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Car parmi tous les souvenirs - Page 3

  • phare sans mer

    Il me dit qu’il veut être grutier
    pour être en haut
    tout en haut
    là-bas
    montre-t-il
    dans une cabine
    au-dessus d’un chantier
    seul
    surtout
    seul
    loin de la cité
    et des hommes.

     

    Il a 16 ans
    et c’est ce qu’il veut
    une grue à lui
    comme un phare sans mer
    qui n’aurait vocation à guider personne
    et dans laquelle
    finit-il par dire
    personne
    non
    personne
    ne viendrait plus

     

    le faire chier.

  • Vestiaire

    Dans ce vestiaire de salle de sport, tandis que la jeune fille de vingt ans se contorsionne dans sa serviette pour ne pas laisser paraitre un sein parfait de vingt ans, la vieille femme déambule nue une brosse à la main, allant et venant du casier à la douche, leste et légère dans son corps de vieille femme, peau molle et tranquille, fesses nonchalantes, seins paresseux, cheveux gris et poils blancs.
    Elle se déplace, ici et là, nue, dans son corps de vieille femme qui n’a rien à nous dire de plus ou de mieux.

  • Part-Dieu-Perrache

    A chacun sa gare, mon Amour.
    La tienne, c’était Perrache.
    La mienne, c’était Part-Dieu.

    Même pas des gares qui riment.

    Toi aussi, tu les as eus
    tes joueurs de djembé,
    tes plans Vigipirate,
    tes caméras de sécurité,
    tes fumeurs de tout,
    tes lignes de fuite,
    tes valises piégées.

    De gare à gare,
    on n’avait qu’un arrêt.

    Si on avait su…

    Le Lyon Part-Dieu-Lyon Perrache.
    Pris sur le tard.

    Mais à l’heure.
    Terminus.

    31 536 000 minutes d’arrêt.

  • Canicule

    En 1984, j'ai découvert mon hamster sec et raide dans sa cage un jour de canicule. C'était pas joli à voir. Il restait pourtant de l'eau dans l'abreuvoir. Il parait que les rongeurs sont très sensibles à la chaleur. J'ai pensé que ça lui ferait du bien de prendre l'air sur le balcon, qu'il étouffait dans ma chambre, que la vue sur le parvis de la gare de la Part-Dieu lui inspirerait peut-être des pensées heureuses.

     

    Ou bien... J'en avais un peu marre de lui. Après tout, il passait son temps à me mordre. Mes bouts de doigts étaient cisaillés. Vous avez déjà vu des dents de hamster ? Quatre petites lames verticales tranchantes plantées en haut et en bas de leur mâchoire. Je n'ai jamais réussi à créer de lien affectif avec mon hamster.

     

    Alors, peut-être oui comme dans la chanson de Brel "parce qu'il sentait pas bon", j'ai laissé mourir mon hamster roux, un jour de canicule.

  • Os de seiche à vendre

    A neuf ans ans, je fais du porte-à-porte dans un lotissement de la Seine-Maritime pour vendre des os de seiche ramassés sur la plage. J’explique que l’os de seiche apporte aux canaris et aux perruches, le calcium et les oligo-éléments dont ils ont besoin, que c’est un matériau facile à graver avec lequel on peut fabriquer de petites sculptures. Je tape à toutes les portes des maisons et je présente mon panier d'os de seiche tout l’après-midi à des gens qui n'en veulent pas.

    Au même moment, à 350 km de là au Far-East, mon amoureux se donne comme défi de caresser l’un après l’autre tous les chiens de toutes les maisons de son quartier, du plus avenant au plus impressionnant.

     

     

  • Une charogne 2017

    Sur la plage, les doigts de l'un dans la bouche de l'autre, nous dévorons des tourteaux sans mayonnaise et faisons l'amour à même les galets.
    Au matin, nos peaux sont couvertes de bleus.
    Derrière les rochers, une mouette inquiète nous guette d'un œil fâché, épiant le moment de reprendre à la carcasse décapode, le morceau qu'elle avait lâché

  • Genèse

    Elle était tombée amoureuse de lui pour des raisons qu’il n’imaginait pas. On pense toujours que nos qualités physiques et conversationnelles l’emportent sur tout dans la genèse de l’histoire. Mais lors de leur premier rendez-vous dans un café de quartier, c’était la trace à peine visible du fil de l’étendoir à linge qui dessinait de petits zigzags sur son tee-shirt au niveau de la poitrine qui l’avait émue.

