La déclaration
JE NE TE CONNAIS PAS MAIS JE T'AIME
inscrite sur un mur proche de l'hôpital de la Croix-Rousse m'apparait aussi obscène et importune que le serait une main aux fesses collée par un inconnu au coin d'une rue.
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La déclaration
JE NE TE CONNAIS PAS MAIS JE T'AIME
inscrite sur un mur proche de l'hôpital de la Croix-Rousse m'apparait aussi obscène et importune que le serait une main aux fesses collée par un inconnu au coin d'une rue.
Le néon de la cabine d'essayage H & M bégaie comme celui du sas d'attente d'un cabinet de radiologie
même rai blafard
même miroir sourd
mêmes seins penauds en sursis
L'expression "condition humaine" te semble, dans les circonstances, bien pompeuse
Tu repars avec un maillot de bain à peine essayé dont la couleur ne te plait pas
Tu prends le temps de chiquenauder l'ampoule clignotante
qui s'éteint d'un coup.
Un ami me raconte combien il est déconcerté d'apprendre que son ex, depuis leur séparation, s'est prise de passion pour la plongée sous-marine, elle qui était complètement phobique de l'eau.
Je ne sais que faire de cette confidence.
La jeune femme qui travaille dans la boucherie de mon quartier ressemble à Pénélope Cruz.
Enfin, non, pour être précise, elle n'y ressemble pas réellement, trait pour trait.
Elle a comme un début de menton un peu double, la forme des pommettes est sans doute moins gracieuse et sa blouse rose ne cache sûrement pas des courbes d'actrice espagnole (quoique ce soit difficile à dire).
Et, pourtant, elle a un vrai faux air de Cruz. Une intensité noire dans le regard. La courbe du sourcil peut-être. Quelque chose de sombre, de profond, de légèrement cerné. La paupière un peu lourde.
Un jour, ça doit être un peu plus flagrant que d'habitude, je le lui dis : Vous avez un faux air de Pénélope Cruz, vous.
Le boucher rit, plante sa hachette dans la viande et s'exclame : Ouais, mais le salaire en moins !
Pénélope lève les yeux au ciel : Et quoi d'autre avec les biftecks ?
Barnabé, non, laisse faire ta sœur, d'abord. C'est elle qui met la carte bleue dans le distributeur. Après, toi, tu composeras le numéro, d'accord ? Allez, Joséphine. Tu introduis la carte dans la fente, là. Oui, c'est bien.... Voilà... Ah non, tu l'as mise à l'envers, regarde, ça ne peut pas fonctionner. Ce n'est pas grave, mon cœur. Recommence, tu vas la remettre correctement. Attends, je te montre... comme ça... voilà. C'est TRÈS bien, Joséphine. Non, Barnabé, attends, ne pousse pas ta sœur, ça va bientôt être ton tour. Non, Barnabé, ce n'est PAS BIEN. Tu fais mal à ta sœur. NON. Si ça continue, tu ne composeras pas le numéro comme je te l'ai promis... J'attends que tu te calmes... j'attends.... j'attends. Tu es calme ? C'est bien, mon cœur. A présent, tu peux composer les chiffres de la carte. Je te les dis à l'oreille.... Oui... voilà... oui... TRÈS BIEN, Barnabé... oui... Ah non ! Oh, tu t'es trompé... ce n'est pas grave, on va recommencer... tu appuies sur le C, là. Bien. On recommence... Oui....bien... oui.. et... OUI ! BRAVO, Barnabé ! Tu as vu Joséphine comme ton frère est grand ? Non, Joséphine, c'est maman qui récupère la carte. Toi, tu peux prendre les billets... Oui, Joséphine, tu as été très grande toi aussi. Bravo Joséphine. Je suis fière de vous deux. Oui, mon cœur. Oui, mon cœur. Oui, moi aussi je t'aime. Oui, Barnabé, on y va.
La mère croix-roussienne n'en a absolument rien à foutre de ta tête de file d'attente à bout de patience, elle est bien trop occupée à fabriquer consciencieusement de grands névrosés à vie, en toute impunité.
Vont-ils aller se faire exploser en Syrie ou ailleurs, à l'adolescence ? On ne sait.
Quand elle est passée devant moi, engoncée dans une couverture de survie couleur or en guise de linceul, j'ai juste eu le temps de reconnaître son petit visage chiffonné. Je jurerais y avoir vu un sourire.
C'est comme si elle avait voulu me faire un dernier signe avant de quitter l'immeuble dans son pauvre bivouac branlant au bout de l'échelle des pompiers.
