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  • A un doigt de

    J’ai failli écrire un texte avec
    de très gros mots
    non mais vraiment
    vous n’imaginez pas
    très gros
    mais je me suis arrêtée à temps
    heureusement

    vous étiez à deux doigts de lire
    un truc avec
    je n’ose pas dire
    avec
    non
    vous allez dire
    la fille
    elle ose tout
    elle n’a peur de rien
    je me lance
    avec les mots
    j’ose
    avec les mots
    j’inspire profondément
    avec les mots

    âme
    éternité
    paix universelle
    monde meilleur
    justice

    je vous avais prévenu
    j’étais même à deux virgules
    de prendre
    en otage
    des victimes inconnues
    pour servir mon propos
    mais
    vous voyez
    je me suis ravisée
    à temps
    juste à temps

    encore un peu
    et j’étais vraiment
    à un doigt
    de me vautrer
    dans la crapulerie
    lyrique

  • La vraie

    Un matin dans la glace on découvre sa vraie gueule. Il faut alors se rendre à l’évidence, les gueules d’avant ce jour n’étaient que des ersatz, des essais. Celle-ci, qu’elle nous plaise ou non, est l’authentique. Et ce n’est généralement pas la tête de vingt ans : trop jolie, trop homogène, trop nette, en tout cas pas assez expressive pour figurer le visage officiel. Non, notre juste tête nous apparait généralement après quarante ans, parfois un peu plus tôt mais c’est rare. Voyez : Brad Pitt, par exemple, a trouvé son véritable visage après cinquante ans. Il était temps. Avant cela, la contemplation de ses traits symétriques, lisses, réguliers et monotones provoquait chez le spectateur bâillements et ennui profond. C’est parce que les angles accidentés, le poil blanc, les rides, les poches sous les yeux, le regard qui a vu, révèlent l’essence originale de l’être, sa complétude enfin atteinte.

     

    Ensuite, bien sûr, tout se délite très vite. La vraie gueule, et avec elle, les convictions, les certitudes, les résistances inutiles.
    Et le crâne hilare est bientôt recouvert de mousse végétale.

     

     

     

     

     

     

     

     

    Ilustration : Céline Papet, 2020.

  • la marieuse

    Dans le métro, je marie les gens, je forme des couples que je crée selon mes goûts. Je fiance les membres isolés de la voiture, je constitue des binômes harmonieux. Harmonieux selon mes critères, s’entend. Je n’apprécie pas ce qui va de soi, ce qui parait instantanément assorti.

     

    Les gens n’ont pas beaucoup d’imagination, ne savent pas nécessairement ce qui leur convient et se font de fausses idées sur leurs propres désirs. Ma mission est de les guider, de les aider à y voir plus clair dans leurs envies et à discerner le conditionnement social de la véritable aspiration intime. Je rends visibles les inaperçus, j’alliance les possibles non révélés, je marie les inattendus : l’étudiante aux Beaux-Arts et son carton à dessins avec le V.R.P. à la mallette noire, la secrétaire de direction en tailleur et talons avec la circassienne en parka kaki et dreadlocks, la vieille rentière au foulard Hermès avec le jeune travailleur précaire aux chaussures de sécurité. Je reçois chaque jour des lettres de reconnaissance de la part de couples de ma création qui louent mon audace et mon inventivité.

     

    Bien sûr, je dois continuer de parfaire mon art de l’assemblage. J’ai encore un peu de mal avec ceux qui lèchent leur propre reflet dans les vitres du wagon et s’avèrent réfractaires aux fiançailles avec un.e autre qu’eux-mêmes.

     

     

     

     

     

     

    Image : Fahrenheit 451, Truffaut, 1966.

