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  • Inopportun

    En pleurs, Justin supplia l’équipe médicale de revoir une dernière fois sa femme et ses enfants avant de mourir sur son lit d’hôpital. Tant et si bien que le médecin de garde ce soir-là, appela la famille pour proposer qu’exceptionnellement elle puisse, avec toutes les mesures de sécurité qui s’imposaient dans ces circonstances singulières, venir au chevet de l’agonisant afin de lui faire ses adieux.

     

    Le cadet de ses fils était en train de terminer une partie de Fortenite en ligne qu’il ne pouvait interrompre sans risquer de perdre une vie virtuelle impétueusement sauvegardée. Son fils aîné, était engagé depuis vingt minutes dans le visionnage du dernier épisode de The Leftovers ; il allait sans dire qu’il ne pouvait envisager de quitter son écran à un moment si crucial de la narration. Sa femme, quant à elle, venait d’enfourner un soufflé au fromage, plat qui, comme chacun le sait, ne supporte aucune rupture de chaleur et n'attend pas pour être dégusté.

     

    Ils étaient désolés, vraiment, mais le moment s'avérait inopportun.

     

    Comme tous les moments que Justin avait jusqu'à présent choisi pour interagir avec eux, d'ailleurs, soupira son épouse en raccrochant. 

     

     

  • Vivre

    On guette, on est sur le qui-vive, on protège ses arrières mais ça se passe ailleurs. Le champ qu’on croyait miné est vierge. Le champ qu’on pensait sauf est piégé.

     

    On s’attend au pire : on a raison. Et, on a tort. Car rien n’arrivera comme on l’a imaginé.

     

    Parce que la vie est un grand fracas de tout et qu’on est le centre de rien. Parce que le sens nous dépasse. Parce que la vie n’a pas vocation à être juste ou injuste. Elle est.

     

    Je Vois ce qui se présente à moi. J’agis. Je mets de l’ordre. J'aime.

     

    Je vis tant que cela est possible. Avec joie.

     

    Je Vis.

     

     

     

     

     

    Illustration : Levitaciones, Martin Corpertari, 2009.

  • nos regards

    J'ai été un enfant, les photos en noir et blanc l'attestent.

     

    Mes amis aussi ont tous été des enfants, j'en ai maintenant la preuve.

     

    Quand je vois leurs regards, leurs moues, leurs sourires, leurs grimaces, je me plais à imaginer une grande cour de récréation dans laquelle nous aurions fait connaissance à l'âge de nos photographies.

     

    Je fantasme une grande journée durant laquelle nous aurions eu le temps de nous rencontrer, jouer à l'épervier, au foot, à l'élastique,

     

    où nous aurions pu nous battre, nous disputer, tomber amoureux, tricher, faire des clans, pleurer, bouder, nous réconcilier,

     

    où nous aurions fait des rondes, des croche-pieds, rapporté à la maîtresse, dit "t'es ma meilleure amie", dit "t'es plus ma meilleure amie", dit "celui qui ment va en enfer".

     

    A la tombée de la nuit, on se serait embrassés : Au revoir. A dans 10, 20, 30 ou 40 ans. Selon.

     

    Et l'on se serait reconnus, un jour, sans hésiter une seule seconde, juste à nos regards

     

    dont pas un n'a changé.

     

     

     

     

  • mes morts

    Mes morts se manifestent souvent ces derniers jours. Je ne sais pas ce qu’il en est des vôtres. Reviennent-ils plutôt l’après-midi, en soirée ? A l’aube, au crépuscule ?

     

    Les miens sont facétieux, ils me réveillent la nuit et chuchotent des mots à mon oreille :

     

    Alors, ma fille, comment vas-tu ? Comment t’en sors-tu ? As-tu enfin compris ?

     

    - Quoi, papa ? Comprendre quoi ?

     

    Mais il est déjà parti.

  • quid

    Si je n’apprends rien de moi durant cette période, je n’apprendrai jamais rien.

     

    Si elle ne pose pas de questions sur mes liens, mes relations à l'autre, mon rapport à mes proches et à moi-même : qu’en dire ?

     

    Si elle ne remet pas en cause mon appréhension de l'Intérieur et de l'Extérieur : qu'en faire ?

     

    Si elle ne me permet pas de Voir mes habitudes délétères, mes mécanismes, mes enchaînements machinaux : alors quoi ?

     

    Si elle n’est pas le moyen de faire un pas de côté, de labourer quelques champs laissés en friche, d’essayer quelque chose : quid du sens ?

