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Ecole

  • bar à ongles

    - Ça devient impossible l'absentéisme dans cette classe. Vous savez pourquoi Ilyes n'est pas là ?
    - Il s'est pas réveillé, madame.
    - Et vous, pourquoi étiez-vous en retard ce matin, Bryan ?
    - Parce que je me suis pas réveillé non plus.
    - Je vais finir par ne pas me réveiller, moi non plus.
    - Vous pouvez pas, vous êtes obligée de venir, c'est vous la prof.
    - Hé bien, je vais finir par ne plus venir du tout.
    - Vous aurez plus de métier ?
    - J'en trouverai un.
    - Ah bon. Quoi ?
    - Hôtesse de bar à ongles. Sortez vos classeurs.

  • Révolution

    Ce que j’apprends à mes élèves de CAP en dehors de la littérature et de la grammaire ?
    L’idée que la subversion, aujourd’hui, ne peut passer que par l'aspiration à l’élégance. Dans une société où la vulgarité et l’indignité foisonnent, quelles meilleures réponses que la finesse du propos et la souplesse de la pensée ?
     
    Et d'abord. Fi des « concours d’éloquence » dont les programmes de l’E.N. nous rebattent les oreilles et qui ne consistent le plus souvent qu’à récompenser les cadors du blabla en public.
    Fi des « débats » qui ne consistent le plus souvent qu’à ânonner des arguments « pour » ou « contre » dans le but d’aboutir à une conclusion flattant la bien-pensance du professeur.
     
    Oui, la rébellion, chers élèves, passera chez nous par la quête de l’élégance, de la sprezzatura, du raffinement et de la courtoisie, par la recherche du mot juste, de la tournure syntaxique racée et de la pensée subtile.
     
    Devenez les Marcello Mastroianni de ce lycée professionnel, déambulez dans les couloirs avec panache et désinvolture. Souriez aux jaloux. Préparez-vous aux embuscades ; répondez en dandys.
     
    - Ça plaira aux filles ?
    - Seulement à certaines. Mais vous n'avez pas envie de plaire à n'importe qui, Brahim ?

  • Artiste ?

    - Madame, à quoi on sait qu'on est artiste, en fait ?
     
    - Si tu te lèves tous les matins pour te mettre à l'ouvrage alors que personne ne t'a rien demandé et qu'a priori ça ne te rapportera rien matériellement avant un moment ? Peut-être jamais. Si tu fais de cette pratique une priorité dans ta vie quotidienne quand bien même tu serais payé pour faire autre chose par ailleurs ?
     
    - Ça sert à quoi, alors ?
     
    - Je ne sais pas. Mais l'artiste ne peut pas faire autrement. Et si ce qu'il fait finit par atteindre quelqu'un, c'est tant mieux.
     
    - Moi, j'écris un peu tous les jours.
     
    - Quelqu'un t'a demandé de le faire ?
     
    - Non.
     
    - Tu as demandé la permission à quelqu'un pour le faire ?
     
    - Non.
     
    - Quelqu'un te paie pour le faire ?
     
    - Non.
     
    - Si tu continues sur cette voie-là, j'ai bien peur que tu deviennes ce qu'on appelle dans la famille des artistes, un écrivain ou un poète, Idriss. Mais ne loupe pas ta récré, les artistes ont aussi besoin de pauses. Go !

  • Vous avez dit éco-anxiété ?

    La chroniqueuse de France Culture s’extasia sur la conscientisation politique et écologique de cette génération Z + qui se battait tous les jours pour l’avenir de la planète, mue par un syndrome d’éco-anxiété symptomatique des 15-20 ans. Et, la chroniqueuse de France Culture tout émue par ce combat altruiste, oublia de parler des jeunes de la même tranche d’âge mus, eux, par un syndrome d’anxiété tout court lié non pas au sort de la planète ou à une vision prospective des cinquante prochaines années mais à leurs conditions de vie présente et aux perspectives d’avenir qui leur étaient offertes par la société actuelle.
    Ce n’était pas que les jeunes de la deuxième catégorie n’en eussent rien à cirer du réchauffement climatique et de l’agonie de la terre et des hommes, mais tenter de sauver leur peau et ne pas sombrer dans la dépression chronique leur prenait déjà beaucoup de temps et d’énergie au quotidien.
    On leur répétait qu’ils avaient mangé leur pain blanc et qu’ils se devaient de devenir éco-responsable. Cool, le chauffage était coupé depuis longtemps. Mais de quel pain blanc pouvait-il s'agir ?

