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  • play-list

    Hier, dans le métro, j’écoutais une chanson dans mon casque, une chanson extraite de ma play-list « post journée de travail » et soudain, j’ai tout compris. Je veux dire, j’ai tout compris à la chanson que j’étais en train d’écouter. Tout compris comme s’il s’agissait d’une chanson en français alors qu’il s’agissait d’une chanson en anglais. Le texte m’est arrivé limpide, clair, comme en traduction simultanée, comme si mon cerveau faisait totale abstraction de l’obstacle de la langue. D’habitude, comme beaucoup de monde, je saisis deux-trois phrases, je comprends le refrain quand il est simple et la mélodie fait le reste. Mais là, tout était différent. Pendant quelques minutes, j’ai vraiment entendu la chanson pour la première fois. Elle n’avait rien d’exceptionnel, ses paroles étaient un peu bêtes comme le sont souvent les paroles des chansons pop mais je les voyais nettement défiler en synchrone dans mon cerveau. Comme quand on appuie sur la touche « traduction » sous un clip sur youtube, les erreurs grossières en moins. Trois minutes. Puis retour à la normale. Ma play-list, des chansons anglo-saxonnes et américaines qui se suivent et que j’appréhende approximativement. Comme avant.

     

    Woman I can hardly express My … emotions … After all, I'm forever in …

     

    Trois minutes d’éveil. Puis plus rien. Il parait que ça se passe souvent comme ça et que le plus dur, ensuite, est de ne rien attendre.

  • CLAP CLAP

    Mon père est une pourriture. Ils sont là à l’acclamer, à le féliciter, bravo monsieur, quel sang-froid, on était à deux doigts de, mon dieu mon dieu, mais moi, je sais, c’est juste une grosse enflure merdique. Je l’ai vu courir dans l’eau, je l’ai vu plonger, je l’ai vu ramener la gamine sur le bord de la plage et exécuter les gestes de premiers secours, je l’ai vu faire le bouche à bouche et le massage cardiaque mais ça ne change rien. Je sais qui il est. Ça y est, elle revient à elle la débile, elle recrache l’eau de mer, elle tousse comme une dératée. Elle vomit, maintenant. Ses parents sont heureux, la mère pleure, le père est soulagé même si piteux de pas avoir sauvé lui-même sa fille, il répète en boucle « sans vous, sans vous » et moi, je te dis mon pote, sans lui ma vie serait une fête, sans lui, je serais première de la classe, première en danse aquatique, première en joie et insouciance. Ce mec passe son temps à sauver des vies et à bousiller la mienne. Ce sont ses deux missions sur terre. Je ne sais pas laquelle il met le plus de cœur à accomplir. Monsieur « humanitaire », monsieur « médecin du monde », monsieur « Amnesty international ». Monsieur sale dégueulasse. Et Madame, sale hypocrite. A côté. Avec son air attendri et son regard mouillé de basset. Comme si elle ne savait pas, elle, ce que c’est vraiment que son mari.

     

    – Loulou, va chercher mon téléphone, je vais prendre une photo de papa.

     

    – Va le chercher toi-même.

     

    – Toujours aussi aimable, même en vacances, sur une plage paradisiaque.

     

    – Ouais, même à côté d’une presque noyée, t’as raison.

     

    Elle ne m’écoute pas. Pour quoi faire ? Elle fouille dans son cabas d’été Lancel à la recherche de son portable, qu’elle finit par trouver après en avoir éjecté crème solaire, portefeuille et étui de lunettes de soleil. Elle va photographier son mari qui pose maintenant avec la petite encore complètement sonnée dans ses bras comme si c’était un trophée de pêche. Qu’est-ce qu’elle compte faire de cette photo ? La mettre sur le compte Instagram du salaud afin de montrer combien même pendant ses vacances son mari ne cesse pas d’être le héros que la nation connait ? J’en profite pour piquer cinquante euros dans son portefeuille pendant que mon brave papa refuse tout net les rétributions que la famille de la choquée lui propose…

     

    Je sais qu’il en profitera, d’une façon ou d’une autre. Monsieur est un sacré joueur, il sait qu’il peut gagner plus en ne précipitant rien.

     

    Par exemple, la mère de la gamine… Elle ne demande que ça, de se donner au grand sauveteur.  

     

    Mon père rigole. Il s’apprête à en sortir une bien bonne :

     

    – Dans l’immédiat, si vous voulez me récompenser, nous faire plaisir à moi et à ma famille, à ma fille Loulou…

     

    Il montre le vendeur de donuts qui tire sa petite remorque sur le sable mouillé :

     

    – Ça va vous coûter cher. Ça va vous coûter cher en chouchous pour nos filles. La vôtre, la mienne, elles ont bien besoin de sucré pour faire passer tout ça.

     

    Cinq minutes plus tard, nous en avons tous pleins les doigts et les dents. La vie reprend ses droits puisqu’on peut à nouveau se bâfrer. La gamine réchappée avale ses cacahouètes à une vitesse dingue. Manquerait plus qu’elle s’étouffe et que mon père doive la sauver une seconde fois ! Maman commence à regarder l’autre mère d’une drôle de façon. La mer radote. Marre de voir toujours le même film où des gens (qu’on n’a pas envie de plaindre) se font rouler par des types comme mon père.

     

    Je mets mon casque pour ne plus les entendre. Mon père gesticule et la mère de l’ex-noyée rit comme si rien n’avait eu lieu, comme si sa fille chérie n’avait pas failli y passer quelques minutes auparavant. Il a ce don-là, créer des ambiances, faire bouger le décor, capter les regards. Tous les regards. Même l’autre mâle est hilare. Il n’est pas au bout de ses émotions. Je peux déjà lui dire comment va se terminer sa journée. Mais il n’y verra certainement que du feu. L’Autre est très fort pour ça aussi. Maman qui connait tout ça par cœur part nager. Elle fait des efforts pour faire bonne figure en public. C’est un marché entre eux. Elle sourit, elle participe à la com’, elle joue la femme comblée et il fait le virement mensuel sur le compte en banque. Voilà, c’est aussi simple que ça. Combien vaut la photo du sauvetage postée en direct sur Instagram et Tweeter tout à l’heure ? Peut-être un petit bonus pour ses prochaines Louboutin ? Ils font la paire et personne n’est à plaindre. Des parents en chiffon. Des militants de pacotille. Plutôt me flinguer que de bosser un jour dans l’humanitaire. Ras le bol des colloques à l’International, des voyages autour du monde, des plages "paradisiaques"…  

     

    Des parents parfaitement bilingues, trilingues… Dans mon casque, des gros mots en anglais. Du bon rap bien lourd. La question que je voudrais leur poser : c’est quoi, la différence entre « beach » et « bitch », au niveau de la prononciation ? Comment dit-on « aujourd’hui, je vais jouer sur la salope » ou « la salope est pleine de gamins qui se noient l’après-midi » ou « maman regagne la salope à la nage » ?

     

    J’ai de plus en plus chaud. Ça brûle à l’intérieur, à l’extérieur… Appelez-ça comme vous voulez, « insolation », « mauvais trip »…

     

    Ma mère nous rejoint après avoir enchaîné quelques mouvements de crawl. Elle me fait signe d’enlever mes écouteurs pour me dire que je suis « rouge ». Plus petite, « j’attrapais des couleurs ». Maintenant, apparemment, je n’en chope plus qu’une.

     

    Je cours vers l’eau, mon casque encore sur les oreilles.