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  • Communion

    Aujourd'hui, non seulement je suis en osmose avec les astres, la lune, le soleil, la matière terrestre, aérienne et marine ; la bise dans le cou est une caresse, la flaque de boue est une eau bénite, la pollution urbaine est une touchante trace humaine, mais je suis aussi en parfaite harmonie avec mes Frères et Sœurs. Dans la boutique Nature et Découvertes à deux jours de Noël, leurs coups d’épaule sont des messages de communion spirituelle et le brouhaha nerveux de la clientèle mêlé à la playlist Musique du monde m’arrive comme un chant divin.

     

    La réponse agacée de la dame dans la file d’attente quand je lui demande si mon sac ne la gêne pas provoque chez moi un élan de compassion vers son enveloppe corporelle. Je l’enlace de toute la tendresse dont je suis capable mais je sens une forte résistance en elle. J’essaie d’attendrir à l’aide de petits mouvements de massage circulaires ses points de tension dorsale certainement dus à un rythme de vie fatigant et à un métier contraignant mais elle se dégage furieusement et m’assène un violent coup de coude dans le nez. Les clients échauffés par l’attente ralentie me passent sur le corps pour accéder plus vite à la caisse en criant : Elle a que ça à foutre d’emmerder le monde, celle-là ?!

     

    Je repars avec un pack d’huiles essentielles relaxantes, un coussin de méditation et un CD "Paix intérieure et plénitude".

     

    - 138,50 euros, madame. Vous avez la carte de fidélité ?

  • bonheur

    Elle maintient son bonheur du bout de ses deux bras comme elle tiendrait deux murs prêts à s’effondrer. Le problème, c’est que la position est difficile à conserver et que pendant ce temps-là, elle ne peut pas faire grand-chose d’autre. Si elle relâche un peu son effort d’un côté ou d’un autre les murs tremblent et des bouts de plâtres tombent à ses pieds.

    Le sourire du début s’est peu à peu transformé en un rictus figé. Parfois, elle essaie de se rappeler pourquoi elle reste là, les deux bras écartés. Ah oui, mon bonheur, mon bonheur, c’est vrai…

  • ça va ?

    Je veux que tout le monde soit heureux autour de moi, je me coupe en quatre, je me coupe en dix, je fais des crêpes, je fabrique des guirlandes, j’organise des sorties, je fais à manger pour tout le monde, je décore la table, je prépare les voyages, je me décarcasse, je me mets en quatre, je me mets en dix, je fais des plannings, je fais des surprises, je fais des cadeaux, je fais des pâtisseries, je demande « Ça va ? Tu ne manques de rien ? », je mets la musique pour danser, je tire par la main pour danser, je pousse sur la piste de danse, je veux que mes enfants s’amusent, je veux qu’ils aiment mes plats, je veux qu’ils se réjouissent, je veux qu’ils soient joyeux, « Ça va ? Tu es sûr que ça va ? », je devance les envies, je suis dans la tête de mes proches, je sais ce qu’ils veulent, je les satisfais toujours tout le temps, je m’affaire pour que tout aille bien, je me démène pour que personne ne manque de rien, je ne supporte pas le manque d’enthousiasme, je ne supporte pas qu’on trouble ma fête, je n'accepte pas qu’on ne veuille pas être heureux avec moi, je ne comprends pas que mon plaisir ne soit pas partagé. Je suis un tyran du bonheur.

  • d'humeur joviale

    L’ambiance est très bon enfant ce matin dans le bus. Le jeune homme trisomique se fout de la tête du nain. Haha, t'es tout petit, toi ! T'es drôle ! Le nain rétorque : T'as vu ta gueule, le mongolien ? Et, tout le monde rit. Encouragée par l’énergie joviale communicative, je me tourne vers mon voisin de banquette pour le tacler : Ça faisait longtemps que je voulais vous dire que votre eau de toilette sent le pipi de chat ! Mais ça jette un froid. Seul le jeune homme trisomique me tape dans le dos et continue de rire  à s’en décrocher la mâchoire.

  • femmes, je vous aime

    Le directeur de l’association artistique me dit : « Et dans mon équipe, il y aura essentiellement des femmes. »
     
    - Ah bon ? Pourquoi ?
     
    - Parce que je veux valoriser les femmes, les rendre plus visibles.
     
    - Ah.
     
    - Oui, les femmes apporteront une autre vision, elles ont un rapport au monde différent, plus sensible.
     
    - Ah ? Les femmes ont un rapport au monde plus sensible ?
     
    - Oui, c’est sûr. Et le rapport au pouvoir est différent aussi.
     
    - Vous pensez que dans une équipe essentiellement féminine les rapports de pouvoir seront atténués ?
     
    - Oui, bien sûr.
     
    - Vous êtes sérieux ?
     
    - Pardon ?
     
    - Non, rien.
     
    - Vous n’avez pas l’air convaincue. Vous ne croyez pas à la discrimination positive ? A la parité ? Aux quotas ?
     