  • Le France

    J’aime bien quand mon père fume à la maison. Il pose sa Gitane sans filtre dans le trou du cendrier et la fumée blanche sort par la cheminée rouge et noire du paquebot Le France. Je stationne au-dessus du bateau en émail, je hume et je tousse.
    Mais ce n’est pas grave, parce que dans les années 1970, tout le monde tousse joyeusement, partout et tout le temps. Dans les maisons, dans les voitures, dans les bistrots, dans les restaurants, dans les salles d’attente et les bureaux, dans les trains, dans les métros et les bus.
    La cigarette est une grande sœur, un personnage central de nos vies.
    On fume dans les salles de cinéma et sur les écrans de cinéma. Dans les films de Claude Sautet : quand Rosalie apporte les whiskies lors de la partie de poker de César, quand Pierre roule comme un fou, cigarette à la bouche, sur la route qui l’éloigne d’Hélène, quand Reggiani la clope au bec en bout de table se fait engueuler par Piccoli dans la scène du gigot de Vincent, François, Paul et les autres.
    A l’épicerie du coin, mes copines et moi achetons des cigarettes au chocolat Jacquot sur lesquelles nous tirons avec application dans la cour de récréation sous le regard complice des maîtresses d'école.

  • Little Bob

    Ça se passe dans l’œil de la dernière chanson de Little Bob. L’Italie du Piémont, les sheds de Tréfimétaux, le quai à charbon du port du Havre, la scène punk-rock londonienne des années 70, la Story, les embruns de la mer océane.


    Et Mimie, morte, trois semaines auparavant. La rose de The Bull and The Rose.


    Ça se passe quelque part entre l’ardeur rock d’un solo de guitare et la mélancolie blues d’un harmonica.


    Ça se passe à Rive-de-Gier, dans une salle de concert où l’on sert du Kir à 1 euro 50 dans des verres en plastique blanc.


    Une photo ratée. Ou peut-être pas.


    Et les larmes de Libero
    cisaillent nos cœurs.

  • Besoin de rien, envie de toi

    En 1985, l'année du tube Besoin de rien, envie de toi classé n°1 au top 50 et classé neuf semaines en tête des ventes, je croisai Peter et Sloane à la gare de la Part-Dieu. Ils se disputaient comme du poisson pourri devant des badauds accablés.

     

     

     

  • Ne joue pas avec

    Ne joue pas avec les allumettes
    Enlève tes mains de ta culotte
    Descends de là mais descends de là
    Ne cours pas comme ça
    Attends-moi
    Ne caresse pas le chat il est sale
    Coiffe-toi mais coiffe-toi donc
    Arrête de sauter partout
    Tu vas me rendre folle
    Ne mets pas tes doigts dans la prise
    On peut mourir

     

    Tu ne veux pas mourir, dis ?

  • Anna L.

    Je n'ai jamais su bouger comme la chanteuse de Cock Robin.
    Est-ce un regret ?
    Oui.
    Je pense que j’aurais conquis le monde.

     

    Reste à savoir ce que j’en aurais fait.

  • Je suis morte pendant dix ans

    Chant 1

    Je suis morte pendant dix ans
    Je ne me souviens plus ce que j’ai fait
    de tout ce temps que j’étais morte
    Sans doute, pas grand-chose
    Je revois les ombres qui s’agitaient autour de moi
    à cette époque de ma mort
    On pourrait penser que les ombres sont toujours lentes
    celles-ci se mouvaient avec vélocité
    et de manière désordonnée
    je me rappelle
    elles tiraient mes membres à elles
    Je crois qu’elles auraient voulu que je participe à leur danse
    sans but
    Je crois qu’elles m’ont fait danser alors que j’étais morte
    un peu comme dans Elephant man
    quand Ils le forcent à boire et à valser
    et qu’Ils rient de son incapacité à
    s’enivrer
    et que sa tête trop lourde l’empêche de tout

    Voilà

    Les ombres voulaient que je danse moi aussi
    que je participe en quelque sorte
    que je sois dans le cercle
    que j’y mette du mien
    J’étais morte
    Mais ce n’était pas une raison pour gésir
    Elles étaient mortes elles aussi
    mais semblaient le savoir moins que moi
    puisqu’elles gesticulaient
    comme pour contrefaire les vivants