  • Elle ne se rend pas compte

    L’élève me tend son cahier de brouillon ouvert. Elle a écrit « journal intime » en haut de la page droite. Je lui demande si c’est vraiment « intime » ou si je peux lire mais elle me dit qu’elle ne savait pas comment présenter son texte, alors elle a écrit ça, « comme ça ».
    Elle est très timide mais toujours souriante, aimable. Elle a 16 ans, vient du Soudan, vit en France depuis deux ans. Sa maîtrise du français est encore approximative et pourtant, je découvre un texte comme je n’en ai pas lu depuis longtemps. Je ne parle pas de textes découverts en classe, écrits par d’autres élèves, non, je parle de littérature en général. Elle utilise des mots simples, ceux qu’elle connait en français, des tournures syntaxiques bancales mais fortes, peu de ponctuation, mais son regard, surtout, est celui d’une auteure, d’une poète, je le sais dès la deuxième ligne. Pas de posture, pas de chichi, pas de pose dans le verbe ; elle n’imite pas, elle n’essaie pas d’impressionner, elle est là. Sa façon d’être en connexion avec ceux qui ne la voient pas, la façon dont elle écrit le « tremblement des lèvres » de son voisin de café, le regard qu’elle pose sur les solitudes alentours qui rejoignent la sienne sans le savoir, me ramènent à des écrits de Sylvia Plath (Carnets intimes) ou Brautigan. Regard juste, clairvoyant et lucide, écriture sans manières mais percutante.
    - Vous pouvez corriger mes fautes d’orthographe ? me demande-t-elle.
    Elle ne se rend pas compte.

  • N.T.M. à l'éventail

    - Vous écoutez du rap, madame ?

    - Oh, vous savez, moi je suis de la génération N.T.M...

    - Je connais !

    - Ça veut dire quoi N.T.M, madame ?

    - NIQUE TA MÈRE, Malik.

    - Ouahahaha ! Elle t'a dit "Nique ta mère" !

    - Je savais c'était quoi. C'était pour vous l'entendre dire.

    - Et quel est l'effet sur l'auditeur, Malik ?

    - Bizarre. Ça va pas trop avec votre éventail...

  • Clémentine et Banane

     

    Clémentine, assistante d’éducation (terminologie qui a pris le relai de « pionne » dans les années 2000) a créé un atelier d’ « éducation au féminisme et à la sexualité » dans un lycée professionnel du bâtiment et des TP de la banlieue lyonnaise.

    12h30, salle du foyer. Des élèves autour de plusieurs tables en U : Cynthia, Marion et trois autres adolescentes.

     

    Cynthia

     

    Hé ! Clémentine, ça va ça, comme slogan ?

    ME TOUCHE PAS PELO OU JE TE DEFONCE LE CERVO

     

    Clémentine

     

    Oui, c’est bien Cynthia, pas mal… Peut-être un peu agressif…

     

    Cynthia

     

    Quoi agressif ? T’as dit que les mecs y z’ont pas le droit de nous toucher sans qu’on soit d’accord, le message il est clair là, non ? Le premier qui me touche, je lui dézingue sa mère.

     

    Les trois filles en chœur

     

    Ouais, les Cailleras !  JEAN-JO en force !

     

     Clémentine

     

    Oui, bon, les filles, calmez-vous. Il faut qu’on avance. Vous n’avez fait que deux affiches, ça fait deux semaines qu’on est dessus, il faut qu’on soit prêtes pour le 8 mars… Marion, tu me laisses lire ta proposition ? … (Marion tend sa feuille Canson, Clémentine lit) « Les garçons et les filles, main dans la main à Jean Jaurès »…

     

    Cynthia

     

    « main dans la main » ? T’es dingue toi ? T’as entendu ce qu’on a dit la dernière fois à l’atelier ? On fait des slogans pour que les gars ils comprennent que notre corps y z’y ont pas accès, c’est NON ; et toi, tu veux qu’ils nous tiennent la main ? T’es à la ramasse comme d’habitude !

     

    Clémentine

     

    Cynthia, Marion a le droit de s’exprimer. Son message est une invitation à la pacification des relations entre garçons et filles. C’est ça, Marion ?

     

    Marion

     

    Oui, c’est ça… Dis, Clem, Je peux te dire quelque chose ? Ça me gêne des fois ce qui se dit dans l’atelier, ce qui s’y passe…

      

    Clémentine

     

    Tu veux dire que parler de sexualité te gêne, c’est ça ? Tu penses que ce qui a trait à la sexualité est tabou… sale ?

     

    Cynthia

     

    Ouais, c’est dég le sexe, grave !

