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Enfance & adolescence - Page 2

  • Le France

    J’aime bien quand mon père fume à la maison. Il pose sa Gitane sans filtre dans le trou du cendrier et la fumée blanche sort par la cheminée rouge et noire du paquebot Le France. Je stationne au-dessus du bateau en émail, je hume et je tousse.
    Mais ce n’est pas grave, parce que dans les années 1970, tout le monde tousse joyeusement, partout et tout le temps. Dans les maisons, dans les voitures, dans les bistrots, dans les restaurants, dans les salles d’attente et les bureaux, dans les trains, dans les métros et les bus.
    La cigarette est une grande sœur, un personnage central de nos vies.
    On fume dans les salles de cinéma et sur les écrans de cinéma. Dans les films de Claude Sautet : quand Rosalie apporte les whiskies lors de la partie de poker de César, quand Pierre roule comme un fou, cigarette à la bouche, sur la route qui l’éloigne d’Hélène, quand Reggiani la clope au bec en bout de table se fait engueuler par Piccoli dans la scène du gigot de Vincent, François, Paul et les autres.
    A l’épicerie du coin, mes copines et moi achetons des cigarettes au chocolat Jacquot sur lesquelles nous tirons avec application dans la cour de récréation sous le regard complice des maîtresses d'école.

  • Du côté de chez Swann

     

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    On oublie
    Hier est si loin d’aujourd’hui
    Mais il m’arrive souvent
    De rêver encore à l’adolescent
    Que je ne suis plus

    Mon cousin Laurent glisse un disque dans la fente du mange-disque orange sans m’en montrer la pochette. Les premières notes me font sourire. C’est l’une de nos chansons préférées.

    Nous sommes dans la chambre jaune de la maison de mes grands-parents à Douai, celle qui jouxte la chambre de ma tante Domitilde, de dix ans notre aînée à qui nous avons l'habitude d'emprunter ses 45 tours de chanteurs populaires des années 70.

    Je n'ose pas trop le regarder. Il a beaucoup changé depuis notre dernière rencontre. La chimiothérapie qui est censée agir sur son cancer a fait tomber ses beaux cheveux qui n'apparaissent plus que par touffes éparses sur son crâne. L'absence de sourcils et de cils lui font une tête bizarre. J'essaye de rappeler à moi son autre visage, perdu sous celui-ci, les joues pleines, la longue frange blonde qui tombait sur ses paupières quelques mois auparavant, la coupe au bol qui encadrait son beau visage d'enfant en parfaite santé.

    Aujourd’hui, il est d’une extrême pâleur et la rondeur de ses joues a disparu, comme aspirée de l'intérieur. Je lance quelques regards furtifs vers lui, gênée de ma gêne, fascinée malgré moi par les signes de la métamorphose morbide du visage et du corps, par l'amaigrissement dû à la maladie.

    Lui, rit, plaisante comme avant. Il me semble alors plus âgé que moi qui suis d'un an son aînée. Il a, en peu de temps, été gagné par cette maturité des enfants qui sont confrontés à une grave maladie et qui en ont conçu une conscience supérieure de la tragédie à venir.

    La dernière phrase dont je me souviens est Je t’aime. Il m'aime, il me quitte. Je ne le sais pas à cet instant. Je ne sais pas encore qu’on peut mourir à 10 ans.

    Laurent, la chambre jaune, Dave.

    Hiver 1981.

    J’irai bien refaire un tour du côté de chez Swann
    Revoir mon premier amour qui me donnait rendez-vous
    Sous le chêne
    Et se laissait embrasser sur la joue

     

     

  • A nos amours.

    J'enfile mes Clarks, caresse mon chat Bacchus, repunaise l'affiche de La Boum. La veille, j'ai vu au cinéma A nos amours de Pialat. Suzanne m'initie précocement au sentiment de mélancolie. Je pressens avec elle que cet état n'est pas celui du regret d'un temps révolu, comme l'est la nostalgie, mais le regret d'un temps qui n'existe pas et n'existera sans doute pas. Je ne sais pas encore si c'est un poids en plus ou en moins à déposer dans mon sac US. Je vais louper le car scolaire. On verra ça plus tard.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Image extraite du film A nos amours, Pialat, 1983

  • Distributeur

    Barnabé, non, laisse faire ta sœur, d'abord. C'est elle qui met la carte bleue dans le distributeur. Après, toi, tu composeras le numéro, d'accord ? Allez, Joséphine. Tu introduis la carte dans la fente, là. Oui, c'est bien.... Voilà... Ah non, tu l'as mise à l'envers, regarde, ça ne peut pas fonctionner. Ce n'est pas grave, mon cœur. Recommence, tu vas la remettre correctement. Attends, je te montre... comme ça... voilà. C'est TRÈS bien, Joséphine. Non, Barnabé, attends, ne pousse pas ta sœur, ça va bientôt être ton tour. Non, Barnabé, ce n'est PAS BIEN. Tu fais mal à ta sœur. NON. Si ça continue, tu ne composeras pas le numéro comme je te l'ai promis... J'attends que tu te calmes... j'attends.... j'attends. Tu es calme ? C'est bien, mon cœur. A présent, tu peux composer les chiffres de la carte. Je te les dis à l'oreille.... Oui... voilà... oui... TRÈS BIEN, Barnabé... oui... Ah non ! Oh, tu t'es trompé... ce n'est pas grave, on va recommencer... tu appuies sur le C, là. Bien. On recommence... Oui....bien... oui.. et... OUI ! BRAVO, Barnabé ! Tu as vu Joséphine comme ton frère est grand ? Non, Joséphine, c'est maman qui récupère la carte. Toi, tu peux prendre les billets... Oui, Joséphine, tu as été très grande toi aussi. Bravo Joséphine. Je suis fière de vous deux. Oui, mon cœur. Oui, mon cœur. Oui, moi aussi je t'aime. Oui, Barnabé, on y va.