  • système

    Le système anti-reflet de mes nouvelles lunettes de vue modifiera-t-il ma perception du réel ? Le dispositif anti-lumière bleue de mes nouvelles lunettes de vue aura-t-il un impact sur mon appréhension des événements terrestres ? Mes connexions neuronales s’en trouveront-elles affectées ? Connaîtrai-je alors des expériences sensorielles inédites ? Le vendeur-conseil en magasin m’a assuré que non. Peut-être subirai-je une légère modification de ma sensation des couleurs a-t-il avancé sans sourciller, comme si cette subtile transmutation de mon discernement des teintes du monde et des écrans était un détail sans conséquences sur mon schéma interne opérationnel, sur mon évolution psychique et, par ricochet, sur ma disposition à être au monde. Vraiment, il n’est pas étonnant que tout parte à vau-l’eau. Les gens ne se rendent pas compte.

  • Quai Claude-Bernard

    De retour dans les jardins de Lyon 2, sur les quais, département de lettres modernes et classiques. Rien n’a changé. Les hauts murs n’ont pas bougé, le grand arbre est toujours là, le parterre de fleurs est semblable à lui-même. Les jeunes filles de ma jeunesse n’ont pas quitté la pelouse, elles sont assises en cercle, discutent, fument, échangent des fiches de cours, plaisantent, mangent des sandwichs, se racontent des histoires de garçons, de profs. Sur les marches, un couple flirte. Deux jeunes hommes participent aux discussions sur l’herbe. Homosexuels, romantiques-écorchés-vifs-à-tendance-suicidaire comme l’étaient les quelques garçons inscrits en lettres dans les années quatre-vingt-dix ? Ou des malins qui se foutent bien de la littérature mais savent que l’amphi est presque exclusivement composé de filles. Ou de vrais passionnés qui, par conséquent, ne moisiront pas en fac de lettres, ils auront mieux à faire.
    Tout est à sa place en cette journée. Les mêmes visages, les mêmes mains passées dans les cheveux, les mêmes cigarettes aux lèvres, les mêmes rires de vingt ans. La scène a les couleurs d’un polaroid du passé sur lequel je serais la seule à avoir vieilli.

  • Chab le renard

    Chab le renard !
    s'exclame l'élève
    en cours d'E.P.S.
    au parc de Parilly
    en voyant
    grimper
    le long d'un tronc
    d'arbre
    (est-ce un chêne ?
    est-ce un platane ?)
    un joli
    écureuil.

  • Doudou

    Les élèves disent « Vous nous avez manqué, madame ». Oui, à n’en pas douter. Comme le doudou manque au petit chien qui jappe tout à sa joie de le retrouver, commence par lui faire un gros câlin, puis s’excite par palier, faisant alterner coups de langue et petites morsures, finit par le secouer avec une frénésie brute, neutralisé fermement par les maxillaires, et l’abandonne couvert de bave et loqueteux dans un coin de la pièce jusqu’aux prochaines retrouvailles.

  • Mon visage en terre glaise

    Mon visage en terre glaise est manipulé par des doigts inconnus qui préparent une grande farce.
    Ils ont dit : ferme les yeux, tu les rouvriras quand on te le dira, ne triche pas.
    A présent, je les sens qui pétrissent l’argile, qui malaxent la matière, la tirent vers le bas, tentent des effets, se ravisent, pressent mes paupières, creusent, creusent des rigoles, des fosses dans le terrain mou, enfoncent leurs phalanges jointes dans mes deux joues, façonnent, créent des accidents, taillent au ciseau des tranchées partant de la base de mes narines à ma bouche, incisent le front, le menton, plissent le cou, modèlent le tout sans trêve avec un enthousiasme sauvage.
    Le travail dure si longtemps que je m’endors. Ils sont partis. Je ne sais pas si j’ai le droit d’ouvrir les yeux. Je ne sais pas si le travail est achevé, si la blague a pris fin ou s’ils font une pause déjeuner. Peut-être faut-il que mon nouveau visage sèche avant d’être regardé. Je préfère ne pas les contrarier. J’attends.