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Les Hautes herbes.

 

Je suis allongée dans les hautes herbes. C’est ainsi que les enfants du village nomment la parcelle de champs sur laquelle rien ne pousse qu’une herbe sauvage et haute qui ne laisse entrevoir que nos têtes quand nous sommes debout ou que nous courons. Je suis couchée, dos plaqué contre les hautes herbes, et je sais que la trace de mon corps y restera quelque temps visible lorsque je me relèverai et que je la regarderai. Je me demande combien il faudra de temps au temps pour la faire disparaître. Je pense aussi que, si je ferme les yeux et que je me concentre, je pourrai faire disparaitre mon corps dans la terre. Je pense que, si je me concentre, je pourrai faire disparaitre une partie de l’histoire, une partie de l’histoire pourrait finir par s’évanouir comme la trace du corps enfantin dans les hautes herbes. A cet instant, j’imagine que le seul endroit sur terre qui peut me protéger du monde est cette terre, ce champ avec, au-dessus, les gros nuages blancs et plus loin le calvaire sur le chemin.

 

La veille, je jette mon vélo devant la croix de Jésus Christ plantée sur une vieille pierre, après mon retour de l’école, et j’improvise une supplique maladroite ne sachant pas exactement ce que c’est que prier ni ce que c’est que Jésus mais me souvenant vaguement qu’il est peut-être dans le pouvoir d’une croix en bois et d’un roc de me venir en aide. Ca ne fonctionne pas, je ne dois pas savoir bien faire car, ce jour, de nouveau, les enfants me suivent à la sortie du car scolaire qui nous dépose à l’entrée du village. Je les entends parler à voix basse derrière moi, j’essaie de deviner leur nombre, je ne sais pas si je dois accélérer ou marcher normalement, mon corps déjà se prépare à s’anesthésier durant le temps que dureront les coups, mon esprit déjà se prépare à s’anesthésier durant le temps que dureront les invectives et les insultes. J’y parviens un peu, à force. L’esprit devient sourd, le corps devient gourd.

 

Je sais que la trace finit par s’effacer et que le lendemain le champ reprend sa forme originelle, je sais que toute chose, toute sensation est circonscrite dans le temps.

 

Sur le petit corps fluet les coups s’abattent après qu’on l’a fait se déséquilibrer puis tomber à terre par un croche-pied. Combien de temps ? Je reste allongée sur le trottoir après ça. Ca vient, la douleur. Je pense aux hautes herbes, parce que là je suis à découvert, à l’entrée du Lotissement. Je pense que si ma mère ou mon père rentrent du travail en voiture, ils me verront allongée là et je devrai parler. Je pense qu’ils auraient beaucoup de peine à m’entendre. C’est pourquoi chaque soir je dis oui tout va bien oui j’ai eu un bonne note en français oui j’ai eu un rôle dans la pièce du collège Le Malade imaginaire non le prof de math n’est pas revenu oui j’ai bien avancé mon exposé sur l’Odyssée. Puis, je ferme la porte de ma chambre et je soulève ma jupe, je baisse mon collant de laine pour voir les marques de la douleur et elles sont là, avec leur variation de couleurs selon la maturité de l’ecchymose, jaunes, vertes, bleues, violettes presque noires. Depuis trois semaines je demande à mes parents de ne pas venir dans la salle de bain quand j’y suis. Ils obéissent. C’est l’âge. Dans la glace, je peux contempler le tableau animé et changeant auquel s’ajoute la dimension du tourment moral et de la douleur physique. Je me dis qu’il est facile de tromper ses parents. Je suis surprise qu’ils ne voient pas, qu’ils ne se doutent pas. Je suis étonnée qu’ils continuent à vivre comme avant. Je suis étonnée que le chaos en moi qui dévaste ma tête et mon corps, de jour en jour, ne soit pas perceptible à l’extérieur. Je suis étonnée que la désolation gémissante de tout mon être ne se rende pas visible à leurs yeux. Je suis étonnée que la peur viscérale qui glace chaque milligramme de mon sang ne se répande pas dans le sang même de mes parents. Je ne comprends pas comment ma mère peut continuer de brosser mes longs cheveux et les natter sans percevoir que chaque cheveu est tenu par un crâne dépossédé de lui.

 

Je ne te fais mal avec la brosse, ça ne tire pas trop ? Non non. Tu as l’air triste, ça va ? Oui oui. J’ai juste un peu mal à la tête, je vais me reposer.

 

Je suis allongée dans les hautes herbes. Je ne sais pas quelle heure il peut être. Il n’y a pas de réverbère sur la route qui mène du champ à la maison, il commence à faire sombre. Je me lève et je traverse le champ en suivant le chemin tracé à l’aller par les herbes courbées sur mon passage.

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