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Je ne vois jamais les oiseaux manger le pain et boire l’eau que je laisse sur le rebord de la fenêtre de ma cuisine. Leur passage est uniquement signifié par l’absence des choses.
De même, qui sait à quel moment mes élèves se saisissent de ce que je laisse au bord, pour eux ?
A quel endroit précis s’acte l’ingestion, l’assimilation ? Sans doute quand nous sommes hors de portée les uns des autres, séparés depuis longtemps. Quand nous sommes devenus des disparus.
Mon premier spectacle vivant en tant que spectatrice a lieu dans l’unique salle d’un petit centre de loisir et de culture dans le quartier du Mont-Gaillard au Havre (devenu depuis « quartier prioritaire »). J’ai six ans et je suis assise au premier rang sur un coussin. La scène est figurée symboliquement car il n’y a pas d’estrade, pas de distance entre le public et les artistes. La chanteuse, une grande brune altière enveloppée dans une robe-fourreau rouge, prend lascivement la pose adossée à un beau piano noir.
Tandis que mes pairs commencent leur vie de spectateur en chantant "La Baleine bleue" en chœur avec Steve Waring ou "J’ai une maison pleine de fenêtres" avec Anne Sylvestre, j’entonne, pour ma part, joyeusement après les deux premières strophes de la chanson, le refrain :
Cette nuit, j’ai relié tous les grains de beauté de ton dos du bout de mon index et j’ai vu apparaitre la carte d’une île que je ne connaissais pas avec, au milieu, une malle au trésor que je n’ai pas osé ouvrir de peur de voir s’échapper des souvenirs qui ne me regardent pas.
Ne pas s’autoriser à recevoir avec la même gravité et la même profondeur la mélancolie émanant d’une chanson de ABBA et celle prenant sa source dans un texte de Verlaine, n’est-ce pas contraindre et borner inutilement sa sensibilité ?
Il y a assez de prisons au dehors ; bien fou qui crée ses propres chaines.
Je pousse ma cousine Armelle dans sa chaise roulante très vite dans les rayons de la galerie marchande d’un centre commercial. J’ai 12 ans et elle 13, mais elle se fout de son âge : elle aime les chansons de Sardou et de Nana Mouskouri et adore L’Ecole des fans de Jacques Martin. Comme elle est « lourdement handicapée », elle n’a pas le réflexe de déglutition, elle bave beaucoup, ne mange pas toute seule, ne marche pas toute seule, ne se lève pas, ne se tient pas droit, ne sait ni parler ni lire ni écrire. Elle fait ses besoins dans une couche et fout de grands coups pieds avec ses chaussures orthopédiques à tous ceux qui passent à sa portée quand elle est énervée. Elle crie très fort aussi, des éclats pareils à des cris de guerre de chef indien ; on nous chasse des restaurants quand on ne nous en interdit pas l’accès.
Dans ce marché « de la beauté et des loisirs » notre joie ne semble pas communicative. Les gens jettent sur Armelle des regards inquiets tandis qu’on avance hilares, moi poussant comme une folle sa chaise et elle, bouche grande ouverte avec tous ses doigts dedans, sa salive dégoulinante et son rire à faire stopper les escalators.
A Armelle, ma reine déglinguée en carrosse de métal.
Dans cet établissement, les agrégés ont une table de travail à l’écart en salle des professeurs, leur espace réservé à la cantine, leur titre affiché sur le casier avec la spécification " lettres modernes " ou " lettres classiques " (qui crée un autre système hiérarchique tacite). On les regarde de loin, avec une curiosité mêlée de déférence. On ne leur adresse la parole qu’en cas de nécessité extrême et certainement pas pour leur demander où est la salle D207 parce qu’on est nouvelle et que les dédales du bâtiment nous sont encore étrangers. Je l’apprendrai à mes dépens.
En tant que " maitre auxiliaire académique " fraichement débarquée, j’ai à peine l’autorisation d’inspirer le même air que mes collègues titrés. Ne témoigné-je d’ailleurs pas d’une grande effronterie en les nommant " collègues " puisque le terme laisserait entendre que nous sommes des égaux ? Ce qui n’est absolument pas le cas : la structuration socio-spatiale du lycée en est un signe probant.
J’apprends donc assez rapidement à m'adapter aux conventions liées à l'exercice de la communication au sein de l'équipe pédagogique : je baisse la tête quand je suis amenée à croiser l’une des créatures au hasard d’un couloir, je me retiens de parler de la pluie et du beau temps ou de plaisanter devant la machine à café pour ne pas passer pour une superficielle petite tête de linotte et je marche sur la pointe des pieds pour ne pas gêner les réunions de travail des hellénistes.