     

    Si, finalement, elle n’est qu’un temps subi qui n’attend que de me voir sauter de nouveau, pieds joints, mains attachées derrière le dos, dans la précipitation du monde, alors :

     

    pauvre de moi.

  • masque à gaz

    Laurent, mon ex-mari, me fait signe de loin dans l’une des files d’attente du Super U.  Il porte un masque à gaz qui couvre sa bouche et son nez et ne laisse apparaitre que ses yeux et son front. Je reconnais l'incarnation de ses cheveux.

     

    Il est mort depuis trois ans mais il est à dix pas de moi et me fait joyeusement signe, une brique de soupe à la main, un masque à gaz collé au visage. Comme une bonne blague.

     

    Ça m’étonne à peine. Les temps sont étranges. Pourquoi pas ça. Le retour des morts parmi les encore vivants. Le Super U momentanément transformé en une espèce de zombi land de quartier dans lequel se croiseraient les corps du passé et ceux du présent.

     

    Je mets plusieurs minutes à réaliser que le porteur de masque est le fils ainé de Laurent qui habite au bout de la rue et que je n’avais pas croisé depuis plusieurs mois.

     

    Non, le virus, quelles que soient ses vertus révélatrices, ne ressuscite pas encore les morts.

  • Rendez-vous

    Mince, j’ai loupé le rayon de soleil.

     

    J’ai raté le rayon de soleil furtif qui apparait quotidiennement sur mon balcon côté rue avant 15h40.

     

    J’ai juste eu le temps de le voir disparaitre derrière le toit de l’immeuble d’en face au moment où je me précipitais entre l’étendoir à linge et la litière du chat.

     

    Il a juste eu le temps de caresser ma joue une demi-seconde et c’était fini.

     

    Je dois attendre demain.

     

    C'est ma faute. Pas la sienne.

     

    On ne loupe pas ce genre de rendez-vous.

     

    C’est aussi insensé que d'oublier un rendez-vous amoureux.

     

    Peu importe le télétravail, peu importe les copies, les mails, les visioconférences.

     

    Il y a des manquements à la vie impardonnables,

     

    en temps de confinement.

  • point de rupture

    Liberté, égalité, fraternité

    quand est-ce devenu un slogan ?

     

    Carpe diem

    quand est-ce devenu une formule à tatouage ?

     

    Devenir soi

    quand est-ce devenu une injonction publicitaire ?

     

    A quel moment est-on passé de l'Essence au bavardage ?

    Où est le point de rupture ?

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Hand with Reflecting Sphere -- M.C Escher. Lithograph, 1935

  • Fenêtre sur cour

     

    Vous sentez comme nos immeubles sont pleins de nous ?

     

    Comme ils sont plus lourds de tous nos corps rassemblés, de toutes nos masses, de nos chairs odorantes à tous les étages, de nos corps enlacés et fourbus, de nos plaisirs communs ou solitaires ?

     

    Vous entendez comme ils bruissent plus clairement de nos pas, de nos rires, de nos repas en famille, de nos mots gros ou doux, de nos cris de jouissance ou de fureur, de nos paroles vaines ou amoureuses ?

     

    Vous sentez comme ils sont peuplés de l’odeur de nos soupes à l’oignon, de nos pains, de nos tartes aux pommes, de nos tajines, de nos gratins dauphinois, de nos sauces bolognaises ?

     

    Vous entendez comme ils résonnent des disputes d’enfants, des batailles d’eau et de polochons, des guerres fratricides et des batailles rangées de warriors, de hobbits, d'orques et de gobelins ?

     

    Pendant ce temps, dans la rue, des mouches volent.

  • confinement et cross urbain

    Comme on n’avait plus le droit de se déplacer sans une raison autorisée par l’état et que, parmi la liste des excursions non condamnables, la pratique d’une activité sportive telle que le jogging arrivait en bonne place, on avait vu naitre, en une courbe aussi exponentielle que celle dessinée par la prolifération du virus, de nouveaux adeptes de l’hygiène corporelle.

    Ainsi, par exemple, les amoureux séparés dans la ville, enfilaient un survêtement et des baskets pour se rejoindre au pas de course et échapper ainsi à la suspicion de la police et de l’armée. Les solitaires non sportifs s’étaient mis à pratiquer le footing dans leur quartier afin de pouvoir prendre l’air en toute quiétude même s’il leur en coûtait et qu’ils crachaient leurs poumons. Les dealers, quant à eux, s’étaient vu dans l’obligation de tourner en rond au petit trot dans les espaces habituellement réservés au trafic tandis que leurs clients allaient et venaient à plus ou moins grandes foulées dans le but de se procurer les substances apaisantes qui leur permettaient de supporter l’enfermement.