     

    Clémentine

     

    Cynthia, c’est pas à toi que je m’adresse.

     

    Marion

     

    Non, non ; c’est pas du tout ça. A la maison on parle de tout ça, j’ai pas de problème avec ça, au contraire, je participe à cet atelier parce que je sais que tout le monde n’a pas cette ouverture et que c’est la source de beaucoup de malentendus entre garçons et filles justement. C’est bien que cette action ait lieu dans un lycée du bâtiment où les filles sont minoritaires.

     

    Cynthia

     

    Allez, vas-y, elle refait son intelligente et blablablabla… C’est bon, dégage avec tes grands mots…

     

    Clémentine

     

    Tu n’es pas choquée alors ?

     

    Marion

     

    Non, pas du tout. Je voulais te parler de l’action que tu as proposée la semaine dernière… que tu as appelée : « Commando Banane ».

     

    Cynthia

     

    C’est quoi ça ? J’étais pas là, Clémentine ! Clémentine-Banane, haha, la vie de ma mère, morte de rire les gars ! (rire des trois filles)

     

     Clémentine

     

    Alors, oui, pour les absentes, je rappelle : des filles m’ont rapporté que quand elles mangent des bananes à la cantine, des garçons font des gestes déplacés. Du coup, elles n’osent plus en manger.

     

    Cynthia

     

    Quels gestes ?

     

    Clémentine

     

    Ben, vous savez, des gestes avec une banane dans la bouche… comme ça…

     

    Cynthia

     

    Des gestes de grosses pipes, quoi !

     

    Clémentine

     

    Oui, voilà des gestes mimant une fellation.

     

    Cynthia

     

    Sales chiens ! Le mec qui me fait ça, je le défonce à coup de plateau cantine.

     

    Clémentine

     

    Oui, donc… je proposais que le 8 mars, lors de notre journée de sensibilisation au respect des filles et des femmes dans la société, les filles prennent toutes des bananes à la cantine et les mangent bien en évidence devant les garçons en disant : humm, c’est bon les bananes, j’aime manger des bananes en prenant le temps de les déguster longuement devant eux. Comme un message, vous comprenez, une réappropriation du fruit et du plaisir qu’une fille peut avoir à le manger sans arrière-pensée. Quelque chose te gêne là-dedans, Marion ?

     

    Marion

     

    Tu ne trouves pas que c’est une provocation un peu… puérile ?

     

    Cynthia

     

    Putain, mais dis des mots qu’on comprend !

     

    Clémentine

     

    Puérile… Que veux-tu dire par là, Marion ?

     

    Cynthia

     

    Tu vois, même Clem, elle comprend pas quand tu parles.

     

    Marion

     

    Je veux dire que ça n’aura pour effet que de rendre les garçons plus agressifs, non ? Ils vont se sentir mal et vont réagir violemment. Et puis, tous les garçons à la cantine ne se conduisent pas comme ça, on met tout le monde dans le même panier, ça risque de gêner ceux qui n’y sont pour rien… Enfin, je sais pas, je trouve que c’est pas une bonne idée…

     

    Clémentine

     

    Décidément, Marion, aucune de mes idées ne te plait, c’est comme ça depuis le début. Tu rechignes à tout. Tu penses qu’on peut faire évoluer les mentalités avec des slogans tout mous comme les tiens ? « main dans la main ». Cynthia a raison, ça manque de… poigne !

     

    Cynthia

     

    Ça manque de couilles ! Clem, passe-moi une banane, je vais lui montrer comment on fait sa chaude … hummmm ouiiii… BANANAAAAA !

    (rire des trois filles)

     

    Marion

     

    C’est comme les badges…

     

    Clémentine

     

    Quoi ? Les badges maintenant. Ils ne te plaisent pas non plus ?

     

    Marion

     

    Je ne me vois pas porter un badge sur lequel est inscrit en gros JE SUIS UNE PUTE.

     

    Clémentine

     

    Et pourquoi donc ?

     

    Marion

     

    Je comprends bien que tu veux reprendre les phrases que les filles entendent de la bouche des garçons, jouer sur l’effet miroir, mais je pense que ce sera contre-productif au lycée.

     

    Clémentine

     

    Tu prends les autres pour des imbéciles en fait, Marion ? Tu penses que toi seule es apte à comprendre l’ironie, le second degré, l’humour mais que les autres sont des truffes, c’est ça ?

     

    Marion

     

    Je crois que je vais quitter le projet, en fait, Clémentine. C’est pas contre toi, hein, tu fais ce que tu peux mais…

     

    Clémentine

     

    Je fais ce que je peux ?! Non, mais tu t’entends petite sainte nitouche ? Je suis en master de sociologie, je suis en train de rédiger un mémoire sur les discriminations genrées dans les sociétés occidentales et tu viens me donner des leçons de pédagogie ?!