    - Oui... et non.
     
    - Comment ça ? Mais vous n’avez pas confiance dans « la femme » ?
     
    - Autant que dans « l’homme » : je crois en l’individu responsable. Et en la mixité à tous les niveaux, sur tous les plans. Si vous donnez le pouvoir à un groupe quel qu’il soit, les mêmes mécanismes se mettent en branle, ce n’est pas une question de genre.
     
    - Hé bien moi, je suis féministe, je soutiens la lutte des femmes. Vous devriez être reconnaissante !
     
    - Pas sûre qu’elles vous aient demandé quelque chose. Mais ça part d’une bonne intention. C’est gentil de votre part.
     
    - Vous vous foutez de moi ?
     
    - Non, cela ne se peut. Les femmes sont des êtres sensibles et sans malice.
     
    - Bien, je crois qu’on va s’arrêter là.
     
    - Vous ne me voulez pas dans votre harem finalement ?
     
    - MON ASSOCIATION ARTISTIQUE !
     
    - Oui, pardon, je suis confuse, je m'emmêle encore les pinceaux, quelle gourde je suis...
     

  • zone sensible

    Tu me dis que j’enseigne dans un quartier sensible mais alors dis-moi où sont les quartiers insensibles sur la carte du territoire ? Montre-les-moi avant que je ne m’égare dans une de ces contrées hostiles. Ne me laisse pas errer à l’aveugle ; qui sait quelles créatures je pourrais être amenée à rencontrer.

    De ces bêtes aux dents longues dont l’extrémité des membres ne sert plus qu’à lacérer ? De ces idoles difformes dressées sur des piédestaux enluminés ? De ces semi-dieux modernes qui traversent le Ciel en jet privé, créent du Verbe et s’accordent entre eux le droit de désigner les êtres et les choses sans rien connaître du monde et des hommes ?

     

    Ô mon quartier sensible, garde-moi de ces pauvres fous.

     

  • La diagonale du vide

    Les gens sont égoïstes, ils meurent n’importe comment, de manière anarchique ou selon une logique qui n’appartient qu’à eux, sans prévenir la plupart du temps, à l’arrache, à des moments qu’on n’attend pas et qui ne nous arrangent jamais, alors que nous, on avait prévu de s’amuser, alors que nous, on allait bon train dans la vie.
    Les morts jouent les trouble-fête. Ils sont là, égoïstes, arrogants, avec toute leur morgue, à nous rappeler que tout a une fin, à faire la nique à nos certitudes et à nos luttes enthousiastes.
    Et, ils nous laissent seuls sur la diagonale du vide à contempler la vaste étendue du Rien à perte d’horizon.
    Les morts sont des scélérats sans foi ni loi.

  • La Mare Rouge, 1978.

    Le Havre inédit (page Facebook)

  • YEAH

    Un jour quelqu’un m‘a dit que je lisais trop. Ma première réaction a été de prendre cet individu pour un imbécile. C’était la meilleure celle-là. Pour qui se prenait-il ? J’étais surtout vexée comme un pou, car derrière cette assertion s’en cachait une autre : je ne savais pas vivre.
    Enfin si : je savais manger, boire, dormir, aller travailler, rencontrer des gens, donner mon opinion, faire la fête, aller et venir dans la société, faire un enfant même, mais est-ce que je m’étais déjà posé les bonnes questions sur la vie, sur ma relation aux autres et à moi-même ? Est-ce que je m’étais déjà arrêtée deux secondes pour me voir vraiment, voir les autres ? Est-ce que la somme de textes que j’avais lus, que j’avais ingurgités, les formules apprises par cœur, les belles citations copiées-collées, ma bibliothèque pleine, m’avaient aidée à vivre, à donner du sens, à comprendre quelque chose et à faire de moi un être en conscience ?
    Vous vous souvenez de la question de Clarisse à Montag dans Fahrenheit 451 : " Etes-vous heureux ?". Elle est bête. Elle révolutionne tout.
    Il m’aura fallu cinq années entre cette remarque et sa prise en considération progressive pour sentir s’opérer un vraiment virement en moi. Pour comprendre que l’on peut se donner l’illusion de vivre pendant très longtemps et, ce, en toute bonne foi. Qu'on peut passer une vie à se mentir à soi-même, à se voir tel qu'on a envie de se voir, à se mystifier pour rester dans une zone de confort satisfaisante pour l'égo. Qu’on peut passer toute une vie à lire, à donner des cours, à faire des conférences, à fréquenter des milieux culturels, à avoir des avis sur tout sans faire bouger un iota de sa propre humanité. Qu’on peut passer sa vie dans une recherche d’idéal, dans un fantasme, dans un rêve éveillé, qu’on peut passer sa vie « en littérature » sans jamais toucher terre.
    Ce n’est évidemment pas le fait de lire qui est problématique en soi mais l’idée de croire qu’une vie passée à lire est une vie passée à vivre. Ça peut être vrai, mais ça peut être faux. Si une autre dimension n’émerge pas à un moment donné. Pour faire passer les « carpe diem », et autres citations à tatouage, à une mise en pratique effective et réelle, pour passer du slogan mécanique « Tous ensemble, tous ensemble » à l’Essence même de la formule. Y a du sacré boulot. Y a du boulot sacré. Ô Yeah.