La semaine précédente, nous avions encore plaisanté sur le monsieur du quartier qui confie à qui veut l'entendre que le buraliste est cocu.
Les badauds du trottoir levaient la tête vers nous dans la lumière bleue clignotante du camion rouge.
Illustration : Anselm Kiefer, Der engel (1976-1978)
- Et, il est où ton argument pédagogique quand tu convaincs tes élèves de venir à une sortie théâtre à 20h en leur disant qu'il y a le meilleur kebab de Lyon à 20 mètres de la salle de spectacle ?
- Nulle part.
- C'est bien ce qu'il me semblait.
Fabienne,
Je dois te dire quelque chose.
J'ai un chat, tu ne le connais pas encore : il s'appelle Buster Keaton. Mais c'est trop long, alors on dit Buster.
Ce chat n'a pas très bonne réputation dans le quartier. Il ne tolère que les gens de son clan. Et, il choisit de manière très péremptoire qui a le droit d'entrer dans sa maison et qui doit rester sur le paillasson. Je ne sais pas s'il a une technique particulière mais le résultat est sans appel : il t'aime ou il ne t'aime pas. D'emblée. Et ça ne bouge plus. J'avoue que cela m'a mise dans des situations un peu difficiles vis-à-vis de gens que, moi, j'aime beaucoup.
Mais, en même temps, je ne peux pas vraiment le blâmer car je suis un peu comme lui. Qui a déteint sur qui, en dix années de vie commune ?
Toi, Fabienne, je t'ai aimée tout de suite, hier. C'est comme ça.
Je te présenterai bientôt Buster. Moi, je l'aime bien ce fichu chat.
Il m'est apparu progressivement de plus en plus troublant de constater que le packaging des produits d'entretien ménager finissait par ressembler à celui des produits cosmétiques haut de gamme.
Je résiste, pour ma part, de plus en plus péniblement à l'envie de m'enduire de gel vaisselle à l'aloe vera sous la douche, de me faire des gommages à la lessive en poudre bio, de me glisser dans un bain moussant de capsules nettoyantes citronnées, de m'envelopper du parfum orange-cannelle du désodorisant d'intérieur.
Plus récemment, j'ai remarqué avec inquiétude que les croquettes pour chat trois étoiles commencent elles aussi à me faire de l’œil au petit déjeuner au côté de mes céréales préférées...
Tu crois que ça peut arriver une fille rohmerienne qui s'éprendrait d'une leg press dans une salle de sport ?
Tu avais vraiment cru que tu possèderais à vie les couronnes dorées, les guirlandes argentées, les boules scintillantes, la flèche plantée crânement au sommet ? Qu'à tes pieds on n'en finirait de déposer offrandes et oboles et que le monde jetterait à jamais sur toi des regards extasiés ?
Personne ne t'avait dit que vient toujours le temps des sapins sur le trottoir ?
Les plus fortunés d'entre vous finissent par se consumer dans l'âtre de ceux qui vous portaient aux nues il y a peu...
Une très vieille dame, voûtée, un peu bossue, soutenue par deux coiffeuses du salon, car elle peine à se déplacer, est installée à côté de moi au bac.
J'aperçois les doigts déformés, noueux, arthrosés, la main veineuse et les tâches brunes qui forment des ilots inégaux sur la peau fine.
Elle demande une manucure avant le shampoing.
Après cela, ses ongles sont de petits boutons d'émail délicats, les plus jolis ongles que j'aie jamais vus de ma vie.
- Ça y est le chat. Il le refait.
- Quoi le chat ?
- Il vient se mettre entre nous deux juste maintenant. Et qu'est-ce qu'on est en train de faire ?
- On regarde un film ?
- Oui. Et quel film ?
- Hôtel des Amériques ?
- Un film avec CATHERINE DENEUVE. Il rapplique TOUJOURS quand on regarde un film avec Catherine Deneuve. T'as pas remarqué ?
- Maintenant que tu le dis...
- Ouais.
Grand rue de la Croix-Rousse, des pigeons à moignons s'affairent sur le trottoir et me toisent d'un œil farouche quand j'arrive à leur hauteur. J'ai envie de leur dire que moi non plus je n'aime pas particulièrement cette agitation humaine des jours autour de noël. Je me contente de leur transmettre un fist bump mental solidaire en passant.
Trois jours auparavant, une amie lui avait offert une fleur qui avait la particularité d'éclore superbement tout en dégageant une odeur pestilentielle.
Depuis, elle attendait avec une certaine appréhension teintée d'excitation l'avènement CONJOINT de la beauté et de la répulsion.
