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  • Papi-chocolat

    Deux-trois choses que je sais de lui.

    1. Je l’appelais papi-chocolat parce qu’il était boulanger-pâtissier à Corbehem et qu’on repartait toujours avec des tablettes de chocolat au lait quand on passait à la boulangerie. J’aimais l’odeur du pétrin et du four à pain. Parfois, je roulais des croissants que j’enfournais moi-même avec la grande pelle.
    2. Il faisait de la sérigraphie et de la photographie. Il a gagné les premiers prix de concours dans les années 60-70 pour des images de mines en friche, de terres désolées du Nord et de gueules de coron. Plus tard, il emmenait des jeunes femmes dans sa cave transformée en atelier pour les prendre en photo toutes nues. A cette époque, les brunes et les blondes avaient toutes la même coiffure, une coupe à la Stone. Mon cousin Laurent s’était exclamé en voyant l’un de ces portraits nus : C'est maman ! – Mais non, avait ri papi, ta maman ne pose pas pour moi, voyons ! Moi, je m’inquiétais pour elles car je craignais qu’elles ne prennent froid : c’était aussi l’endroit où mamie conservait ses confitures au frais.
    3. Il portait toujours sur lui un peigne en corne qu’il sortait régulièrement de la poche arrière de son pantalon pour replacer sa mèche. Il me faisait un clin d’œil et disait : Y a pas à dire, je suis beau.
    4. Il avait été un temps franc-maçon puis s’était fait virer parce que finalement c’était tous des cons. J’ai longtemps cru que ces gens faisaient partie d’une communauté de maçons intègres et je ne comprenais pas pourquoi papi-chocolat s’était disputé avec d’honnêtes ouvriers. « C’est à cause de sa trop grande gueule » m’avait-on expliqué plus tard. Je n’en sus pas plus.
    5. Il jouait du saxo et de la clarinette.
    6. C’était un anar de droite, lecteur de Céline et de Nabe. Ses sérigraphies étaient antiaméricanistes, antisocialistes, anticonsuméristes. Un peu anti-tout vu que le monde ne donnait à voir qu’"un spectacle affligeant de médiocrité et de mauvais goût sans fin".
    7. Quand il est mort, je suis allée rendre ses derniers emprunts à la bibliothèque municipale de Douai : La Nouvelle extrême-droite de C.Bourseiller, Full metal Jacket et Le Déclin de l’Empire américain.

    - Il y a une amende pour retard, m’a dit la bibliothécaire

    - Je lui ferai savoir, ai-je répondu.

    Il m’a donné un petit coup de coude dans les côtes et m’a lancé un dernier clin d’œil en se recoiffant.

  • Invasions barbares

    Hier on m’a annoncé l’invasion de l’Ukraine par la Russie
    Hier on m’a annoncé une invasion barbare dans le corps de mon chat
    Sous la forme d’une tumeur des vaisseaux sanguins
    Lui ne le sait pas
    Il dort alangui de tout son long
    Aux rayons du soleil de midi
    Aussi préoccupé de la guerre
    Qu’il l’est de son cancer du sang
    Il ronfle doucement
    Combien de temps encore
    1 an ?
    6 mois ?
    Il cherche de tout son corps de chat
    La meilleure position pour profiter de la chaleur hivernale
    C’est son unique quête
    Son seul projet présent et à venir
    Trouver le lieu le plus douillet
    S’abandonner à la plus parfaite indolence
    Comme le font tous les chats depuis le début des chats
    Ses cellules peuvent bien faire ce qu’elles veulent pendant ce temps-là
    Et les invasions barbares de tous les temps hurler à la victoire

  • le paysan du coin

    le touriste dit au paysan du coin

    que sa femme a des aïeux dans le hameau

    une arrière-grand-tante et de lointains cousins

    qu’il pense acheter dans la région

    pour un retour à l’essentiel

    pour un retour aux sources

    pour enfin côtoyer de vrais gens

    authentiques

    étrangers aux intérêts urbains

    et aux polémiques stériles

    le touriste explique au paysan du coin

    comment s’occuper de sa terre

    comment labourer son champ

    comment créer une coopérative

    comment développer une agriculture biologique

    qui respecte les hommes et l’environnement

    et protège les générations futures

     

    il va pleuvoir, je rentre

    dit le paysan du coin

    au touriste qui lève la tête

    sur un ciel bleu

    que rien

    jusqu'au soir

    ne viendra perturber

     

  • Les gens ne se rendent pas compte

    Pour le commander : https://editions-leclosjouve.org/all_page.asp?page=62&article=187

     

    A bientôt !