  • YES

    La veille de sa mort, il se rendit compte qu’il n’avait pas encore commencé à vivre. C’était à peine trop tard. Il lui restait plusieurs heures pour réparer cette faute dont il était le seul responsable même si son premier réflexe après le constat avait été de se tourner pour chercher un ou des coupables. Comme il avait toujours vécu seul, il ne perdit pas de temps à cet enfantillage.
    Il se demanda alors non pas ce qu’il aurait fait s’il avait vécu (les regrets sont aussi une perte de temps surtout à quelques heures de la mort) mais ce qu’il voulait, là, maintenant, dans l’instant. Dire à sa voisine de palier qu’il était amoureux de ses petits chapeaux à voilette de veuve et écrire une chanson pour lui déclarer son amour furent les réponses spontanées qui se présentèrent à lui. Il n’avait jamais osé adresser la parole à une femme sans manquer de s’évanouir. Il consacra quatre heures à la composition de la chanson, deux heures à sa répétition devant le miroir du salon. Les vingt minutes d’aubade devant la veuve aux chapeaux furent les instants les plus pleins et les plus intenses de sa vie. Il leur resta alors encore un peu de temps pour s’aimer, rire et s’émouvoir l’un de l’autre. Puis il mourut comme prévu, unifié et heureux dans un grand YES d’assentiment.

  • Les gens qui doutent

    Anne Sylvestre se leva un matin en se promettant de mettre son poing sur le nez de la prochaine personne qui lui demanderait de chanter dans la rue, à la radio ou en concert, sa chanson à succès "Les gens qui doutent" qui avait fini par lui sortir par tous ses trous de nez, à elle.

  • L'essentiel

    Le premier problème quand on commence à jeter - mais en est-ce vraiment un - c’est qu’on ne s’arrête plus. Les objets sont comme aspirés par un trou noir intraitable. Les tiroirs se vident, les armoires se dépouillent, les pièces se dégarnissent sans que l’on puisse interrompre le mouvement cathartique guidé par ces questions :
    Quels vêtements me mettent en joie ?
    Quelles choses m’apaisent ?
    Pourquoi resté-je en lien avec cet objet ?
    Seul l’essentiel reste.
    Le deuxième problème - mais en est-ce vraiment un - c’est que la dynamique du vide ne se limite pas aux biens matériels. Elle finit par inclure les êtres vivants plus ou moins proches dans un même mouvement libérateur.
    Les questions restent les mêmes.
    Là aussi, l’essentiel demeure.

  • Le secret

    A 15 ans, Céline et moi passons des nuits blanches dans une pénombre doucement éclairée de bougies, l’encens brûle. Nous ne nous parlons pas : nous nous écrivons sur un bloc-notes à spirale à tour de rôle sans un mot, c’est la règle. A deux heures du matin, nous réchauffons les pâtes du soir et nous disons chaque fois : « c’est meilleur réchauffé ». Nous buvons du café pour ne pas que nos yeux se ferment, mais ils se ferment quand même.
    Je crois connaître tous ses secrets ; ce n’est pas vrai. Celui-là, je le saurai trop tard. Mais en 1985, en aurais-je été à la hauteur, petite sœur ?

     

     

     

     

     

     

     

     

    Illustration : Quaternité - 1973, Anselm Kiefer

  • On dirait tu fais le mort

    On dirait tu fais le mort
    On dirait tu bouges plus
    Tu respires plus
    On dirait tu louches légèrement
    Et tu ouvres la bouche
    Avec la langue qui pend
    On dirait tu as le bras tout mou
    Quand je le lève
    Et je le laisse tomber
    Non
    plutôt
    On dirait
    Ton bras est tout raide
    Tout dur
    Tout froid
    On dirait tu es immobile
    On dirait ton cœur bat plus
    On dirait
    Tu fais très bien le mort
    On dirait
    On s’embrasse plus
    On se caresse plus
    On dirait
    On se regarde plus
    On dirait tu peux plus m’énerver
    Quand tu trouves une autre fille
    intéressante
    On dirait tu fais le mort
    On dirait tu es immobile
    et ton odeur n’est plus là
    On dirait
    on va plus au cinéma
    tu râles plus contre les pigeons
    On dirait
    tu m’enlaces plus avant le café
    On dirait tu rigoles plus
    On dirait on se tient plus la main
    On dirait tant pis pour la mer
    tant pis pour les bateaux
    On dirait tu existes plus
    On dirait
    tu fais plus de rêves
    plus de cauchemars
    On dirait ton ventre gargouille plus
    contre mon oreille
    On dirait
    On dirait tu fais trop bien le mort

    Arrête.