     

    Marion

     

    Non, pas du tout… je…

     

    Clémentine

     

    Très bien, vas-y, la porte est grande ouverte.

     

    Cynthia

     

    Ouais, dégage, l’intello ! Va sucer les CAP maçons !

     

    Clémentine

     

    CYNTIA ! SHUT UP !

  • APPRENDRE AUX GARCONS A BIEN SE TENIR

    Bérénice lut le titre de l’article : Au collège de Vermenton, interdiction de porter des shorts, ou jupes et bermudas au-dessus du genou, puis la légende de la photo : « Pour certains enseignants, ce sont les filles qui sont stigmatisées, AU LIEU D’APPRENDRE AUX GARÇONS A BIEN SE TENIR ». Elle était tout à fait d’accord avec cette assertion qui cependant n’allait pas assez loin dans son projet pédagogique.

     

    Elle se demandait depuis un moment déjà s’il n’était pas temps de créer des centres de rééducation en vue de désexualiser tous ces petits obsédés qui passaient leur temps à vouloir violer les filles dans les cours de récréation dès l’âge de 10 ans (cela commençait par des nattes tirées mais on savait comment cela se terminait quelques années plus tard). Si on les prenait bien assez jeunes, il était certainement possible d’obtenir des résultats probants. Pour cela, on pourrait s’inspirer du dispositif de conversion proposé dans le film Orange Mécanique. Faire défiler pendant des heures des images de filles en mini-jupes, shorts moulants et décolletés tout en injectant dans les veines des ados mâles un sérum toxique qui les rendrait physiquement malades au point d’être pris de nausée plus tard à la vue de la moindre jeune fille qui se présenterait à eux, lui semblait une idée pertinente. Ainsi, les jeunes filles pourraient poursuivre leurs études en toute quiétude - en bikini même si elles le désiraient - sans être inquiétées ou agressées par leurs petits camarades. Il faudrait juste prévoir dans chaque classe un agent de service délégué au seau et à la serpillère afin de prévenir les éventuelles glissades sur les inévitables traces de vomi qui parsèmeraient les salles de cours. Du moins, dans les premiers temps de l’expérience, puisqu’ensuite les élèves seraient naturellement amenés à se concentrer sur le professeur et le tableau blanc pour ne plus avoir à subir les affreuses crises de haut-le-cœur. Boucle, bouclée. Petits pervers bien attrapés.

  • le poète qui ne voulait pas être lu

    - Madame, je comprends rien à cette poésie…

     

    - Montrez-moi ça, Rayan. A quel endroit ça coince ?

     

    - Partout. Pourtant, j’ai mon dictionnaire à côté de moi pour les mots difficiles, mais y en a trop.

     

    - Humm… je vois. Oui, en effet, je ne comprends pas quelques mots moi non plus.

     

    - Et les noms propres, madame. Je connais pas les gens, les titres cités.

     

    - Oui, c’est vrai, c’est compliqué. Vous savez quoi ? Peut-être que cette personne n’a pas envie d’être lue finalement.

     

    - Ah bon ?

     

    - Ou seulement par un petit groupe de personnes choisies par elle. Des gens qu’elle ne connait pas mais qu’elle veut impressionner, qui sait ?

     

    - Alors, je fais quoi avec ce recueil ? Vous avez dit qu’il fallait lire tous les livres de la sélection Kowalski pour voter.

     

    - Vous essayez de lire encore un ou deux textes et si ça n’arrive toujours pas jusqu’à vous, vous laissez tomber. Ce n’est pas de votre faute, c’est celle de l’auteur qui pratique une écriture intimidante.

     

    - Une écriture intimidante ?

     

    - C’est l’expression d’un ami poète qui s’appelle Grégoire Damon. Je la trouve assez juste.

     

    - Et lui, je peux le lire ?

     

    - Oui, je vous apporterai ses livres au prochain cours si vous voulez. En attendant, on continue avec le prix Kowalski. Quand vous en aurez fini avec lepoètequineveutpasêtrelu, vous essayerez ce recueil de la sélection : Il y a des monstres qui sont très bons de Thomas Vinau.

     

    - J’aime bien le titre.

     

    - Moi aussi. C’est un bon début.

  • Fatigués

    Ils sont fatigués,
    fatigués,
    fatigués.
    Ils le disent, l’écrivent sur tous les tons
    et leur fatigue me fatigue,
    leur fatigue pèse sur moi comme un corps mort.
     