Moi, je pensais, jusqu'à aujourd'hui, que mes anciens élèves restaient à vie dans une espèce d'état immuable d'adolescence. Une nature d'élève permanente, en quelque sorte. En fait, non.
Ils travaillent, voyagent, vivent en Bulgarie, repartent pour le Cambodge et font leurs courses au super U croix-Rousse où ils ont 38 ans.
Je n'ai que faire de Johnny, sa musique ne m'inspire pas la nostalgie d'une quelconque époque de ma vie, mais ce matin, dans le bus, quand l'une de ses chansons est passée à la radio (même pas une bonne), j'ai sensiblement perçu qu'un fil invisible reliait chacun des inconnus de la ligne 2 à l'écoute de cet air. Nos pensées matinales et éparses convergèrent quelques minutes vers une même appréhension du moment. Ce n'était pas un instant de rien.
- Quel âge as-tu ?
- Combien de miroirs as-tu chez toi ?
- Tu aimes la pluie ?
Dans le bus C18, l'enfant de 8 ans questionne une jeune fille qui semble être sa baby-sitter. La maturité poétique de ses questions me surprend assez pour me sortir de ma lecture. Elle répond chaque fois avec grand sérieux.
Je suis un peu déçue quand je me rends compte, un peu plus tard, qu'ils jouent à ni oui ni non.
La première boutique dans laquelle j'entre à Aubenas, attirée par les tissus des robes et les sacs exposés en vitrine, est tenue par une lyonnaise croix-roussienne...
Table d'à côté, deux femmes : C'est vrai que les hommes ne verbalisent pas beaucoup.
Liste ambitieuse de résolutions à exécuter avant le nouvel an
Je jure de ne jamais dire à personne que j'ai réussi à faire chanter du Sardou en karaoké à une bande de communistes pas si saouls que cela.
Parfois, à la maison, je fais du pain juste pour que cela sente bon le pain quand ceux que j'aime sont de retour dans la maison.
Hier, j'ai croisé ma très vieille petite voisine du 6e étage. Elle s'est mise a pleurer en évoquant son mari mort il y a quelques mois. Elle n'imagine pas passer le nouvel an sans lui. Cette seule pensée la plonge dans un désarroi inconsolable. Quand la porte de l'ascenseur s'est refermée sur elle, j'avais son petit visage tragique et hagard planté dans la rétine.
Elle a eu le temps de répondre à ma question : combien de temps avez-vous vécu ensemble ?
- 50 ans.
Je me suis de nouveau dit que la passion amoureuse circonscrite dans le temps était vraiment un truc à la portée du premier imbécile venu. Un truc de petits joueurs du dimanche.
50 ans ou rien.
Le jour où son fils de 17 ans lui demanda l'appartement pour organiser une soirée
FONDUE SAVOYARDE-HIP HOP
elle sut que le fossé générationnel était irréductiblement infranchissable.
Alors, j'ai vu du ciel. J'ai entendu des oiseaux. J'ai senti arriver l'orage, les nuages avançaient très vite. J'ai senti l'air venteux pénétrer dans ma chambre. J'ai vu le vent s'engouffrer dans les branches des arbres et les affoler, sous ma fenêtre.
Allongée sur mon lit, adossée à mon coussin, je vois les trois derniers étages de l'immeuble d'en face. Je perçois les sons feutrés de ses appartements, les bruits des familles, le bruit des télévisions, le bruit des radios. Mais ce sont des bruits au loin. Ce ne sont pas des bruits gênants. Ce sont des bruits rassurants de vie de gens.
J'ai pensé à Fenêtre sur cour, j'ai pensé au Décalogue Tu ne seras pas luxurieux. Les fenêtres sont nombreuses, en face. Qui derrière ?
Car certains Croix-Roussiens, oui, semblent porter leurs enfants comme des accessoires de mode.
Trois de mes paires de chaussettes ont un trou la même semaine, je ne retrouve plus une seule petite cuillère dans le tiroir à couverts ou sur le séchoir à vaisselle, il n'y a plus d'encre rouge dans mon stylo Bic.
Le chat de la maison, allongé dans l'entrée sur un coussin portant l'inscription I love my cat, me regarde en coin. Je suis sûr qu'il mijote quelque chose.
Depuis quelques jours, ce qui est au mur, chez moi, se détache et tombe. Les posters, les tableaux, les photos et les cartes postales.
Mon appartement est certainement en état de mue.
Je suis curieuse de savoir quelle nouvelle peau il est en train de s'inventer. Mais, j'observe quand même avec inquiétude ma précieuse affiche de Johnny Cash. J'aimerais garder quelques traces de mon ancien intérieur...
A suivre.