    Cependant, tout cela est très confus
    aujourd’hui
    que je ne vis plus parmi les ombres
    Elles m’apparaissent derrière un voile presque mat
    elles continuent de gesticuler en tous sens
    mais je n’entends plus leurs voix
    et la prochaine fois que je mourrai
    ce sera la bonne

    Elles ne seront plus là

     

     

    Illustration : Anselm Kiefer

  • Betterave rouge

    Ma petite sœur est inconsolable. Nous emménageons dans notre nouvelle maison à Saint-Jouin-de-Bruneval et nos parents viennent de nous annoncer que le terrain à perte de vue en face de la maison est un champ de betteraves. Elle est persuadée que cela va devenir notre principal moyen de sustentation et qu'elle est condamnée à en manger tous les jours de sa nouvelle vie rurale.
    Je parviens à peine à la rassurer quand ma mère apporte le repas du dîner et qu’il n’y a pas trace d’une chénopodiacée sur la table.
    « Ils n’ont pas eu le temps d’aller en ramasser à cause des cartons, mais tu verras demain…» me dit-elle.

  • Comme un pou

    Comme je ne sais pas comment l’on quitte un garçon parce que c’est la première fois et que je ne veux pas le blesser, j’invente une histoire tragique : on m’a découvert une grave maladie cardiaque inopérable, je vais mourir dans le mois, les médecins ne me donnent aucune chance. On doit se quitter car je vais finir mes jours dans un hôpital où je ne pourrai recevoir aucune visite à part celle de mes parents. C’est notre dernier jour.
    Guillaume pleure toute la journée.

    Je l’aperçois quinze jours plus tard tenant la main d’une jeune fille au deuxième étage du centre commercial de la Part-Dieu. Il a l’air heureux, il rit alors que je suis morte. Je suis vexée comme un pou.

  • Dans l'air

    On pense à tort qu'on ne pourra jamais retrouver la sensation de la première mouillette dans un jaune d'œuf à la coque.
    C'est bien mal appréhender l'activité des molécules mémorielles qui hantent notre univers depuis le Big Bang (le Grand Boum, en français). Tout fait trace, sachez-le. La naissance de la première goutte d’eau terrestre flotte encore dans l’air et y côtoie la désagrégation lente de nos peaux mortes et l’odeur obstinée de nos soupes à l’oignon.

  • Corbehem-Nord-Pas-de-Calais

    Ça lui fait bizarre à mamie Andrée d’être braquée par le petit Jojo. Quand elle le voit entrer, elle pense d’abord à la commande de sa maman Jeanine qui a réservé une tarte aux abricots pour les dix ans de Catherine. Elle s’apprête à lui dire que c’est trop tôt, que le gâteau sera prêt pour onze heure comme prévu, mais il sort un objet de sa poche qu’il tend vers elle en disant :

    C’est un braquage, ouvrez la caisse !

    - Jojo, qu’est-ce que tu veux ?

    - Je veux que vous me donnez l’argent de la caisse !

    - Mais enfin Jojo, pose-moi ce machin, à quoi tu joues ? Et qu’est-ce qu’il fait Patrick sur la mobylette ?

    Ça, c’est ce qui l’inquiète le plus, mamie Andrée, parce que le Patrick tout le monde sait qu’il a un petit pète au casque, c’est pas rassurant de le voir au guidon d’un deux-roues.

    - Y m’attend pour qu’on part avec la caisse !

    - Mi tchiot, c’est pas sérieux, range ton pistolet, ta grand-mère serait furieuse !

    Jojo ne sait plus tellement ce qu’il doit faire. Il continue de braquer mamie Andrée tout en lorgnant du côté de la vitrine. Il voit Patrick qui secoue la tête de gauche à droite sans s'arrêter comme s’il écoutait un truc au walkman sauf que ce n’est pas le cas.

    - C’est un vrai, je vais tirer ! Il crie ça avec une voix qui déraille au milieu de la phrase à cause de la mue.

    Mamie Andrée voit bien qu’il est en train de s’exciter tout seul et que la peur pourrait le pousser à faire des bêtises. Elle ouvre la caisse. Cent cinquante francs et quelques centimes en billets et monnaie. Elle les lui tend. Il tremble tellement qu’il fait tomber des pièces qu’il ne prend pas la peine de ramasser. Le ding-ding de la porte retentit à sa sortie. Il crie à Patrick de démarrer en sautant sur le porte-bagage. Mamie sort de la boulangerie en courant.