Un jour que je lis un ouvrage des Éditions de Minuit dans un fauteuil de l’espace réservé aux professeurs certifiés, moins réfractaires à se mêler à la populace des vacataires et autres rebuts de l’Éducation nationale, une "professeure agrégée de lettres classiques" se penche vers moi :
- Tiens, tu lis du Claude Simon, toi ?
Dans son regard une grande incrédulité superposée à une légère, une once, une minuscule, une imperceptible et fugace lueur de respect. Mais, elle se reprend vite. Et ne m'adresse plus une seule fois la parole sur la période de mes deux mois de remplacement.
- Tu dois marcher en ayant conscience de l’espace de ton corps, refais-le.
Je me concentre sur l’expression « l’espace de ton corps » et je traverse la salle pour la deuxième fois devant le groupe de profs inscrits à la formation : La conscience du corps et de la voix dans l’espace-classe.
- Tu n’as pas bien entendu. Je te demande de marcher « dans ton corps ». Traverse l’espace en étant « dans ton corps », tu comprends ? répète la comédienne quadra, bras croisés, sourire de traviole, ruban doré emmêlé dans une chevelure rouge et bouclée d’où jaillissent d’énormes boucles d’oreilles en plastique jaune.
Je recommence, docile, un pas devant l’autre, tentant de saisir les limites de mon corps dans l’espace, de l’espace de mon corps, de l’espace en dehors de mon corps, de mon corps traversant l’espace.
J’entends les bâillements d’un stagiaire à mon troisième passage.
- Non, décidément, tu ressembles à une enveloppe vide.
Je me demande si c’est parce qu’elle a été virée dès le premier tour du casting de la dernière pièce de Schiaretti au TNP ou si c’est parce qu’elle n’est pas arrivée à atteindre ses 507 heures ou si c’est parce que sa carrière de comédienne commence à se limiter à des formations en direction de fonctionnaires de l’Education nationale qu’elle me parle comme à une merde depuis le début du stage.
Elle traverse la pièce avec ses cheveux rouges et ses boucles jaunes, les bras le long du corps, les épaules basses, la tête droite :
- Vous voyez, c’est ça : « marcher dans son corps ».
Quentin, 16 ans, sait bien que les règles sont rouges et non bleues comme dans la pub, mais il est quand même un peu troublé de les découvrir sur la serviette périodique de son amoureuse lors du premier rapport sexuel. Il sait aussi que le clitoris est un organe essentiel du plaisir féminin (il a observé des schémas en coupe très détaillés), il se concentre donc pour l’atteindre et l’exciter avec application car il a conscience des ramifications nerveuses internes qui sont censées amener son amie à l’orgasme. Il s’applique à une caresse buccale car il sait que la variété des stimuli contribue à la montée du plaisir mais prend également soin de laisser sa partenaire prendre des initiatives car il veut que l’acte d’amour se déroule sur un plan d’égalité : les femmes ne sont pas des objets sexuels à manipuler comme des pantins dociles.
Malgré toute sa bonne volonté et les heures passées à écouter des émissions de radio féministes consacrées au plaisir féminin, Quentin se fait engueuler par Coralie car « il n’est pas à ce qu’il fait » et que « c’était mieux avec Joris qui, sait, lui, ce que c’est, une femme ». Quentin passe sa langue sur le coin de sa bouche qui a le goût métallique du sang menstruel.
Les gens, c’est pas moi. Les gens, c’est les autres. Mais, ça, les gens ne le savent pas. Ils pensent que c’est moi, Les Gens. C’est pourquoi ils disent : les gens sont tous des imbéciles ou bien les gens ne se rendent pas compte. Mais moi, je sais bien que les gens c’est eux, sans moi. On ne me la fait pas.
Pourquoi colore-t-on toutes les façades de la ville ? Des pastels arc-en-ciel ici et là, des escaliers peinturlurés alors qu’ils n’ont rien demandé à personne. Le street-art s’aseptise dans des commandes de municipalités. Bientôt plus un pan de mur vierge.
C’est le grand lifting général.
Aurait-on peur de l’aspect brut des choses ?
Craindrait-on de voir le vrai visage de la cité ?
J’aime ces murs décrépis, ces surfaces grises et ocres sur lesquelles les lézardes, les fissures, la mousse et la moisissure dessinent elles-mêmes leurs propres mandalas.