     
    Que veux-tu ? Je ne sais pas.
    D’où vient cette fatigue ? Je ne sais pas.
    Qu’est-ce que je peux pour toi ? Rien.
     
     
    Leur fatigue me mine, leurs corps avachis sur la table qui n’est plus une table de travail.
    Une table de quoi, alors ?
    Leurs corps inertes. Courbés, mous, affaissés.
    On est fatigués, madame.
    Fatigués.
    Fatigués.
    Fatigués.
    Je puise au plus profond de mon énergie pour créer l’élan de vie, l’élan d'intérêt, de curiosité.
    Parfois, c’est peine perdue.
     
     
    Leur grande peine
    perdue quelque part…
     

  • No inspiration

    - Je peux pas écrire, j'ai pas d'inspiration.
    - Driss, je vais vous dire un secret mais vous me jurez de ne le répéter à personne.
    - Huumm...
    - L'inspiration n'existe pas.
    - Hein ?
    - L'inspiration n'existe pas. On nous a menti durant toutes ces années.
    - Pourquoi on nous a menti ?
    - Je ne sais pas. Peut-être pour nous intimider. Peut-être pour faire croire que seules certaines personnes étaient investies de ce pouvoir venu "d'en haut".
    - Oh.
    - Alors qu'il faut regarder en bas.
    - Où en bas ?
    - Partout autour de vous. Là, sur cette table par exemple. Ces murs. Vos camarades.
    - J'ai pas d'imagination.
    - Moi non plus. Aucune. Ça tombe bien tout est déjà là.
    - J'ai pas d'idées.
    - On n'écrit pas avec des idées. Ecrire n'est pas une activité intellectuelle.
    - Quand même...
    - On écrit avec ce qui existe à portée de main, de vue, d'expérience. Mais attention, pour ça, comme tout artisan, vous avez besoin de bons outils. Exactement comme ceux qui sont dans l'atelier d'à côté : truelle, malaxeur, platoir, taloche, équerre, barre à débuller, burin.
    - Y a une boîte à outils pour l'écriture ?
    - Oui, et vous devez découvrir ces outils dans un premier temps et apprendre à les utiliser. Même chose avec les matériaux dont vous avez besoin : ciment, gravier, sable, eau…
    - Comme un maçon ?
    - Exactement. Un écrivain est un maçon. Je n’aurais pas mieux dit, Driss. On le monte ce mur ?

  • Il n'y a pas de place pour l'espoir

    A chaque jour suffit sa peine, non ?

     

    Je répète après l’élève-maçon : A chaque jour suffit sa peine, oui.

     

    Vois, il n’y a pas de place pour l’espoir.

     

    Et c’est réconfortant. Pas de place pour l’espoir contient tous les possibles.

     

    Vois aussi : ne rien attendre ne signifie pas se résigner.

     

    Vois surtout : ne rien attendre libère de la somme des peurs inutiles, des angoisses paralysantes.

     

    Alors tu peux agir en toute tranquillité et laisser le soin à l’horizon de choisir ses propres couleurs.

  • l'entrebâillement

    - Vous ce n’est pas pareil, madame.
     
    Ils parlent des femmes en des termes qui font frissonner.
    Quand je leur fais remarquer que je suis une femme aussi, quand ils disent « les femmes ceci » ou « la femme cela », je me sens un peu concernée, ils répondent toujours :
     
    - Vous ce n’est pas pareil, madame.
     
    Et, c’est ma seule porte d’entrée, la seule ouverture, aussi minime, aussi fragile soit-elle. Elle existe. Elle est là. Pas question de la laisser se refermer. Je glisse mon pied dans l’entrebâillement et je garde ouverte la petite zone dans laquelle on peut commencer à avancer ensemble. Ce passage possible entre la pensée plaquée et la pensée à peu près libre.
     
    A peu près. Car nous-mêmes, adultes…
     
    Chaque jour, le job de l’entrebâillement. Chaque jour, chaque heure.
    Si je ne suis ni la maman ni la putain, alors je suis autre chose. Si cette autre chose existe et prend momentanément ma forme, peut-être existe-t-elle aussi sous d’autres formes, ailleurs. Terrain à explorer peut-être ?
     
    - Oui, peut-être… mais quand même, les femmes…
     
    Je m’accroche au « oui » et au « peut-être ». Je ne les abandonnerai pas là. Ils peuvent prendre appui sur moi sur la route. Même si c’est lourd, même si c’est fatigant.
     
    Tous les jours, faire le job.
     