    - Jojo ! Patrick ! Faites attention sur la route !

    La mobylette démarre sur deux roues mais ne va pas jusqu’au bout de la rue. Elle tombe sur le côté comme au ralenti et sa course prend fin dans le bosquet de Mme Prevost.

    Mamie Andrée rejoint les garçons. Ils sont amochés et sonnés mais conscients. La réplique de pistolet git en plusieurs morceaux autour de la mobylette.

    -Vous allez prendre une de ces roustes les tit' pouchins…

  • Such a shame

    En 1984, j’enregistrai Such a shame sur un lecteur-cassette audio : l’exercice consistait à caler l’enregistreur contre les baffles de ma radio, à appuyer sur les deux touches Play et Rec en même temps et à prier pour qu’un jingle de la bande F.M ne vienne pas couper la chanson en plein milieu.

    Je ne m'explique toujours pas pourquoi la voix de Mark Hollis était la seule à pouvoir apaiser un peu des douleurs menstruelles d’adolescente qui me clouaient au lit. Les titres de Talk Talk sont, bien malgré moi, associés à ces instants de solitude et d’endolorissement.

    Sur ma table de chevet attend depuis quelques mois L’Homme-dé de Luke Rhinehart qui contient, parait-il, la clé de l’énigme de la chanson.

  • Don

    Quand je lui offrais un cadeau, elle me remerciait et le mettait de côté pour l’ouvrir plus tard alors que j’aurais aimé qu’elle déchire avec vivacité le papier afin de découvrir la chose que j’avais choisie spécialement pour elle, pour lui faire plaisir et la voir en joie. Elle me privait sans le savoir de cet instant précieux de l’union amicale qui lie deux êtres au moment de l’échange.

    Ce n’était pas sa faute. Elle n’avait pas appris à recevoir. Comme je n’avais pas appris à contenir mon enthousiasme et mon impatience. Ainsi, l’heure du cadeau qui aurait dû être une occasion de réjouissance mutuelle devenait un épisode gênant pour l’une et frustrant pour l’autre.

  • La dernière Clodette

    Hier, j'ai rêvé que la dernière Clodette était morte. J'essayais d'organiser des funérailles nationales mais cela n'intéressait personne.
    Je me retrouvais seule à suivre le corbillard sur un boulevard désert. Les haut-parleurs de la ville crachaient Magnolia for ever.

  • Accueil écrivains à Bron (série 1)

    Toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé n'est ni fortuite ni involontaire.

     

    Houellebecq ne veut pas quitter son imperméable fermé jusqu’au col mais il veut bien un whisky.

    Denis Podalydès est très amène et avenant. Il veut bien un café allongé.

    Philippe Jaenada est très farceur. Et un peu maladroit. Il renverse son dessert sur ses genoux au restaurant.

    Serge Joncourt est de bonne composition. Il porte ses sacs et valises dans les escaliers sur trois étages parce que je lui ai dit que l’ascenseur est en panne (mais en fait non).

    Sylvie Testud rit et parle fort. Elle dit « au secours » et me tourne le dos quand je lui tends une photo de nous deux dans un cours de théâtre datant de 1986 (j’allais lui offrir, mais non).

    Eugène Savitzkaya sait faire le poirier en récitant des poèmes.

    Lydie Salvayre est aussi élégante que gentille. Elle n’ose pas glisser « Mireille Mathieu » en guise de mot caché dans sa rencontre littéraire du lendemain comme lui a suggéré l’auteur farceur.

    Philippe Djian semble faire la tête mais non, il est juste fatigué (la gare de la Part-dieu, c’est déprimant).

    Chloé Delaume a l’air de moyennement aller. Il parait qu’il y a de l’eau dans le gaz entre elle et Medhi B.K.

    Jean-Bernard Pouy est drôle et bavard. Il veut bien un whisky, puis un autre.

    Virginie Despentes est exquise et tellement attentive aux autres qu’on a l’impression que c’est elle qui accueille.

    Anne Wiazemsky est charmante et blagueuse. Elle raconte des anecdotes sur Françoise Hardy (que je n’ai pas le droit de dévoiler).

    Serge Joncourt me dit le lendemain de l'épisode de l'ascenseur : J'ai cru que vous l'aviez fait exprès parce que vous ne m'aimiez pas.

  • Songe de c...