     

     

     

     

  • L'ennui

    Chacun de nous se désennuie comme il peut. Lui en collectionnant des boutons de manchette, elle en rédigeant une thèse sur les éléments linguistiques de la cohérence textuelle, lui en photographiant des graines germées, elle en écrivant des poèmes sur la mort. Les hommes et les femmes préhistoriques eux-mêmes, une fois accomplis les gestes vitaux, s’adonnaient à des pratiques diverses pour chasser le cafard : art pariétal, fabrication de percussions, chant et flute, collection d’os et de griffes de smilodon. L’ennui n’est donc pas un problème en soi. Le hic, depuis les origines, vient du côté de ceux qui pour se désennuyer cherchent querelle à leur voisin. Ils sont nombreux. Mais pires encore sont ceux qui nous assomment de leurs fats discours. 

      A ceux-là, nous avons envie de dire, avec la Marquise du Deffand : Mes chers, « contentez-vous de vous ennuyer, abstenez-vous d'ennuyer les autres ». L’une des paroles les plus sages jamais prononcées sur cette terre et que feraient bien de méditer nombre de nos contemporains.

  • Zébulon

    L’homme se dévisse la tête pour regarder la fille assise derrière sa femme, son cou s’allonge comme le corps de Zébulon dans le manège enchanté, penche en alternance à droite à gauche, pour voir la fille dans le dos de sa femme. L’homme se fout de ce que la femme raconte et elle se fout de ne pas être écoutée, elle continue de produire une logorrhée sans fin, les mots accrochés les uns aux autres, sans pause, sans attente de réponse ou d’assentiment. Le cou de l’homme s’étire tant et si bien qu’il va finir par s’enrouler autour du corps des clients du café qui passent à côté de la table, la femme continue de parler, l’homme continue de ne pas écouter, une absence mutuelle à l’autre vécue sans drame, une habitude de vie commune solitaire, deux corps juxtaposés comme deux phrases sans lien logique.

    La fille quitte le bar, le cou de l’homme reprend une forme normale, il est surpris de se retrouver devant sa femme qu’il avait oubliée :

     

    - Tu m’as posé une question ?

     

    - Non.

     

     

     

    Photo d'une oeuvre de Céline Cléron

  • Du rififi en forêt


    - Chérie ! Qu’est-ce que c’est que cette horreur ?

    - Quelle horreur ?

    - Ça !

    - Ah, ça ! Un être humain empaillé. Foxine Renard en a acheté un la semaine dernière. Je l’ai vu lors de notre réunion des Carnassières Libertaires. Un superbe ouvrage. Elle a choisi une femelle européenne. Pour l’anniversaire de son aîné.

    - Tu parles d’un cadeau… Et nous, on a quoi là ?

    - Un mâle asiatique. J’ai longtemps hésité, mais j’ai pensé que celui-là irait bien à côté de la cheminée. Tu vois, à côté de la griffe de ton grand-père.

    - Mais, ça va faire peur aux enfants !

    - Tu rigoles ? Au contraire, les enfants vont A-DO-RER. D’ailleurs, je pensais organiser une sortie pédagogique chez un taxidermiste pour les petits quadrupèdes de la forêt.

    - Hein ?

    - Ils verront toutes les étapes, de la conservation à l’empaillage. Et c’est en lien direct avec le cours de Cycle 3 sur Les domaines naturels & Les domaines techniques.

    - C’est encore une idée de la folle Renard, ça ?

    - Et voilà ! Tu détestes mes copines !

    - La semaine dernière, c’était quoi ? De la peau d’humain en guise de descente de lit !

    - C’est distingué.

    - Tu parles ! C’est moche, c’est lisse, ça glisse et c’est froid. Y a même pas de poils !

    - C’est pas de leur faute, aux humains…

    - Mais, eux, quand ils achètent notre fourrure, c’est parce que c’est doux et chaud et beau ! Tu comprends le concept ?

    - Pfff, ce que tu es vieux jeu… Les concepts, c’est fait pour être bousculé !

    - Je te jure que si tu me ramènes une tête décorative pour noël, je demande le divorce.

    - Justement, je voulais te…

    - JE M’EN VAIS !

    - Nounours... Reviens ! NOUNOURS !!

     

     

     

     

    Photo : Elise Mansot