    La mère croix-roussienne n'en a absolument rien à foutre de ta tête de file d'attente à bout de patience, elle est bien trop occupée à fabriquer consciencieusement de grands névrosés à vie, en toute impunité.


    Vont-ils aller se faire exploser en Syrie ou ailleurs, à l'adolescence ? On ne sait.

  • Courageuse

    Quand tu étais enfant, tu faisais le cochon pendu à cinq mètres au-dessus du sol de gravier dans des cages à écureuil, de vraies structures de la mort. Tu glissais sur des toboggans géants qui manquaient de t'éjecter à chaque bosse. Tu grimpais dans des arbres grands comme des baobabs et tu te balançais de branche en branche, tout en haut. Tu partais dans la mer, accroupie dans de petits bateaux gonflables incertains, et tu ramais avec les mains, super loin de la plage.

     

    Entre cinq et douze ans, tu t'en souviens, tu as été courageuse.

     

  • Les Communistes

    Un jour, à Saint-Jouin-Bruneval, village normand proche du Havre dans lequel nous sommes surnommés « Les  Communistes », la maman d’une fillette de mon âge vient annoncer à ma mère que sa fille Katia a lu avec moi et chez nous des « livres pornographiques », qu’elle en a parlé à table et en paraissait très choquée. Ma mère, interloquée s’interroge (se demandant, un instant, si mon père ne dissimule pas des revues érotiques sous le matelas). Je dois me résigner à aller chercher les objets obscènes et licencieux : des bd de Lauzier, M. Veyron, Bretecher et quelques Hara-Kiri devant lesquels nous avons gloussé durant quelques minutes cachées derrière le canapé deux jours auparavant.

    La maman de Katia demande expressément que ces livres soient hors d’atteinte et de vue quand la petite viendra chez nous, menaçant ma mère de ne plus autoriser sa fille à se rendre dans notre famille si cette condition n’est pas respectée.

    « Votre fille ne viendra donc plus chez nous, car je me refuse à toute censure littéraire et artistique dans ma maison »

    Le lendemain, dans le village, notre dénomination clanique s’est enrichie de l'épithète "dépravés".

  • Le goût des larmes dans les raviolis.

    8 ans. Ma mère me demande ce que je faisais enfermée dans ma chambre tout à l'heure avec Patricia Mésanger la petite voisine d'à côté, pourquoi je ne voulais pas ouvrir. Depuis dix minutes, je baisse la tête sur mes raviolis que je ne parviens pas à avaler. Ils sont froids à présent. Je ne veux pas dire à ma mère qu'on s'amusait à faire l'amour dans mon lit superposé, sur la couchette du haut. On mimait ce que l'on pense être l'acte sexuel, on jouait à l'homme et à la femme. Ça nous amusait et nous excitait en même temps. Je ne veux pas le dire car j'ai honte sans savoir exactement de quoi je dois avoir honte. Je fixe à présent la citrouille éventrée sur l'affiche punaisée au-dessus de la table de la cuisine, une reproduction de nature morte. Je fixe les pépins et la chair orange. Mon regard va de la citrouille aux raviolis. Je ne veux pas croiser le regard de ma mère.

    Elle insiste.

    Je finis par dire que c'est Patricia qui voulait jouer à faire l'amour.

    Ma mère me dit que c'est mal, qu'il ne faut plus recommencer.

    Le lendemain, sur le chemin de l'école je dis à Patricia qu'elle ne doit plus me demander de faire cela que c'est mal et que je ne le referai plus jamais. Elle me répond très justement que c'était mon idée.

     

  • fondue hip hop

    Le  jour où son fils de 17 ans lui demanda l'appartement pour organiser une soirée

    FONDUE SAVOYARDE-HIP HOP

    elle sut que le fossé générationnel était irréductiblement infranchissable.

     

  • Mer agitée

    "La météo marine sur France Inter, c’est un petit bulletin d’information écrit dans la langue énigmatique des marins, qui mine de rien, est entré dans l’imaginaire d’un grand nombre de personnes" (France Culture, A l'écoute de la météo marine).

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  • Alliance

    L'été 1986, en Auvergne, vers Brioude, au camping de la Villette,  je me suis baignée dans l'Allier avec ma soeur, mon père et ma mère comme de nombreux étés. 

    J'ai nagé dans l'eau fraîche un moment, puis je suis revenue sur la rive. Je me suis alors rendu compte que j'avais perdu l'alliance de ma mère, qui était à mon annulaire droit. Un gros anneau d'argent qu'elle m'avait prêtée (comme elle me prêta, plus tard, une bague de fiançailles à pierre mauve que je perdis de nouveau).

    Je n'osais pas avouer tout de suite cette perte à mes parents.  Je tentais, dans un premier temps de retourner à l'eau seule pour fouiller le fond vaseux et pierreux , mais la quête me parut rapidement absurde et vaine.

    Mon père était furieux, d'abord contre ma mère qui m'avait confié l'anneau de mariage, puis contre moi et ma négligence fautive.

    Nous l'avons cherché, un temps, à quatre, nous avons soulevé les pierres, parcouru plusieurs fois le court chemin qui liait notre emplacement à la rivière, ce fut inutile.

    La rivière m'avait volé ma bague.

    Dans la famille, les alliances des femmes sont avalées par les herbes et les eaux.