    Entre 1995 et 1998, je déjeune de temps en temps avec elle dans la petite brasserie de la rue des Quatre chapeaux qui se situe juste en bas de chez moi à trois pas de la boutique "Songe de cuir" et en face du Sex Shop "Euroshop". Elle s’appelle Irène, elle a cinquante-trois ans, elle est mère d’une fille de 25 ans qui vit à Toulouse. Elle habite un petit appartement de la rue Ferrandière et se prostitue depuis 20 ans dans ce quartier du 2e arrondissement. Elle a commencé tard comparé à ses copines de travail. Question de survie après "un divorce difficile". Elle est l’une des dernières prostituées de rue de Lyon. Elle tapine à l’angle de la rue des Quatre chapeaux et de la rue Ferrandière et emmène ses clients dans son appartement qui contient une pièce aménagée pour son travail.
     
    Elle a ses habitués, "ses hommes fidèles" comme elle les appelle. Certains d’eux ne demandent qu’à être dorlotés, câlinés comme des enfants tristes durant le quart d’heure de passe. Elle les berce et caresse leurs cheveux ou leurs crânes lisses. Ils se connaissent depuis si longtemps que parfois il n’est même pas besoin de parler. Les autres hommes, ce sont des gens de passage (de plus en plus rarement) ou de vieux immigrés. Parfois des jeunes de toutes nationalités qui veulent s’amuser. Ceux-là, elle les craint. Ils lui parlent mal pendant la transaction, "des chiens" elle dit. Ça les excite de se taper "une vieille pute". Ils ne sont ni élégants ni gentils. Mais c’est rare. De toutes façons, les hommes maintenant, jeunes ou âgés, préfèrent aller dans les bars américains, des endroits clos et discrets dans lesquels on trouve des jeunes filles de l’Est très jeunes, très belles et très dociles. Des esclaves sexuelles à bas prix, prisonnières de réseaux mafieux. Ou encore dans les caravanes du périphérique, vers Perrache pour trouver des Africaines encore moins chères. La compétition est alors telle qu’Irène se contente de ses quelques clients habitués pour vivre.
     
    Son âge, aussi, devient un handicap. C’est pourtant une belle femme. Rousse brasillante, les yeux verts maquillés de violet, la bouche grande et dessinée. Sûr qu’elle devait être la reine du quartier, il n’y a pas si loin. Quand elle entre dans la brasserie vêtue de son manteau impression léopard (toujours le même) et de ses accessoires de théâtre (des talons aiguilles, un sac à main en croco et des foulards savamment mêlés à ses boucles rouges), elle en jette. Une actrice de cabaret à jarretelles. Tout le monde se tait.
     
    Elle est toujours attablée seule, mais choyée par le patron. Je lui adresse la parole un jour et on prend l’habitude de se retrouver quelques fois par mois sans se donner vraiment rendez-vous. Je suis déjà là, elle vient s’asseoir, ou c’est le contraire.
     
    On discute de tout et de rien. De mes remplacements de prof dans divers collèges et lycées de Lyon, de ses clients, de sa fille. Qui n’a jamais su ce que faisait sa mère. Elle pense qu’elle travaille dans une boutique de lingerie fine. Quand elle vient lui rendre visite à Lyon, Irène s’arrange avec une amie qui l’accueille quelques heures dans son magasin où elle joue la vendeuse. C’est là qu’elle se fournit en sous-vêtements chics pour son travail. La petite retourne à Toulouse avec l’assurance que sa maman est une très bonne vendeuse de culottes de luxe.
     
    Un jour, je déménage. Je n’ai plus beaucoup l’occasion de revenir dans le quartier et je la perds de vue. Je la revois pourtant une fois. Elle n’est pas en tenue de gala. Elle porte un survêtement rose et des baskets assorties. Je la reconnais à sa chevelure montée en chignon noué dans un foulard zébré. Elle ne me voit pas. Elle est à présent une vieille dame qui va au marché du quai Saint-Antoine avec son caddie comme le font toutes les vieilles dames du quartier.
     
    Elle passe devant l’ancienne enseigne "Songe de cuir" qui a pris le nom de JACQUIE ET MICHEL.

  • Moustache

    A l'âge de 5 ans, elle se lève la nuit pour tirer la moustache de son père et pincer le bras de sa mère afin de s'assurer qu'ils sont encore vivants. Souvent, ils se réveillent en sursaut et la disputent furieusement. Ravie et rassurée, elle retourne alors se coucher et s'endort d'un sommeil imperturbable.

