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vivants-morts

 
 

 

 

 

 
Hier ma copine Claudie est morte.
 
Enfin, c’est ce qu’on dit
mais pour moi « Claudie » et « morte » ça ne colle pas.
 
Je ne sais pas vous, mais moi je fréquente beaucoup de morts.
C’est pas pour me vanter mais j’en connais pas mal.
Hé bien je peux vous dire que ce mot « mort » ne leur va pas du tout.
C’est vraiment le mot le moins adapté à leur état.
 
Pour tout dire,
je ne crois pas à cette frontière entre morts et vivants.
Mes morts sont beaucoup plus vivants que certains vivants.
 
Tenez, on a inventé un mot : « morts-vivants »
on fait tout un plat des morts-vivants
on a voulu nous faire peur avec les morts-vivants
soi-disant il faudrait s’en méfier
ils sont laids, effrayants, sanguinolents, contaminants.
 
On ferait mieux de s’intéresser aux vivants-morts,
ceux-là sont beaucoup plus inquiétants.
Et ils sont partout.
Partout.
 
Ils hantent les rues, les centres-commerciaux, les Institutions, les parkings, les métros, les écoles de commerce.
 
Ils ne savent pas qu’ils sont morts,
non, non,
ils ne savent pas.
 
D’ailleurs moi-même, quand je m’oublie un peu,
quand je me zombifie,
(ça arrive plusieurs fois par semaine,
voire, par jour)
c’est à peine si je m’en rends compte,
je passe la frontière de la vie à la mort et je ne le vois même pas,
je peux rester morte une journée entière
sans rire
une journée entière MORTE
et personne pour me dire :
 
hé reviens à la vie, Judith !
qu’est-ce que tu fous ?
 
non, je me zombifie tranquillement,
je pars en roue libre sur les réseaux sociaux
je donne mon avis alors que personne ne me le demande
je m’engueule avec des types que je ne connais même pas
bref, je deviens une vraie vivante-morte
qui dialogue avec des vivants-morts
on a tous passé la frontière
et tout le monde s’en fout.
 
Bon, la plupart du temps,
je me ressaisis
avant d’avoir les deux pieds de l’autre côté de la ligne.
 
C’est pas facile hein
parce que les mecs, en face
ils tirent fort ton bras pour que tu restes dans leur camp.
 
Mais c’est trop le bordel chez eux
alors, oui, je me ressaisis,
je clape l’ordi,
déjà là, je vois comme une petite fumée qui s’échappe au moment du geste
ensuite, je sors,
dehors il peut y avoir du soleil, du vent, de la pluie, de la grêle,
peu importe
je sors
 
et je m’applique à sentir sur ma peau l’effet du soleil, du vent, de la pluie ou de la grêle
 
déjà rien que ça
ça te fait repasser quelques centimètres
la frontière
en sens inverse
 
je continue
j’avance
 
j’aide une dame âgée à traverser la rue
 
sur le trottoir de la rue Philippe de Lassalle
je prends le temps d’écouter pendant 5 minutes mon voisin d’immeuble
me faire la liste des préfets du Rhône
de 1965 à 1989
et me répéter pour la millième fois que le buraliste du coin est cocu
 
je le salue
 
4 centimètres encore
 
je ris ensuite avec Claudie qui me rappelle
le jour où l’on a fait la fête avec des inspecteurs académiques
de l’éducation nationale qui chantaient à tue-tête
« je m’en vais voir les p’tites femmes de Pigalle »
debout sur les tables d’un café de la rue de Marseille
à deux pas du Rectorat
(un autre repère de vivants-morts)
 
ça y est
je suis de nouveau en vie
de retour
chez les vivants
 
accompagnée de tous mes morts
bien vivants.

 

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