    La ville s’était en quelques jours transformée en un grand parcours de cross urbain sur lequel des individus évoluaient sans d’autre perspective de récompense que l’amélioration de leur performance cardiaque.

    Bref, chacun se débrouillait pour continuer de vivre sa vie d’homme, de femme, d’amant, de célibataire, de drogué ou de trafiquant avec les moyens licites que la période lui accordait.

    Seuls les sans-abris levaient la tête avec résignation vers ce monde mouvant qui, confiné ou pas, n'en finissait pas de les laisser pour compte.

  • histoires de confinement

    Abdel en quarantaine avec Mathilde aurait préféré être confiné avec sa collègue de travail, Josie. Elle-même rêvait d’un confinement avec Raoul qui n’en pouvait plus de son confinement avec sa femme Claire et leurs trois enfants qui auraient préférés, eux, être confinés chez la baby-sitter, Sabrina, elle-même en confinement contraint avec Olivier. Olivier, de son côté, fantasmait un confinement avec Valérie et Coralie tandis qu’elles-deux rêvaient d’un confinement rien qu’à elles, empêché par leur vie maritale avec Vinz et Roger qui auraient, quant à eux, juste bien aimé aller boire une bière.

  • Pourquoi ne tend-t-on pas l’oreille à ce que veut nous dire le petit virus ?

    Pourquoi ne tend-t-on pas l’oreille à ce que veut nous dire le petit virus ?

     

    Bon, d’accord, il tue les plus faibles d’entre nous, ce qui n’est pas très charitable.

     

    Mais, justement, parce qu’il tue, qu’il menace ceux qu’on aime, parce qu’il nous met face à notre impuissance, à notre fragilité, au caractère éphémère de notre condition, que n’en profitons-nous pas pour faire, au moins juste un moment, juste quelques jours, juste quelques semaines, quelques mois,

     

    AUTREMENT ?

     

    Pourquoi ne commençons-nous pas notre révolution ? Et avant, la révolution mondiale, notre révolution interne ?

     

    Pourquoi notre premier réflexe consiste-t-il à vouloir absolument maintenir nos routines ? à râler parce que nos habitudes vont être chamboulées ? à nous jeter fébrilement sur les moyens de travailler à distance pour ne pas perdre le rythme, pour être encore « dedans » coûte que coûte ?

     

    Oui, je sais, les examens à passer, les formations à maintenir, l’argent mis en jeu, la peur de perdre un travail, les micro-entreprises exsangues, la bourse, la récession économique, et… et…

     

    Mais que révèlent ces peurs légitimes ? Un système froid et insensible, implacable, méprisant et hostile à l’humain. Un système qui culpabilise ses membres dès qu’ils émettent un soupçon de volonté de vivre juste un peu pour eux. De se poser, un instant, de s’aimer, de planter un radis et de le regarder pousser.

     

    Un instant.

     

    Après, on sait que tout va reprendre son train d’enfer, de toute façon. Car rien ne dure. Le coronavirus va finir par se faire oublier et on regardera cette période étrange, cette expérience singulière, comme un vieux souvenir.

     

    Il ne tient qu’à nous, puisqu’on est, là, maintenant, ensemble dans le même pétrin, de faire de ce souvenir un moment joyeux, vivant, amoureux, généreux, ouvert aux autres, à soi. Il ne tient qu’à nous d’être inventifs, créatifs. De faire. De récréer notre ordre de manière juste, pour nous et les autres. De mettre enfin en œuvre la grève générale fantasmée il y a quelques mois dans la rue, de la goûter pleinement. Souvenons-nous : cette trêve ne durera pas. La monstrueuse machine va bientôt repartir pour mieux écraser les plus faibles d'entre nous, vieux ou jeunes. 

     

    Je sais qu’on n’apprend rien de rien, que les « leçons de l’Histoire » n’existent pas, que l’on n’en finit pas de répéter les mêmes erreurs, siècle après siècle, massacres après famines après génocides après guerres après pandémies. Mais quand même. Si l’on pouvait ne pas ajouter du malheur au malheur.  

     

    Le corona nous tend la main : ne pensons pas qu’à laver les nôtres.