    Sinon, quoi ?

  • les garçons

    Les garçons aussi ont besoin de nous
    les garçons ont besoin de nous
    au même titre que les filles
    les garçons ont besoin
    vraiment besoin
    ils ne sont pas plus forts
    ils ne sont pas plus sûrs
    ils ne sont pas plus solides
    non
    pas plus robustes
    l’élève écrit
    « à chaque fois que je la vois
    je recule d’un pas
    elle sourit quand elle me voit
    pourtant j'ai peur d’elle
    je recule d’un pas, vite »
    les garçons ont peur
    de ne pas être à la hauteur
    les garçons disent des bêtises
    sur les filles
    parce qu’ils n’y comprennent
    pas grand-chose
    souvent rien
    les garçons ont besoin de nous
    ils ne sont pas moins fragiles
    ils ne sont pas moins vulnérables
    les garçons aussi
    ont besoin
    d’être pris dans nos bras
    consolés
    protégés
    d’eux-mêmes parfois
    si on veut éviter la catastrophe
    la grande catastrophe
    du
     
    trop tard
     
     

     
  • théorème

    Ma prof de maths a des yeux incroyables. Quand elle se penche au-dessus de mon bureau pour éclairer les nombres premiers et les identités remarquables, je suis dévoré par la contemplation de ses iris verts-or et de ses paupières poudrées de mauve. A l’acmé de démonstrations logiques passionnées, ses pupilles se dilatent complètement. Je ne vois plus qu’elles. Elles deviennent le trou noir de mes pensées. Je suis absorbé tout entier. Je disparais comme au moment de l’orgasme - il parait. Puis je suis de nouveau éjecté dans la classe où je reviens à son regard mordoré, prisonnier, lié à lui, captivé et impuissant.

     

    Mais je devrais mettre tout ce texte au passé. Jusqu’à hier, c’était ainsi.

    Pour la première fois depuis le début de l’année, Mme Blondeau a retiré son masque après l’explicitation d’un théorème, pour reprendre son souffle et boire une gorgée d’eau.

    J’ai été déçu. Bien au-delà de ce que l’on peut imaginer. L’éclat de son regard n’a d’égal que la fadeur du reste de son visage. Un nez quelconque, une bouche mince, sans relief, un menton fuyant. Tous les fantasmes élaborés depuis des mois à partir d’un simple échantillon de son visage se sont soudainement évaporés.

     

    Pffiouttt.

     

    Elle a repositionné rapidement le tissu vert-jaune assorti à ses yeux mais c’était trop tard. Les cours de maths sont instantanément redevenus aussi ennuyeux à mourir qu'en classe de 3e avec M. Girard.

     

    Je sais qu’elle sait. Elle n’ose plus me regarder dans les yeux.

  • Trombi

    Le papa de Capucine observe avec attention le trombinoscope des professeures des écoles du Groupe Scolaire Victor Hugo :

     

    - Dis-moi Capucine, c’est elle ta maitresse ?

    - Ah, non. Elle, c’est Océane, la maitresse de ma copine Léa.

    - Ah, dommage…

    - Pourquoi papa ? Elle est très gentille maitresse Nicole.

    - Ah oui, c’est vrai, ta maîtresse s’appelle Nicole.

    - Tu préfères le prénom Océane, papa ?

    - Oui, c’est ça, Capucine, je préfère « Océane »… Océane…

  • couvre-feu

    hier 20h50
    retour d’une soirée clandestine
    dans un lieu clandestin
    à écouter de la poésie
    à écouter de la musique
    à plus de six
    dans une pièce
     
    la veille
    un professeur d’histoire
    a été assassiné
    à sa sortie de cours
    il avait sans doute
    des projets de vacances
    avec son enfant
    la mer peut-être
     
    tu sais que j’ai vu sa tête
    séparée de son corps ?
     
    tu crois qu’on arrivera avant le couvre-feu ?

  • le masque du maçon

    Il a 16 ans
    et il m'explique comment la poussière de l'atelier
    se glisse sous son masque
    comment la poussière ensuite
    s'agglomère à sa sueur
    fusionne
    pour créer une sorte de pâte
    une pâte gluante
    qui obstrue les pores de la peau
    et lui fait comme un autre masque
    sous le masque
    une pâte gluante
    faite de poussière et d'eau de peau
    qui pénètre dans sa bouche
    puis dans son nez
    une pâte au goût de poussière de ciment
    et de transpiration
    dans son nez
    en même temps que dans sa bouche
    tandis qu'il travaille à casser des murs
    à transporter des parpaings
    à couler du béton
    Il a 16 ans
    et il apprend le métier de maçon
    au temps du coronavirus.

