Inspiral carpets. La terre tournait sur elle-même dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, le soleil la réchauffait et les éléments étaient à leur place partout dans l’univers.

  • Karaoké

    Le jour où tout le monde chantera juste dans les bars à karaoké, nous assisterons à l’achèvement de la vacillation et du trouble, à la fin du flottement, à la mort de la grâce.
    Et sans doute, cela ne fera sourciller personne. Personne même ne s’en rendra compte. Cela passera comme une lettre verte à la poste.
    On chantera juste dans les karaokés et rien ne bougera. La terre ne branlera pas, aucune pancarte ne sera levée, aucune révolution n’aura lieu. Et l'on continuera à vivre. Comme d'habitude.

  • Le trou noir et la cathédrale (petite fable bancale)

    Un trou noir et une cathédrale

    s’aimaient d’amour fou et faisaient,

    en conséquence, bien des jaloux.

    Ne vois-tu pas que l’on se moque ?

     pleurait la cathédrale.

    N’écoute donc ni les aigris ni les froussards,

     répondait le trou noir,

    et viens faire un câlin avant mon grand départ.

    (il avait des affaires à régler dans l’univers)  

    La fière cathédrale, grande sentimentale,

    tournait comme une cinglée, en rond sur son parvis,

    cogitant et cherchant le moyen idéal

    de crier son amour, aux yeux de la patrie.                                                 

    Certes sentimentale, mais bien mégalomane, 

    la belle à force de s’enflammer toute seule

    de s’échauffer, de s’enfiévrer comme une folle

    soudainement s’embrasa

    sous les regards ébaubis

    de l’entière galaxie.

    Le trou noir affolé, ruina les éléments,

    engloutit dans l’espace, les lunes, les océans,

    les planètes, les monts, les terres et les mers

    sans pour autant sauver, sa dingue téméraire.

     

    Aucun humain ne résista.

    De chacun, ce fut le trépas.

     

    Quid de la moralité ?

    On ne sait.

    Car notre pauvre siècle, n’en a rien à cirer.  

     

     

     

     

     

     

    Brilliant convulsive tension’... Anselm Kiefer’s Rorate Caeli Desuper, 2016. Photograph: © White Cube