     

     

     

  • élèves et corona

    les adolescents

    continuent de cracher

    de se toucher

    de se battre

    de se coller les uns aux autres

    pour écouter la même musique

    avec les mêmes oreillettes

    pour visionner joue contre joue

    des vidéos sur le même smartphone

    ils se foutent des distances de sécurité

    ils font la nique aux consignes nationales

    des autorités sanitaires

    ils ne se lavent pas les mains

    ni avant

    ni après

    ils rient

    postillonnent

    graillonnent

    toussent hors coude

    éternuent hors mouchoir

    morvent

    s’essuient avec la manche

    s'essuient sur le sweat du voisin

     

    les adolescents sont immortels

    et font des doigts

    au corona

  • d'une rive à l'autre

    L’éphémère ne vit que quelques heures tandis que la tortue géante des Seychelles peut vivre cent-quatre-vingt ans.
    Est-ce à dire que l’un est plus à plaindre que l’autre ?


    Tout dépend de la qualité de la présence de chacun d'eux à chaque instant vécu lors du passage d'une rive à l'autre.

  • Pas le moment de dire

    On m’a dit

    que ce n’était pas le moment de dire

    que certains flics sont des mecs bien

    que certains chasseurs sont des chics types

    que certains handicapés sont des gros cons

    aussi cons que n’importe quel autre con humain

    qu’il existe des féministes prêtes à hystérectomier toutes les « sœurs »

    qui ne seraient pas prêtes à émasculer tous les hommes

    qu'il existe des écologistes prêts à rayer l'humanité de la Terre

    que le racisme est la tare la mieux partagée au monde

    qu'il ne suffit pas de se proclamer de gauche pour être un homme bon

    qu'il ne suffit d'être une femme pour être une belle personne

    que les sado-masos peuvent faire l'amour avec amour

    On m’a dit que ce n’était pas décent aujourd’hui

    de parler des hommes battus

    des hommes violés

    des femmes maltraitantes

    des femmes incestueuses

    des femmes pédophiles

    des femmes exciseuses

    des femmes de pouvoir

    aussi mégalomanes que leurs congénères mâles

    On m’a dit :

    pas aujourd’hui

    tu le diras un autre jour,

    plus tard

    quand tout ira mieux

    quand tout sera réglé.

    C’est pas le jour

    c’est pas le bon timing

    On m'a dit,

    surtout :

    ta gueule.

  • Les contingences

    Mince alors, c'est pas de chance, se dit-il, je suis en train de m'enfoncer dans des sables mouvants.

    C'est contrariant car j'avais d'autres projets ce matin. Je devais acheter une belle roquette au marché et de la burrata à l'épicerie italienne.

    Il essaya de rassembler ses idées et de se rappeler ce qu'il avait appris dans sa vie concernant ce phénomène naturel. Pas grand chose à vrai dire.

    Si je me débats, je m'enliserai plus rapidement que si je ne bouge pas. Mais je finirai malgré tout par disparaître. Plus lentement, cependant.

    Il tenta de se souvenir d'autres éléments qui auraient pu l'aider à échapper à son sort mais rien ne lui vint.

    Deux options s'offrent donc à moi : paniquer, m'agiter vivement et en finir au plus vite ou sauver quelques minutes de ma vie en attendant la fin.

    Il choisit la deuxième option et passa les quelques minutes qui le séparaient du sable dans la bouche à faire revivre le goût de la burrata sur son lit de roquette. Ces instants furent délicieux.

    Bien lui en prit car s'il avait pris la peine de se documenter un peu plus avant sur les sables mouvants, il aurait appris que

    "le corps humain, tout comme celui des animaux, a tendance à flotter dans l'eau, que la poussée d'Archimède joue son rôle dès qu'une partie suffisante du corps est immergée et que, dès lors, on ne peut pas être englouti. Au pire, on restera piégé le temps d'être secouru."

    En conséquence, son fatum ne dépendait plus de lui mais de l'agencement hasardeux des contingences qui permettrait, peut-être, d'aboutir à son sauvetage.

    Ce qui lui laissait finalement le temps de jouir pleinement d'un buffet royal.

      

     

  • L'ignominie de la bonté (épisode 2)

    La gentille horde du Camp du Bien était prête à me laminer, à me faire avaler mes dents, à m’accrocher à des crochets de boucher, à me flageller en place publique pour me m’apprendre à être bonne, altruiste, miséricordieuse, bienveillante envers mes semblables.