  • rentrée masquée

    Jour de pré-rentrée, les élèves voient défiler des visages masqués qui se présentent à eux.
    Quels vont être leurs nouveaux repères pour reconnaitre leurs professeurs les premiers jours de lycée ? La couleur des yeux, la monture des lunettes, la coupe de cheveux, la taille, la carrure, la démarche, la forme des fesses ?

     

    France 3 vient coller sa caméra sur ma joue gauche au moment où je souhaite bon courage et bonne rentrée à une assemblée silencieuse de trognes cachées sous des tissus.

     

    Les masques n'empêchent cependant pas les adolescents de replacer leur mèche et de jouer du mascara dans la vitre de la ligne D du métro. Les gestes essentiels sont toujours là. L'humanité ne touche pas encore complètement à sa fin.

  • Le Loup et l'Agneau

    Chers enfants,

     

     

    Le Loup et l'Agneau est une fable qui illustre

     

    l'échec de la démonstration logique

    l'échec de la finesse argumentative

    l'échec du dialogue

    l'échec du langage

    l'échec de la sensibilité

    l'échec de la gentillesse

    l'échec de la douceur

    l'échec de l'humilité

    l'échec de l'effacement

     

    en bref,

    l'échec de toutes les valeurs qui vous sont inculquées

    depuis votre naissance

    s'il s'agit un jour

    de sauver votre peau et d'agir efficacement

    face à la force brute.

     

    C'est tout pour aujourd'hui. Vous pouvez ranger vos affaires et aller à la cantine.

     

  • élèves et corona

    les adolescents

    continuent de cracher

    de se toucher

    de se battre

    de se coller les uns aux autres

    pour écouter la même musique

    avec les mêmes oreillettes

    pour visionner joue contre joue

    des vidéos sur le même smartphone

    ils se foutent des distances de sécurité

    ils font la nique aux consignes nationales

    des autorités sanitaires

    ils ne se lavent pas les mains

    ni avant

    ni après

    ils rient

    postillonnent

    graillonnent

    toussent hors coude

    éternuent hors mouchoir

    morvent

    s’essuient avec la manche

    s'essuient sur le sweat du voisin

     

    les adolescents sont immortels

    et font des doigts

    au corona

  • Le pain et l'eau

    Je ne vois jamais les oiseaux manger le pain et boire l’eau que je laisse sur le rebord de la fenêtre de ma cuisine. Leur passage est uniquement signifié par l’absence des choses.

     

    De même, qui sait à quel moment mes élèves se saisissent de ce que je laisse au bord, pour eux ?

     

    A quel endroit précis s’acte l’ingestion, l’assimilation ? Sans doute quand nous sommes hors de portée les uns des autres, séparés depuis longtemps. Quand nous sommes devenus des disparus.

     

    Toujours à mon insu, c’est la seule certitude.

     

     

     

     

     

     

    illustration : niao-xy-yanzi

  • PRAG

    Dans cet établissement, les agrégés ont une table de travail à l’écart en salle des professeurs, leur espace réservé à la cantine, leur titre affiché sur le casier avec la spécification " lettres modernes " ou " lettres classiques " (qui crée un autre système hiérarchique tacite). On les regarde de loin, avec une curiosité mêlée de déférence. On ne leur adresse la parole qu’en cas de nécessité extrême et certainement pas pour leur demander où est la salle D207 parce qu’on est nouvelle et que les dédales du bâtiment nous sont encore étrangers. Je l’apprendrai à mes dépens.

    En tant que " maitre auxiliaire académique " fraichement débarquée, j’ai à peine l’autorisation d’inspirer le même air que mes collègues titrés. Ne témoigné-je d’ailleurs pas d’une grande effronterie en les nommant " collègues " puisque le terme laisserait entendre que nous sommes des égaux ? Ce qui n’est absolument pas le cas : la structuration socio-spatiale du lycée en est un signe probant.

    J’apprends donc assez rapidement à m'adapter aux conventions liées à l'exercice de la communication au sein de l'équipe pédagogique : je baisse la tête quand je suis amenée à croiser l’une des créatures au hasard d’un couloir, je me retiens de parler de la pluie et du beau temps ou de plaisanter devant la machine à café pour ne pas passer pour une superficielle petite tête de linotte et je marche sur la pointe des pieds pour ne pas gêner les réunions de travail des hellénistes.