  • La fatigue des morts

     Parfois, je vois les morts de ma vie apparaitre au coin d’une rue. Eux non, je crois.

    Lundi dernier, place Bellecour, j’ai entrevu le long corps voûté de mon père dépasser un instant de la foule avant d’être englouti par la bouche du métro. Il semblait si las de loin.

    Comment se fait-il que les morts n’aient pas l’air plus reposés que les vivants ?

  • Vogues menthol

    C’était une gosse de riches, alors ça ne serait venu à l’esprit de personne de la plaindre. Penses-tu, une petite minette sapée Sonia Rykiel et parfumée Guerlain tandis qu’on courait les fripes de Saint-Jean pour dénicher des frusques griffées et qu’on s’enduisait d’eau de Cologne bon marché.

    Mère architecte cosmopolite, père dans les affaires internationales. Ses parents, toujours en partance, lui avait loué un appartement cossu dans le 6e arrondissement juste au-dessus du leur. Ils pouvaient ainsi à leur guise aller et venir, inviter leurs amants et maitresses respectifs, organiser des soirées d’adultes au retour de leurs voyages et de leurs séjours professionnels. Ils ne faisaient tous les trois que se croiser quelques fois par mois.

    Elle fumait des Vogues menthol qu’elle écrasait du bout de ses semelles de marque italienne devant le portail du lycée. Elle ne parlait à personne. Les garçons n’osaient pas l’aborder et faisait semblant de se ranger à nos avis de jalouses.

    Si j’avais pris le temps de m’y arrêter un peu, j’aurais découvert dans son regard, sous sa couche de mascara noir, cette mélancolie sombre des enfants abandonnés et solitaires que je prenais pour de l’indifférence à notre égard. Une fille de nantis n’était pas digne d’être consolée ni aimée.

    On sait toujours trop tard.

  • Cléopâtre

    A 6 ans, je sniffe avec une grande délectation ma colle en pot Cléopâtre saveur amande. En classe, chez moi, partout.
    Non, seulement, je la hume du plus profond de mes petits naseaux mais je la lèche aussi passionnément grâce au très utile bâtonnet joint au couvercle.
    Et, chaque jour, je bénis l'existence de la grande personne auteure de cette merveille.

  • Paradis

    Quand mon cousin est mort à 10 ans, et que j'avais moi-même 10 ans, je me suis demandée comment il était possible de mourir si tôt.

    L'explication du prêtre ne m'a pas satisfaite : Dieu l'aimait trop, il l'a ramené à lui.

    Je me suis dit que c'était un sacré égoïste quand même, parce que nous aussi on l'aimait trop Laurent. Tellement. C'était pas une raison.

    Puis, j'ai pensé que c'était peut-être pour équilibrer les âges au Paradis. Qu'on ne se retrouve pas qu'entre vieux là-haut. Qu'il y ait de la jeunesse, de la vie, des rires, des gazouillis de bébés aussi, des farces d'enfants, des bêtises d'ados.

    Enfin, voilà ce que je me suis raconté à ce moment-là pour me consoler toute seule. Pour me dire que, si ça se trouve, il serait un peu bien là-bas, sans nous. Laurent.

  • Les goûts et les...

    A 13 ans, je me fais traiter d’antisémite car je porte un keffieh palestinien acheté place Guichard.

    A 14 ans, je suis une « sale raciste qui n’aime pas les Arabes » parce que je viens de m’acheter un bomber noir à doublure orange aux Puces du Canal.

    A 15 ans, je deviens « une sale hippie Peace & Love » car j’enfile une tunique indienne achetée à la boutique New Delhi de Saint-Jean.

    A 16 ans, je me transforme en « sale bourge du 6e » car j’entoure mon cou d’un foulard Hermès trouvé à Kilo-Shop rue d’Algérie.

    A 17 ans, je suis enfin « une sale gauchiste » quand j’arbore au revers du col de ma veste une superbe broche ornée d’une faucille et d’un marteau piquée à ma copine Stéphanie Crampon, au Havre.

  • Havre de paix

    En juin 1977, sur la place de l’hôtel de ville de ma cité natale, les colombes blanches lâchées avant un spectacle intitulé "Un Havre de paix" se jetèrent, éblouies, contre les projecteurs scéniques et tombèrent mortes, les unes après les autres.
    Le reste de la soirée fut, cependant, une vraie réussite.