    Un jour que je lis un ouvrage des Éditions de Minuit dans un fauteuil de l’espace réservé aux professeurs certifiés, moins réfractaires à se mêler à la populace des vacataires et autres rebuts de l’Éducation nationale, une "professeure agrégée de lettres classiques" se penche vers moi :

     

    - Tiens, tu lis du Claude Simon, toi ?

     

    Dans son regard une grande incrédulité superposée à une légère, une once, une minuscule, une imperceptible et fugace lueur de respect.  Mais, elle se reprend vite. Et ne m'adresse plus une seule fois la parole sur la période de mes deux mois de remplacement.

     

     

     

     

     

     

    Illustration : La chute d'Icare de Pieter Bruegel

  • L'élève et la feuille

    Ma première vision de rentrée au lycée ce matin est celle d’un élève qui parle à une feuille.
    Il est penché sur elle et la traite de tous les noms de sa mère.
    Ce n’est pas une feuille de papier, ce n’est pas une feuille de cours, c’est une belle grande feuille d’arbre séchée, rousse, tombée tardivement d’un platane.

    Pourquoi le destin a-t-il fait se rencontrer, ce matin de janvier, cet élève et cette feuille dans le long couloir d’un lycée professionnel du bâtiment et des travaux publics ?
    Pourquoi l’histoire a-t-elle si mal commencé ?

    Nique ta mère, la feuille.

    Elle fait très bien la feuille morte.

    Je te défonce, toi et toute ta famille, la feuille.

    Elle ne perd pas sa dignité de feuille. Elle laisse l’orage passer.

    Elle en a vu d’autres.

  • Grosse fatigue

    - Peut-être pourriez-vous sortir un stylo ?

    - J'en n'ai pas

    - Vous venez en cours sans stylo ?

    - J'en avais un, mais je l'ai fait tomber par terre en perm et j'ai eu la flemme de le ramasser.

  • sacerdoce

    La collègue du groupe de ressources pédagogiques et didactiques lève systématiquement la main avec enthousiasme et impatience lorsque des stages de formation divers sont proposés sur la période des vacances scolaires : le corps, la voix et l'espace-classe dans le Luberon, la lutte contre le décrochage scolaire par l'usage du numérique dans le Loir-et-Cher, l'outil scripteur et l'élève dysgraphique-dysorthographique-dyspraxique dans les Hauts-de-France.

    Je me dis chaque fois que son professionnalisme force l’admiration, que son dévouement à l’Institution témoigne d’un sens du devoir admirable et d’une abnégation qui confine à la sainteté, qu'elle vit son métier comme un véritable sacerdoce...


    Ou alors, elle s’emmerde vraiment en famille.

  • Quai Claude-Bernard

    De retour dans les jardins de Lyon 2, sur les quais, département de lettres modernes et classiques. Rien n’a changé. Les hauts murs n’ont pas bougé, le grand arbre est toujours là, le parterre de fleurs est semblable à lui-même. Les jeunes filles de ma jeunesse n’ont pas quitté la pelouse, elles sont assises en cercle, discutent, fument, échangent des fiches de cours, plaisantent, mangent des sandwichs, se racontent des histoires de garçons, de profs. Sur les marches, un couple flirte. Deux jeunes hommes participent aux discussions sur l’herbe. Homosexuels, romantiques-écorchés-vifs-à-tendance-suicidaire comme l’étaient les quelques garçons inscrits en lettres dans les années quatre-vingt-dix ? Ou des malins qui se foutent bien de la littérature mais savent que l’amphi est presque exclusivement composé de filles. Ou de vrais passionnés qui, par conséquent, ne moisiront pas en fac de lettres, ils auront mieux à faire.
    Tout est à sa place en cette journée. Les mêmes visages, les mêmes mains passées dans les cheveux, les mêmes cigarettes aux lèvres, les mêmes rires de vingt ans. La scène a les couleurs d’un polaroid du passé sur lequel je serais la seule à avoir vieilli.

  • Chab le renard

    Chab le renard !
    s'exclame l'élève
    en cours d'E.P.S.
    au parc de Parilly
    en voyant
    grimper
    le long d'un tronc
    d'arbre
    (est-ce un chêne ?
    est-ce un platane ?)
    un joli
    écureuil.

  • Doudou

    Les élèves disent « Vous nous avez manqué, madame ». Oui, à n’en pas douter. Comme le doudou manque au petit chien qui jappe tout à sa joie de le retrouver, commence par lui faire un gros câlin, puis s’excite par palier, faisant alterner coups de langue et petites morsures, finit par le secouer avec une frénésie brute, neutralisé fermement par les maxillaires, et l’abandonne couvert de bave et loqueteux dans un coin de la pièce jusqu’aux prochaines retrouvailles.